A l'occasion de la parution du volume des "Cahiers de l'Herne" qui lui est consacré, le philosophe et académicien revient pour "Marianne" sur sa trajectoire singulière, aux frontières de la philosophie et des sciences, entre France et Amérique. Explications.
Marianne : La parution du volume des Cahiers de l'Herne qui vous est consacré est l'occasion de faire retour sur votre trajectoire intellectuelle. Un des fils rouges de vos travaux semble avoir été votre ambition de dépasser la coupure des sciences humaines et des sciences dures. Cette entreprise a-t-elle porté ses fruits ?
Michel Serres : La coupure entre sciences humaines et sciences dures est en réalité un phénomène très récent. Ne vous y trompez pas : il y a un peu plus d'un siècle, elle n'avait pas encore pris forme. Et un philosophe comme Bergson était encore averti de toute la science de son temps. Les sciences humaines ont changé la donne. D'apparence plus abordables que les sciences "dures", elles devaient conduire les philosophes à s'adresser beaucoup plus à leurs pairs et aux différents spécialistes de sociologie, de psychologie ou d'histoire qu'à leurs collègues physiciens ou chimistes. Ajoutez à cela qu'au XXe siècle toutes les sciences ont fait leur révolution, rendant ainsi désuets la plupart des enseignements de la philosophie qui n'avaient pas su tenir compte de leurs évolutions. L'épistémologie de nombre d'entre eux était assez rudimentaire et datée, et ne tenait par exemple aucun compte des avancées produites par un savant comme Jacques Monod... J'ai choisi pour ma part très tôt la voie inverse - le dialogue continu avec la nouveauté scientifique -, au risque de situer mon travail dans une anticipation permanente, qui limite forcément sa réception, en France tout au moins.
Que voulez-vous dire ?
M.S. : En 1970, quand j'ai publié Hermès, j'anticipais le passage d'une société de production, dominée par la figure mythique de Prométhée, à une société de consommation, dont la figure tutélaire est Hermes Angelos, le dieu de la Communication. Je me condamnais ainsi, ipso facto, à être à l'écart du débat qui faisait rage alors entre marxistes et antimarxistes, au sujet des enjeux de production.
Il y a trente ans, vous aviez déjà compris qu'Hermès allait modifier en profondeur les conditions de production de la pensée ?
M.S. : En tout cas, j'en avais une forte intuition. Dans Hom inescence, en 2001, j'ai analysé la façon dont, par son corps et la mort, l'homme est en train de changer le rapport à soi, par l'agriculture et le climat, ses relations au monde, et par les communications, son entretien avec les autres. J'analysais aussi dans ce livre les trois grandes révolutions - celle de l'écriture, celle de l'imprimerie et celle de l'ordinateur -, à chacune desquelles a correspondu un statut du savoir différent. L'émergence de l'écriture a été contemporaine à l'invention de la géométrie. A la naissance de l'imprimerie, la physique mathématique a été inventée, et maintenant, grâce à l'informatique, les savoirs circulent à pleine vitesse sur l'ensemble de la planète. Vous savez, d'ailleurs... eh bien, le premier cours que j'ai prononcé à l'Ecole normale supérieure portait sur la notion de nouveau. Depuis ce jour, je m'avise que je n'ai fait, au fond, que de développer d'incessantes variations sur ce thème. Quand il a inventé l'idée de changement de paradigme, Bergson ne s'est pas borné à baptiser un concept, il a véritablement hâté le basculement d'une époque à une autre. Sommes-nous encore capables d'un tel geste ? Les débats contemporains sont toujours organisés autour de thèmes déjà explorés. C'est l'éternel retour du même et des mêmes. Comme la plupart des nouveautés arrivent sur des pattes de colombe, nous ne les voyons pas et sommes incapables de les discerner.
Vous enseignez une bonne partie de l'année aux Etats-Unis. Que vous apporte l'expérience américaine ?
M.S. : A l'heure où les nouvelles technologies apportent un indéniable élargissement mental, pour un professeur ou pour un chercheur, la question n'est nullement où il enseigne. La question est plutôt de savoir comment il doit enseigner en Afrique du Sud, en Asie, au Japon ou au Canada... On n'enseigne pas au Pérou comme on peut le faire au Mexique ou en Chine. Tout l'enjeu de mon expérience américaine a été de savoir sous quelles conditions un professeur peut être de son temps. Désormais, sur tous les points du globe, on n'enseigne plus qu'à des publics mélangés. L'enseignement à Stanford m'a confirmé dans l'urgence d'approfondir la question du nouveau : la question des mathématiques nouvelles, des sciences nouvelles, et plus largement des ruptures contemporaines, décisives et encore peu commentées : les fameuses "crevasses" des trente dernières années, qui nous ont fait passer insensiblement d'un "paradigme" à un autre, pour reprendre l'expression chère à Bergson et à Thomas Kuhn.
Dans le Temps des crises, vous avez synthétisé vos réflexions sur ces ruptures ; mais comment pouvez-vous, d'un côté, raisonner "à froid" sur le temps des crises, et célébrer, dans Biogée (Editions-Dialogues.fr), votre nouveau livre, une forme de communion quasi animiste avec la nature ?
