Valeurs Actuelles, no. 3861 - Jeudi, 25 novembre 2010, p. 48
Europe. Après la Grèce, l'Irlande cherche à sauver ses banques, sans aliéner son indépendance. L'Union est au défi de sauver l'euro sans tuer l'Irlande.
Combien leur faudra-t-il ? 10, 20, 40, 80, 100 milliards d'euros ? Une mission d'experts de la communauté européenne et du Fonds monétaire international (FMI) a débarqué à Dublin la semaine dernière pour évaluer la situation. Les Irlandais sont atterrés. Encore dans le peloton de tête en Europe pour le PIB par habitant l'an dernier, devant la France et l'Allemagne, le «tigre celtique» en est aujourd'hui réduit à accepter l'aide internationale pour sauver ses banques. Une humiliation ! Pas tant pour les difficultés à venir - l'histoire de l'Irlande est remplie d'événements bien plus tragiques - que pour l'obligation de s'en remettre à l'étranger pour décider de ses propres affaires. Même les Anglais et les Suédois sont disposés à intervenir par des prêts bilatéraux.
«Vous devriez avoir honte de nous avoir réduits à cette extrémité », lance le leader travailliste au gouvernement de centre droit. Moins d'un siècle après les Pâques sanglantes de Dublin qui, en 1916, avaient donné le signal de la guerre d'indépendance, l'Irlande est contrainte d'accepter la main tendue de l'Angleterre, de soumettre son budget et d'ouvrir ses livres aux contrôleurs de Washington et de Bruxelles.
À la différence des Grecs, le gouvernement irlandais ne voulait pas de l'aide internationale car il savait que le fonds mis en place au printemps dernier en Europe impliquait des contreparties et une perte temporaire de souveraineté. La coalition de droite au pouvoir est fragile. Ce 25 novembre, ont lieu des élections partielles qui pourraient lui faire perdre la majorité. Or, l'opinion irlandaise ne badine pas avec l'indépendance.
Les Irlandais avaient d'abord commencé par dire non aux référendums sur les traités de Nice et de Lisbonne et le gouvernement avait dû à chaque fois organiser une nouvelle consultation assortie de garanties supplémentaires sur la neutralité du pays et sa souveraineté pour obtenir un oui. Cette fois, il tenait à tout prix à éviter de revenir devant les électeurs après avoir livré l'Irlande pieds et poings liés aux exigences du FMI et de l'Europe.
A contrario, les Européens, notamment les Allemands, qui avaient tellement traîné des pieds dans le cas de la Grèce, ont fait pression sur l'Irlande pour qu'elle accepte une aide. Pression appuyée en particulier par Londres, Madrid et Lisbonne, et par Washington. Personne n'avait intérêt à ce que l'Irlande poursuive sa chute, ni le gouvernement irlandais ni ses partenaires occidentaux. Les banques anglaises et allemandes sont les plus engagées sur les concours aux banques irlandaises : plus de 45 milliards d'euros pour chacune. Leur faillite aurait entraîné un risque de rechute outre-Manche et outre-Rhin.
Quant à la Banque centrale européenne, elle assure le refinancement des banques irlandaises qui ne trouvent plus aucun prêteur privé depuis le début novembre, à un taux dérisoire. La BCE est au bout de ses possibilités sauf à créer des quantités de monnaie qui compromettraient l'équilibre de son bilan et ses objectifs de lutte contre l'inflation.
Un insoutenable déficit de 32 % du PIB
Surtout, la perspective d'un défaut de paiement de l'Irlande commence, par contagion, à ébranler les maillons les plus faibles de l'euro : le Portugal a vu ses taux d'intérêt bondir tandis que les doutes grimpent sur l'Espagne, voire sur l'Italie. Les banques françaises, beaucoup plus engagées sur leurs consoeurs d'Europe du Sud que sur l'Irlande, redoutent un nouveau choc systémique.
Avec l'Irlande, comme avec la Grèce, se rejoue le sort de la monnaie européenne confrontée à ses contradictions : une seule et même devise pour des pays à forte croissance et des pays à faible croissance, un seul taux d'intérêt très bas pour des économies en surchauffe et d'autres en léthargie. Grâce aux taux d'intérêt très bas, les Irlandais ont été incités à investir massivement dans l'immobilier. Une bulle spéculative s'est démesurément gonflée au point que les prix dans le centre de Dublin ont atteint ceux des Champs-Élysées.
Forts de ce quintuplement du prix de l'immobilier en dix ans, les Irlandais n'ont pas hésité à s'endetter pour acheter plusieurs maisons, comptant sur une valorisation sans fin de leurs biens pour rembourser. Les banques irlandaises, grâce à une réglementation laxiste, se sont développées dans la spéculation sur les marchés au-delà de ce qu'aurait dû permettre leur faible capitalisation, devenant de gigantesques hedge funds disproportionnés par rapport à la taille réelle de l'économie irlandaise (moins de 2 % du PIB de la zone euro pour 4,4 millions d'habitants).
La crise des subprimes a obligé le gouvernement irlandais à venir au secours de ses banques, transformant de la dette privée en dette publique. Face à la détérioration récente de la situation, le déficit de ce petit pays, il y a peu encore en excédent, atteignait 32 % de son produit intérieur brut. Une situation insoutenable sur le long terme, comparable à celle de l'Islande l'an dernier. Avec une différence toutefois : pas question de dévaluer pour se rétablir, l'Irlande étant membre de la zone euro.
