jeudi 25 novembre 2010

Grèce, les fraudeurs encaissent


L'Express, no. 3099 - monde reportage grèce, mercredi, 24 novembre 2010, p. 60-62,64

Alors qu'Athènes conduit un sévère plan d'austérité, l'amélioration de la collecte des impôts et la lutte contre l'évasion fiscale sont devenues la priorité n°1. Pas facile, pourtant, de mettre fin à une véritable culture de l'impunité.

Nous sommes les commandos du fisc." Ioannis Kapeleris est, depuis janvier 2010, le patron de la Brigade de lutte contre le crime fiscal (SDOE). Un service jusqu'alors somnolent que ce jeune grand-père - 50 ans tout juste - s'emploie à réveiller. En dix mois, il a remplacé 400 des 1 300 fonctionnaires qui le composaient, instauré de nouvelles méthodes de travail et fait rentrer 3,6 millions d'euros dans les caisses de l'Etat. Soit plus du double qu'en 2009. Son PC : un vaste bureau aux larges baies vitrées, au cinquième étage d'un immeuble moderne, sur la route du Pirée. Sa cible préférée : les professions libérales. Au printemps dernier, il n'a pas hésité à communiquer à la presse une liste de 150 médecins du quartier huppé de Kolonaki avec leurs initiales, et le montant figurant sur leurs déclarations de revenus. Pour confondre les fraudeurs, ses services traquent tout particulièrement les signes extérieurs de richesse : résidences secondaires, piscines, grosses cylindrées, bateaux de plaisance... Ils épluchent aussi les comptes en banque. D'une pile de dossiers posée sur sa table de travail, entre ses six téléphones et le cendrier qui déborde, Kapeleris extirpe une fiche, puis une autre. Celui-ci, qui n'avoue que 130 000 euros de revenus annuels, 1,2 million d'euros sur son compte en banque ; celui-là détient 6 millions, pour un revenu déclaré de 200 000 euros.

La brigade traite principalement les dossiers qui lui sont transmis par les centres des impôts. Mais elle peut aussi déclencher ses propres enquêtes. Cet été, deux équipes se sont relayées sur Internet pour répertorier les villas de luxe - 23 000 - dont les loyers n'avaient jamais été déclarés. La comptabilité de plusieurs boîtes de nuit a été épluchée. Et 70 établissements ont écopé d'une mesure de fermeture temporaire. Dernière initiative de ce haut fonctionnaire de choc : le contrôle des bateaux. Toutes les embarcations de plus de 10 mètres, quel que soit leur pavillon, qu'elles soient déclarées comme bateaux de plaisance ou pas, devraient recevoir la visite d'un inspecteur de la SDOE dans les prochains mois. Il s'agit de débusquer les propriétaires grecs qui se cachent derrière les pavillons étrangers. Et surtout les plaisanciers qui se font passer pour des professionnels (marins-pêcheurs et skippers) afin de profiter des multiples avantages de ce statut.

800 bateaux "professionnels" seraient des yachts luxueux

C'est Theodoros Floratos, un ancien douanier moustachu, qui est responsable de ce programme. Il estime que la moitié des bateaux de plaisance sont en infraction. Et que "800 des 1 400 bateaux professionnels" sont en réalité des yachts luxueux. Manque à gagner pour l'Etat : entre 500 000 et 15 millions d'euros par embarcation ! "Notre objectif est bien sûr de faire rentrer de l'argent dans les caisses de l'Etat, mais aussi de faire passer un message. Nous voulons montrer à l'opinion que tout le monde devra payer, pas seulement les salariés et les retraités. C'est à ce prix que nous gagnerons la bataille de la crédibilité", souligne Ioannis Kapeleris.

L'évasion fiscale, véritable sport national

Encore faudrait-il que les résultats soient au rendez-vous. Car les opérations coups de poing de la SDOE sont un peu l'arbre qui cache la forêt. Si la Grèce a réussi à réduire son déficit, ces derniers mois, c'est surtout, grâce aux coupes claires dans les dépenses d'investissement, les salaires et les retraites des fonctionnaires. Lorsque le Fonds monétaire international (FMI) et l'Union européenne lui ont octroyé un prêt, au printemps dernier, alors que le pays était au bord de la banqueroute, Athènes s'était engagé à augmenter ses recettes publiques de 13,7 % avant la fin de l'année. La hausse, en réalité, ne devrait pas dépasser 4 %. La récession, qui frappe durement le pays, explique en partie que l'argent ne rentre pas. Mais pas seulement. L'évasion fiscale, véritable sport national, représenterait 30 % du produit intérieur brut, les arriérés d'impôts impayés pendant les dix dernières années, quelque 35 milliards d'euros. Moins de 5 000 Grecs, sur une population de 11 millions d'habitants, déclarent des revenus annuels supérieurs à 100 000 euros ! "La crédibilité du programme grec repose essentiellement sur la réduction de la fraude fiscale et la collecte des impôts", peut-on lire dans le rapport publié en septembre par le FMI. Une délégation de l'organisation et de l'Union européenne séjourne d'ailleurs à Athènes afin d'examiner les comptes avant que ne soit débloquée, en décembre, la troisième tranche de l'emprunt consenti en mai dernier.