M.S. : Est-ce si contradictoire ? Non, je ne le crois vraiment pas ! Nous vivons après tout depuis quelques décennies un bouleversement radical de notre être au monde : l'augmentation fabuleuse de l'espérance de vie a déchaîné un véritable tremblement de terre dans la société. D'où la nécessité d'inventer - et de penser - une nouvelle façon d'habiter le monde : c'est justement la tâche à laquelle s'attelle Biogée. Nous sommes désormais passés sur l'autre lèvre de la crevasse formée dans les années 70, mais nous nous obstinons à l'ignorer. Pourtant, cette nouvelle étape a une caractéristique décisive : le nombre des choses qui dépendent de nous n'a fait que croître, mais nous dépendons aussi désormais des choses qui dépendent de nous.
C'est paradoxal, non ?
M.S. : C'est la définition même de notre situation : dans notre propre maîtrise, nous dépendons aussi des résultats de notre propre maîtrise.
Quelles sont les conséquences de cette dépendance en miroir ?
M.S. : Elles m'apparaissent incalculables, dans des domaines aussi variés que ceux de la médecine ou de la physique atomique. Sans parler de l'économie, et des leçons frappantes de la crise financière !
Sous l'influence de la pensée d'Heidegger, nombre d'intellectuels envisagent le devenir de l'humanité comme celui d'un déracinement mondial. Cette grille d'analyse vous est étrangère...
M.S. : Le mot latin pagus, d'où sont dérivés les mots de "paysan", "païen" et "paix", désignait à l'origine le carré labouré. Le paysan était nommé ainsi car il labourait le pagus, et il était désigné comme païen, car c'est dans son lopin de terre qu'étaient inhumés ses ascendants. Le christianisme, en inaugurant un nouveau rapport à la terre, a donné un coup d'envoi à ce que les heideggériens nomment le "déracinement", sans voir que celui-ci a déjà plus de 2 000 ans d'âge au moins ! Vous voyez à quel point ils sont à côté de la plaque... Quant aux voyages, ils sont pratiqués par Homo sapiens depuis près de cent mille ans, et le mélange des cultures est, lui, une vieille, très vieille histoire... Les mélanges culinaires aussi, d'ailleurs. La nouveauté n'est décidément pas dans ce prétendu "déracinement".
Elle réside où, alors ?
M.S. : Avec mon téléphone portable, qui contient une messagerie e-mail, c'est l'idée traditionnelle que nous nous faisons de la domiciliation et de l'adresse qui est chamboulée. Les adresses traditionnelles se réfèrent à une géométrie cartésienne, précédemment inaugurée par Euclide. A ces adresses traditionnelles, cet appareil en ajoute deux autres - un code à 10 chiffres et une adresse mail qui permettent à tout habitant du globe d'avoir accès à moi. Ce téléphone, autrement dit, me fournit un "triple accès" : je peux accéder à n'importe qui, à n'importe quel moment, où que je me trouve ; je peux accéder à n'importe quelle information et, ensuite, à n'importe quel lieu du globe. Cela équivaut donc à un changement fondamental d'espace : nous sommes sortis de l'espace euclidien référé à des objets pour ne plus nous mouvoir que dans un espace topologique, de voisinage. Mais qui tire les conséquences d'une nouveauté aussi radicale ?
Cette entrée dans un nouvel espace change-t-elle le contenu même de l'idée d'humanité ?
M.S : Bien sûr, et nous en avons chaque jour une abondance de preuves matérielles et chiffrées. Songez qu'il existe désormais un réseau mondial de sociabilité - Facebook - qui compte 600 millions de membres : soit près d'un humain sur 10... Y a-t-il jamais eu, dans l'histoire, des réunions à plusieurs centaines de millions de personnes ? Cette situation appelle sans doute de notre part une nouvelle monadologie.
Propos recueillis par Alexis Lacroix
SES RÉFÉRENCES
Jacques Monod (1910-1976) est un biologiste et biochimiste français de l'Institut Pasteur de Paris, lauréat en 1965 du prix Nobel de physiologie ou de médecine, avec François Jacob et André Lwoff, pour ses travaux en génétique. Son livre, le Hasard et la nécessité, a eu un très fort retentissement. Jacques Monod y expliquait : "L'ancienne alliance est rompue ; l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'univers, d'où il a émergé par hasard."
Thomas S. Kuhn (1922-1996) est un philosophe et historien des sciences américain. Il s'est principalement intéressé aux structures des groupes scientifiques et à leur dynamique. Il a développé la thèse d'une science progressant de manière discontinue, par ruptures, au gré de révolutions scientifiques.
Euclide (vers 325 av. J.-C. - vers 265 av. J.-C. à Alexandrie) est un mathématicien de la Grèce antique ayant probablement vécu en Afrique, auteur des Eléments, considéré comme l'un des textes fondateurs des mathématiques modernes.
© 2010 Marianne. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire