L'Express, no. 3099 - L'entretien John Eliot Gardiner, mercredi, 24 novembre 2010, p. 14-16,18,20
Propos recueillis par Bertrand Dermoncourt
C'est un gentleman de la direction d'orchestre, invité des plus grandes phalanges mondiales. Mais sir John Eliot Gardiner, qui s'est fait tout seul, reste farouchement indépendant. A 67 ans, il se consacre essentiellement aux ensembles qu'il a créés, le Monteverdi Choir, les English Baroque Soloists et l'Orchestre révolutionnaire et romantique. Cet automne, c'est sur son propre label, Soli Deo Gloria, qu'il publie les derniers volumes de sa série de cantates sacrées de Bach enregistrées lors du Bach Cantata Pilgrimage, en 2000. Le chef et ses musiciens célèbrent l'événement avec une série de concerts de cantates de l'Avent à Berlin, Londres et Paris. Ils seront ainsi à la Cité de la musique les 4 et 5 décembre. John Eliot Gardiner dirigera également une nouvelle production de l'opéra romantique de Weber, le Freischütz, à l'Opéra-Comique, à Paris, du 5 au 17 avril 2011.
Votre "Pèlerinage Bach" a duré un an : cela change-t-il un homme ?
Oh oui ! Malgré la fatigue, malgré les incertitudes de ce projet fou, la musique de Bach a toujours été un réconfort. De toute façon, il aurait été impossible de vivre une année entière avec un autre compositeur que lui. Je ne dis pas que ses 200 cantates sont toutes de grands chefs-d'oeuvre, mais, même au sein des partitions les moins consistantes, on trouve toujours un intérêt extraordinaire.
Pourquoi est-il meilleur que ses contemporains ?
Le rapport entre le texte et la musique est beaucoup plus riche chez Bach que chez les autres. Prenez Telemann, par exemple. C'est un excellent compositeur, très inventif d'un strict point de vue musical. Mais il n'existe pas chez lui ce frisson entre le texte sacré et la musique présent chez Bach.
Votre tournée Bach a été un projet personnel. Comment financez-vous vos orchestres ?
Nous sommes privés à 100 %, nous n'avons pas d'aide publique. Jusqu'à une date récente, les maisons de disque payaient nos répétitions. Ce n'est plus le cas et, aujourd'hui, les concerts et les tournées ne suffisent plus à financer nos activités. Il nous faut trouver des sponsors pour partir en tournée. L'Arts Council, l'équivalent britannique du ministère de la Culture, nous a aidés pour la première fois l'an passé. Une sorte de bouée de sauvetage qui annonce un avenir difficile.
Cette situation vous rend-elle amer ?
Pas le moins du monde. Je rêve d'une administration étoffée car nous n'avons actuellement que cinq personnes pour gérer toutes nos activités. Mais je ne me plains pas. Ce qui compte, c'est de pouvoir faire de la musique dans de bonnes conditions. Alors je suis heureux, peu importe notre statut. Du coup, je ne comprends pas toujours les demandes des artistes en France : j'ai suivi avec une certaine distance critique la crise des intermittents, par exemple. Je ne vois pas en quoi le fonctionnarisme pourrait être un modèle pour toute la société. Au contraire. Je trouve que l'indépendance et la liberté n'ont pas de prix.
D'où vient votre passion pour la musique ?
Sans doute de ma famille, car il y avait toujours de la musique à la maison, chez nous dans le Dorset [dans le sud-ouest de l'Angleterre]. Mon grand-oncle, Henry Balfour Gardiner, était compositeur, je l'ai un peu connu quand j'étais enfant. Mon grand-père, son frère, était égyptologue. Il faisait partie de l'équipe qui a découvert la tombe de Toutankhamon en 1922. C'est lui qui avait trouvé le code pour y entrer. Il était également musicien amateur et m'a légué un violon extraordinaire de Jean-Baptiste Ruggeri, qui aujourd'hui est prêté à mon orchestre. Sa femme, ma grand-mère, était elle aussi une personnalité exceptionnelle : elle était d'origine finlando-suédoise d'un côté, et juive d'Autriche-Hongrie de l'autre... Son frère était un grand violoniste ayant joué dans l'Orchestre philharmonique de Vienne. C'est sans doute pour cela que j'aime tant, et si naturellement, la musique viennoise.