Mais comment faire, avec une administration fiscale aux méthodes vétustes et largement gangrenée par la corruption ? Le système des fakelaki (enveloppes) reste ici très répandu. "Il faut d'urgence réorganiser le service de collecte des impôts", souligne l'économiste Dimitri Vayanos, professeur à la London School of Economics.

Dimitris Georgakopoulos ne dit pas autre chose. Secrétaire général des affaires fiscales auprès du ministre des Finances, c'est lui qui est chargé de mettre en musique la nouvelle politique fiscale. "Le problème principal, c'est le fonctionnement des centres des impôts, admet-il. Nous sommes en train de réorganiser nos services, mais cela va prendre du temps. D'ores et déjà, la totalité des 300 directeurs de centres ont été mutés. Nous avons aussi renforcé la surveillance. Nous organisons tous les mois une réunion avec les directeurs des 24 centres les plus importants - ils collectent au total 70 % des impôts - pour faire le point avec eux." En principe, le traitement des déclarations de revenus de 2010, l'an prochain, devrait gagner en efficacité. Une loi, adoptée au mois d'avril dernier, prévoit la prise en compte systématique des éléments du train de vie pour les professions non salariées. De nouveaux outils informatiques permettront de croiser les fichiers et de rationaliser les procédures tout en limitant les occasions de contacts directs entre contrôleurs et contribuables. "On va tout regarder, assure Dimitris Georgakopoulos : voitures, villas, frais de scolarité des enfants, personnel de maison, piscines... Il y aura des barèmes qui seront appliqués automatiquement."

En attendant, pour faire rentrer de l'argent dans les caisses, le gouvernement a fait voter il y a quelques semaines une amnistie fiscale. Offerte aux entreprises et aux professionnels, la pereossi, ou "transaction finale", permet, en échange d'une contribution forfaitaire, de faire effacer ses arriérés. Beaucoup de Grecs voient, non sans raison, dans ce dispositif, un cadeau aux plus gros fraudeurs. Cette décision très controversée est aussi un constat d'impuissance : le nombre de dossiers en souffrance depuis une dizaine d'années dépasserait les 2 millions et demi. Un retard impossible à rattraper. "Economiquement, c'est une mauvaise décision, de surcroît injuste. Mais le gouvernement n'avait pas le choix, il lui fallait récupérer de l'argent avant la fin de l'année", souligne Dimitri Vayanos.

La faiblesse de l'Etat a permis à tous ceux qui le pouvaient de tricher

Autre initiative des autorités, cette fois pour lutter contre l'économie noire : les caisses enregistreuses. La moindre échoppe est tenue d'en avoir une. Y compris, depuis le 1er juillet, les periptera, ces kiosques de quartier où l'on trouve des cigarettes, des confiseries, des piles électriques ou des chaussettes. Même pour un chewing-gum acheté à l'unité ils doivent délivrer un reçu. Irène, qui tient un periptero près des halles, dans le centre d'Athènes, ne décolère pas. "Cette crise, nous n'y sommes pour rien. Il n'y a aucune raison qu'on paie pour ceux qui ont fait des dettes. Si cela continue, on va finir par descendre dans la rue leur jeter des pierres !" Parallèlement, afin d'inciter les Grecs à exiger des factures, les autorités ont annoncé des réductions d'impôts pour les contribuables qui produiraient, en fin d'année, suffisamment de reçus. Mais personne ne sait vraiment comment cette disposition, qui vise en réalité les commerçants, sera appliquée. Et il n'est pas sûr que l'objectif soit vraiment atteint. "C'est vrai que les gens nous demandent plus souvent de leur faire une facture, confie un artisan. Mais, quand ils réalisent qu'avec la TVA leur note va augmenter de 23 %, ils font machine arrière. Ou bien on coupe la poire en deux..." "Les gens n'ont pas d'argent. Nos clients, ce qu'ils veulent en priorité, c'est qu'on leur fasse un rabais, assure la propriétaire d'une boutique de fringues du quartier estudiantin d'Exarchia. Et nous, on consent le rabais s'ils acceptent de se passer de reçu. C'est de l'entraide mutuelle."

Si les autorités semblent avoir pris conscience de l'ampleur du défi, la population reste sceptique sur le bien-fondé de la politique d'austérité. "Cela fait trente-cinq ans que je fais ce métier, dit Konstantinos Mastores, patron du centre des impôts de Kipseli, un quartier populaire d'Athènes. Les gens ne sont pas opposés à l'idée de payer, mais à la condition que leur argent soit bien utilisé. Or, on ne peut pas dire que cela soit le cas..." "Pendant des décennies, la faiblesse de l'Etat a permis à tous ceux qui le pouvaient de tricher sans aucune conséquence, souligne pour sa part George Tzogopoulos, jeune sociologue qui travaille à l'Eliamep, un institut de recherche spécialisé dans les études de terrain. Nous avons développé une culture de l'impunité." Il pense que la crise peut être "une chance à saisir pour que les choses commencent à bouger". Mais le discours populiste de l'opposition et de la vieille garde du Parti socialiste, "qui conforte, dans l'opinion, le sentiment qu'il y a une alternative", l'inquiète. "Nous avons besoin, ajoute-t-il, de la pression de l'extérieur pour ne pas retourner aux errements du passé."

DOMINIQUE LAGARDE, AVEC THOMAS IACOBI

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