Comment sauver le premier ministre irlandais Brian Cowen (PHOTO) et, surtout, comment tirer l'euro de cette nouvelle tourmente ? Les Américains, qui font tout pour maintenir un dollar bas dans leur bras de fer commercial avec la Chine, n'ont aucun intérêt à voir surgir un nouveau front en Europe avec un euro qui s'effondrerait. D'où les appels pressants de leur secrétaire au Trésor, Timothy Geithner, pour inciter l'Irlande à accepter une aide européenne. L'Allemagne a bâti toute sa supériorité économique sur un euro fort, héritier du deutsche Mark fort. Elle ne veut pas non plus d'une nouvelle secousse monétaire.
L'un et l'autre ne sont pas pour rien dans les problèmes de l'Irlande. La Fed, en décidant d'injecter 600 milliards de dollars de plus d'ici à l'été prochain dans l'économie américaine, en rachetant des obligations d'État, fournit des liquidités à tous ceux qui veulent spéculer contre l'euro. Quand la chancelière allemande Angela Merkel a voulu subordonner à la participation des investisseurs privés le futur dispositif européen de sauvetage des pays surendettés, destiné à succéder à l'actuel en mai 2013, elle a semé la panique auprès des souscripteurs d'emprunts irlandais et ibériques.
Les Irlandais estiment de leur côté avoir déjà fait de lourds sacrifices pour rétablir la situation depuis que la crise a éclaté en 2007. À la différence des Grecs, ils n'ont pas dissimulé leurs difficultés. Pour rétablir l'équilibre budgétaire, les fonctionnaires ont dû accepter jusqu'à 15 % de réduction de traitement depuis 2008, avec l'aval des syndicats. Le budget de l'Ir lande prévoit 6 milliards d'euros d'économies en 2011 et 15 milliards d'ici à 2014, sur un total de 50 milliards. C'est pourquoi, jusqu'à dimanche dernier, Dublin prétendait ne pas avoir besoin d'aide.
Les grandes banques, comme l'Anglo-Irish Bank, ont en revanche menti sur leurs provisions. En dépit d'apports de capitaux et de privatisations partielles, elles ont encore besoin d'au moins 50 milliards pour être assainies. En bonne gestion libérale, elles devraient être liquidées et leurs actifs vendus. Mais aucun établissement bancaire européen ne se portera candidat à leur reprise en l'absence de garanties de passif, lesquelles ne peuvent venir que du gouvernement. Il n'en a plus les moyens. Brian Cowen aurait bien vu la BCE continuer à financer les banques irlandaises à 1% plutôt que d'avoir recours à une aide européenne qui devrait coûter 5,5 %.
Depuis son entrée dans le Marché commun et la zone euro, l'Irlande avait réussi à renverser complètement une situation qui paraissait désespérée : une bonne utilisation des subventions européennes et une fiscalité ultra-compétitive ont attiré chez elle les Américains qui y ont vu une tête de pont pour la conquête des marchés de la zone euro.
Le pays a développé une industrie de pointe. Dublin est devenu un centre financier international, « un Singapour sans gratte-ciel », disait-on il y a encore quelques mois. Sa croissance rapide lui avait valu cette dénomination de «tigre celtique». Traditionnellement pays d'émi gration, l'Irlande est devenue un pays d'accueil. Des Irlandais d'Amérique et d'Australie sont revenus et une main-d'oeuvre qualifiée de l'Est de l'Europe est arrivée : 280 000 ressortissants des nouveaux venus dans l'Union travail lent en Irlande.
La crise issue d'Amérique a mis un point d'arrêt au «miracle irlandais». Des usines ont fermé, le chômage a bondi à 14%, les flux migratoires se sont inversés et la croissance a fait place à la récession : moins 7% en 2009, moins 1,4% cette année... Comment peut-elle repartir ?
Le patronat irlandais estime que l'économie a encore des bases solides. La balance commerciale de l'Irlande était encore excédentaire de plus de 20 milliards d'euros au premier semestre Encore ne faudrait-il pas que, soucieux de satisfaire aux demandes pressantes de la France et de l'Allemagne, le gouvernement irlandais change les règles du jeu en matière d'impôt sur les sociétés. Il est aujourd'hui à 12,5 % contre plus de 30 % en Europe continentale. Les exigences de l'Europe en matière de réduction des dépenses ne doivent pas conduire le malade irlandais à mourir guéri. Déjà, la réduction de près de 30 % des dépenses en quatre ans paraît un défi insoutenable.
Peut-on croire que l'Allemagne et la France appellent leurs propres contribuables à soutenir l'Irlande pour que celle-ci continue à consentir à ses entreprises un régime fiscal d'exception ? que l'on puisse se montrer laxiste avec un pays qui affiche un déficit en pourcentage dix fois plus élevé que le critère exigé par le traité de Maastricht ? Les experts devront trouver très vite la solution pour montrer au monde que l'euro est une protection et non un handicap et qu'il est n'est pas voué à disparaître dans les affres de crises d'endettement à répétition.
Au bout du compte, c'est l'épargne chinoise que le fonds de stabilisation européen devra convaincre pour emprunter les fonds nécessaires au sauvetage de l'Irlande. L'Europe devra donc encore une fois faire la preuve de sa cohésion.
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