Et vos parents ?
Des concerts étaient organisés très régulièrement à la maison, mais très simplement, sans prétention. J'ai joué ainsi du piano, du violon, nous faisions beaucoup de musique de chambre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, mes parents donnaient tous les dimanches les Messes de William Byrd avec nos voisins. Pour eux, la musique était un élément du quotidien, elle était liée aux saisons, aux rituels agricoles. Mon père aimait par-dessus tout chanter perché sur son cheval ou sur son tracteur ! Il pensait que l'on ne devait pas faire carrière dans ce secteur, que c'était contraire à l'essence de l'art. Mon père est mort en 1971, il n'a accepté ma vocation que quelques années seulement avant de disparaître. J'ai un peu chanté étant enfant, mais mon talent était somme toute modeste. Je ne songeais pas sérieusement à la musique.
Comment êtes-vous devenu chef d'orchestre ?
A 15 ans, j'ai su. J'ai eu la chance de pouvoir diriger un choeur amateur à la maison. Ça m'a immédiatement passionné. Je suis quand même allé faire mes études à Cambridge. Pas comme musicien, mais comme historien, j'étais spécialiste des rapports entre l'Occident et les pays arabes. Je pouvais alors devenir historien, musicien ou reprendre l'exploitation agricole de mes parents. J'hésitais. Un jour, mon directeur d'étude est venu me trouver pour me dire : "Ecoute, tu dois vraiment choisir maintenant, tu ne pourras pas avoir trois vies à la fois !" Il m'a conseillé de prendre une année "off" pour y réfléchir. J'ai décidé d'organiser un test grandeur nature : donner en concert les Vêpres de Monteverdi.
Comment avez-vous fait ?
> J'ai recruté un choeur et un orchestre pour l'occasion, ce qui n'était pas une mince affaire car, à l'époque, les spécialistes des instruments baroques ne couraient pas les rues... J'ai dû parcourir le pays à la recherche des trois uniques joueurs de cet instrument traîtreusement difficile qu'est le cornetto, avec, au bout du compte, des résultats très inégaux ! Il m'a également fallu financer toute l'opération, convaincre des sponsors de m'aider. Cela m'a pris près d'un an et le concert a bien eu lieu, en mars 1964. Avec le temps, je le vois comme un rite de passage, une épiphanie.
Et un bon concert ?
Autant que je m'en souvienne, c'était loin d'être parfait. Mais suffisamment encourageant pour décider d'être musicien. J'ai fait ma dernière année à Cambridge, puis je suis allé à Londres pour me perfectionner. Enfin, j'ai passé deux ans à Paris, au 36, rue Ballu, dans le IXe arrondissement, chez Nadia Boulanger. C'est là que j'ai vécu Mai 1968. A ma façon !
C'est-à-dire ?
D'abord, je travaillais comme un fou avec ce professeur très exigeant. Elle était très sévère - à tous points de vue : pédagogique, musical, moral, intellectuel et même religieux. Une année, nous avons étudié les Concertos pour piano de Mozart. Je ne suis pas bon pianiste et elle savait que je voulais devenir chef d'orchestre, donc je devais connaître par coeur toute l'instrumentation. Lors d'une séance, elle m'a lancé : "Joue la deuxième clarinette, mesure 54 ?" Il fallait répondre sur-le-champ, sans consulter la partition ! L'âge n'avait pas affecté sa prodigieuse mémoire, mais elle faisait parfois des confusions : une fois, elle nous déclara que Rimski-Korsakov, mort en 1908, était venu la voir la veille... Et c'était magique, car son souvenir était d'une grande fraîcheur. C'était comme si Stravinsky, Gide, Fauré étaient là, parmi nous.
On est loin de Mai 68 !
