Mauriac, faux secrets, vrai mystère
Joseph Macé-Scaron
Les trente dernières années du grand écrivain. Nobélisé, équivoque, captivant.
On a étudié, tenté de cerner la personnalité et l'oeuvre de Mauriac sous toutes les coutures. Rarement on a pu en prendre la mesure de manière aussi éclairante que le fait Jean-Luc Barré dans sa Biographie intime *, sans doute parce que celle-ci est aussi une biographie intellectuelle. Pouvait-il en être autrement de la part d'un écrivain qui n'a jamais tenu de journal intime, au sens où Gide ou Samuel Pepys le firent ? Et, cependant, toute l'oeuvre de Mauriac est à prendre comme une autobiographie puisqu'on ne parle jamais que de soi.
Les lecteurs du premier tome de cette somme avaient laissé le jeune écrivain bordelais ballotté entre des courants contradictoires où la grâce était encore bien tremblotante. Ils étaient - pour certains - accourus après le vrai-faux outing.
Ce tome II s'ouvre par la débâcle de 1940. Nous retrouvons le romancier qui sera bientôt accablé, dénoncé, menacé par les plumitifs qui se déchaîneront contre lui "jusqu'au bout de la nuit allemande". Dans cette épreuve, Mauriac tient bon, comme ces pins landais dont le vent venu de l'océan fait certes craquer les cimes mais qui résistent.
Que pèse l'univers romanesque mauriacien face aux abîmes insondables d'une barbarie totalitaire qui, de l'Allemagne nazie à la Russie soviétique, n'a cessé de gagner du terrain ? Thérèse Desqueyroux : combien de divisions pour tous ces personnages qui souffrent de la privation amère du monde ? Plus tard, dans son allocution pour le Nobel, le lauréat dira de sa voix de feutre déchiré : "Toutes mes créatures ne croient peut-être pas que Dieu est vivant, mais elles ont toutes conscience qu'une part de leur être connaît le mal et pourrait ne pas le connaître." Tout est dit ici et résonne comme un testament, car, au fond, ce ne sont pas les systèmes concentrationnaires qui auront eu raison de l'"immense espérance", mais le monde moderne. Quinze ans à peine après la mort du grand écrivain, Geneviève Brisac pouvait écrire dans un article du Monde des livres à propos du Baiser au lépreux, ou du Noeud de vipères que ces oeuvres-là relevaient désormais d'"une rhétorique de la grâce et de la perdition qui nous est devenue une langue étrangère". Comme nous est étranger le chemin parcouru par Mauriac pour passer d'une conception du péché héritée de l'enfance et de la province, où dominent prohibitions et règles, pour une vue mystique de l'existence en Dieu.
Reste donc le bretteur du Bloc-notes. Quel combattant ! Reprendre les trente dernières années de Mauriac revient à relire le récit de l'histoire politique et culturelle de cette époque. Pas un mouvement, pas une convulsion qui échappe à ce drôle de paroissien qui, "bien qu'auréolé de tous les succès et paré de toutes les consécrations et épris d'un confort bourgeois dont il jouit sans retenue, n'en continue pas moins de semer le trouble autour de lui [...] et de cultiver sa part d'équivoque avec une malice provocante...".
La grande affaire de cette époque aurait pu être la rencontre Mauriac-de Gaulle. Mais ce fut, au fond, un rendez-vous raté. Non, la grande affaire furent les duels avec ses amis, parmi lesquels Cocteau. Ces deux-là se sont tant aimés puis haïs. Quels coups portés ! L'empoignade entre ces maîtres atteignit des sommets en décembre 1951 après la générale de Bacchus, la dernière pièce de Cocteau. Le romancier quitta la salle avec fracas. Le lendemain matin, dans le Figaro, il l'accusa de céder à la mode intellectuelle du moment de la mort de Dieu. Portrait de Cocteau en opportuniste : "Cette idée est dans l'air, et tu as passé ta vie à attraper des courants d'air." La réplique de l'artiste est tout aussi cinglante : "Je t'accuse, puisque tu me répètes sans cesse que tu es un vieil enfant, de n'avoir conservé de l'enfance que sa cruauté sournoise [...]. Je t'accuse de ne voir que l'ignoble dans notre monde et de limiter la noblesse à un autre monde qui nous échappe parce que son code est impénétrable..." Trois ans plus tard, Mauriac, souligne Jean-Luc Barré, adresse à Cocteau son dernier roman, l'Agneau, avec cette dédicace : "De la part d'un ennemi qui t'aime". Un romancier brûle toujours de trahir : soit ses secrets, soit ses amis. Mauriac avait choisi de garder ses secrets. Vaine entreprise.
* François Mauriac, biographie intime, 1940-1970, tome II, de Jean-Luc Barré, Fayard, 528 p., 26 €.
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