Comme beaucoup, je suivais les événements et, un soir - les cours avaient toujours lieu le soir, à partir de 19 heures - je me suis permis de lui parler du mouvement étudiant. Elle m'a écouté respectueusement et m'a dit : "Très bien, demain nous irons ensemble." A cette époque, comme il y avait pénurie d'essence, elle a appelé son chauffeur, qui a tout de même sorti la voiture, et on s'est rendus à la Sorbonne. Appuyée à mon bras, elle m'a accompagné dans l'amphi pour assister à une longue conférence sur le marxisme, tout de noir vêtue, avec sa Légion d'honneur. En revenant, elle n'a rien dit. Le lendemain, avant le cours, elle a fait un compte rendu très fouillé. Son appréciation était juste, fine, à plus de 80 ans !
De quoi viviez-vous à l'époque ?
Je gagnais ma croûte comme je le pouvais. J'ai cachetonné comme instrumentiste dans les rangs des orchestres Colonne et Lamoureux. J'ai ainsi côtoyé les grands chefs français de l'époque.
Comment votre carrière s'est-elle développée ?
Au début, j'avais le Monteverdi Choir and Orchestra... Tout allait bien jusqu'en 1979. Là, on a changé de nom [pour devenir les English Baroque Soloists] et on est passé des instruments modernes aux instruments anciens... Ce fut une catastrophe ! Pendant de nombreux mois, je m'arrachais les cheveux, je ne savais pas où nous allions. Cela sonnait mal, tout simplement. Le niveau des instrumentistes était très bas. Ils étaient pratiquement tous autodidactes... Et acceptaient mal la cohabitation avec un choeur virtuose. Les chanteurs du Monteverdi Choir étaient quant à eux furieux de voir partir leurs confrères sur instruments modernes, remplacés par d'autres, inférieurs techniquement. Furieux ! Mais en deux ou trois ans, c'est devenu viable et fiable. Nous avons eu la chance de résider au Festival d'Aix-en-Provence en 1982-1983 en donnant les opéras de Rameau, cela nous a beaucoup aidés.
Qu'apportent les instruments anciens à l'interprétation de Rameau ?
Pour la musique du xviiie siècle, et particulièrement Rameau, c'est simple : autant cela peut être sublime avec des instruments de l'époque du compositeur, autant c'est toujours horrible avec des instruments modernes ! L'apport ? La transparence, les coloris délicats, les nuances les plus fines. Ces instruments sont proches de la voix, de l'émission des chanteurs : on peut ainsi imiter le chant, la diction. L'archet baroque, qui est plus léger, permet une plus grande variété de points d'attaque. Bref, on est dans la rhétorique pure.
Vous avez énormément fait pour la musique française. Pourquoi ?
Parce qu'elle a bien besoin d'être défendue ! Les Français préfèrent la musique étrangère, allemande ou italienne. Alors que vous avez de grands génies, comme Berlioz, puis Debussy et Ravel. Lorsque nous, Anglais, avons présenté Rameau à Aix, nous disions : "Regardez et écoutez, voilà votre musique ! Vous avez en lui un compositeur du même niveau que Haendel et Bach, l'équivalent en musique de Racine ou Corneille." Le public était très étonné, mais agréablement surpris. Dans la vie, on est francophone ou francophile, il faut choisir. Je suis francophile, en tous domaines. Je n'oublie pas que les vaches de mon exploitation sont françaises, des musiciens parmi les favoris de mon orchestre le sont aussi - ils me pardonneront, j'espère, le rapprochement !
C'est quoi, selon vous, le "caractère français" ?
La clarté, la couleur, le charme. Et quelque chose d'indéfinissable, qui me trouble parfois. Lors de la saison dernière à l'Opéra-Comique, j'ai dirigé Pelléas et Mélisande, de Debussy. Voilà une oeuvre qui ne vous quitte plus. C'est comme un vin de Sauternes, passionnant, mais peut-être trop riche. Je ne dirigerai plus jamais cet opéra.
Avez-vous été déçu à ce point ?
Non, ce n'est pas cela. Il y a dans cette musique une étrange alchimie, une forme de drogue qui me fait peur. Je l'ai remarqué : lorsque j'entre dans la fosse avant le spectacle et quand j'en sors, je ne suis plus le même homme. Cela me bouleverse. Il faut donc être très robuste, moralement et physiquement, pour diriger Pelléas...
Pour un chef d'orchestre, jusqu'où va le respect de la partition ?
C'est un point de départ. Ensuite, il s'agit de donner vie à une musique d'un compositeur d'autrefois. Il y a une phrase que j'apprécie dans Alceste de Gluck, où le grand prêtre dit à un certain moment : "Le marbre s'anime." C'est exactement ça. Il faut animer le marbre, sinon ça reste beau à regarder, mais c'est mort.
Quel plaisir éprouve-t-on face à une masse orchestrale ?
Immense ! On est un peu comme un chef de cuisine. Maître des éléments autour de soi, on peut concocter un plat succulent... ou pas. Il faut savourer cette expérience.
Vous avez déjà mis en scène des opéras. Pourriez-vous recommencer ?
Tout à fait. Mais c'est une question compliquée. Déjà, metteur en scène d'opéra, est-ce un métier ? J'en doute vraiment. Il y a tellement de cambrioleurs dans cette profession, des gens à la mode qui n'ont aucun respect, ni pour les artistes ni pour les textes... Des gens qui gagnent en outre beaucoup d'argent en parlant avec une prétention déplacée de "leur" Faust ou de "leurs" Noces de Figaro. Cela m'agace au plus haut point ! J'ai souvent eu, c'est de notoriété publique, des problèmes avec les metteurs en scène : la raison en était toujours leur manque d'humilité par rapport aux partitions, leur absence de professionnalisme. Nous, musiciens, devons rentabiliser nos répétitions au maximum : comment dès lors tolérer le manque de préparation des dilettantes du théâtre ? Heureusement, il y a des exceptions, j'ai eu aussi de grandes expériences. J'ai été surpris l'an passé par Adrian Noble, avec qui j'ai fait Carmen. Il ne sait pas lire la musique, c'est dommage, mais il possède un incroyable instinct dramatique, shakespearien. Et il existe, parmi les metteurs en scène d'opéra, de vrais génies, comme Patrice Chéreau.
Finalement, qui a le pouvoir à l'Opéra ? Le chef d'orchestre ou le metteur en scène ?
Ça dépend de quel moment il est question... Au début, le pouvoir va au chef, qui généralement pousse un directeur d'Opéra à monter telle ou telle oeuvre. Ensuite, c'est au directeur : OK, je veux bien faire cela, mais avec X et Y... Comme l'oeil est plus fort que l'oreille, le metteur en scène prend le pouvoir au moment des répétitions. Après, deux personnes comptent : le chef et le régisseur de plateau...
Pensez-vous que la musique classique puisse disparaître ?
Au contraire, la vie musicale est plus riche que jamais ! Elle a atteint des lieux nouveaux, des régions inédites, comme le Venezuela ou la Chine. Là et ailleurs, la musique classique peut changer l'existence de ceux qui la pratiquent, par la joie qu'elle apporte, la vitalité qu'elle demande, la discipline qu'elle instaure. C'est une force du bien ! Il faut le répéter sans cesse aux hommes politiques pour que la musique soit présente partout à l'école.
Et quand on vous dit : "La musique classique est ringarde", comment réagissez-vous ?
Je m'énerve ! Car la musique classique est au contraire la plus contemporaine que nous ayons. La pop, c'est bien, mais ce n'est pas la même chose. Elle est généralement trop simple pour retenir mon intérêt.
Vous avez 67 ans : est-ce le bon âge pour un chef d'orchestre ?
Sans aucun doute : avec l'expérience vient la sérénité. Mais j'accepte encore trop d'engagements. Ma femme m'aide à restreindre un peu les invitations comme chef invité pour que je puisse me concentrer sur mon orchestre. A 67 ans, je me fatigue plus vite. J'ai beaucoup d'énergie, une très bonne santé, mais j'ai désormais besoin de périodes de repos pour recharger mes batteries à la campagne. Je m'occupe de plus en plus du domaine familial, devenu entièrement biologique, et j'ai repris la passion de mes ancêtres : planter des arbres.
BIO - John Eliot Gardiner
1943 Naissance dans le Dorset.
1964 Premier concert.
1982 Dirige Les Boréades, de Rameau, au Festival d'Aix-en-Provence.
2005 Fonde son label discographique, Soli Deo Gloria.
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