mercredi 3 novembre 2010

Herta Müller : "L'homme dépasse toujours les limites"

L'Express, no. 3096 - livres ÉTRANGER, mercredi, 3 novembre 2010, p. 112,114

Le Prix Nobel de littérature 2009 publie un livre sur la déportation au goulag des Roumains d'origine allemande. Rencontre avec une "pessimiste historique".

Au lendemain de l'annonce de l'attribution du prix Nobel de littérature à Herta Müller, il y a un an, le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung s'est emballé devant "la décision la plus lumineuse de l'académie de Stockholm". Les critiques ont loué "l'intensité inouïe de langage et de pensée" de l'écrivaine, "la précision extrême de sa langue", "dure, claire et parfois brutale, qui tombe dans le surréel", "son allemand venu du lointain, clair et fabuleux à la fois". Pour autant, l'écrivaine d'origine roumaine, installée à Berlin depuis 1987, après avoir fui la dictature de Ceausescu, était assez peu connue : tous ses livres réunis n'avaient pas dépassé les 200 000 exemplaires vendus dans les pays germanophones. Dans le concert généralisé de louanges - plaçant Müller dans la ligne d'un Thomas Mann ou d'un Soljenitsyne - un silence assourdissant s'est pourtant fait entendre, celui du pape de la critique littéraire allemande, Marcel Reich-Ranicki, qui s'est contenté de lâcher laconiquement : "Je ne veux pas parler de Herta Müller." Ses compatriotes ne l'ont apparemment pas suivi : selon la maison d'édition Carl Hanser, à Munich, La bascule du souffle s'est vendu à quelque 500 000 exemplaires en Allemagne et dans les pays germanophones. A l'occasion de la sortie du livre en France, L'Express a rencontré la romancière à Paris, chez son éditeur, Gallimard.

Votre vie a-t-elle changé depuis que vous avez reçu le Nobel de littérature ?

Pas du tout, si ce n'est que je passe beaucoup de temps à refuser toutes sortes d'invitations à des conférences, des congrès... où sont proposées de grosses sommes d'argent. Outre que cela ne m'intéresse pas, ce serait indécent d'accepter. Il faut laisser tout cela à des hommes politiques à la retraite, Bill Clinton, Tony Blair...

Le Nobel n'est-il pas trop encombrant pour écrire ?

Pas du tout. Au cours de ma vie, j'ai appris à ranger à leur juste place le bonheur et le malheur. Le Nobel, c'est seulement un prix. C'est aussi un coup de chance. Le matériau littéraire relève du goût, de la subjectivité, pas d'une vérité scientifique comme la qualité d'un béton !

Grâce à vous, on - y compris les Allemands - découvre le destin des minorités allemandes d'Europe centrale, pronazies, puis victimes de Staline...

Il n'y a jamais eu de véritable débat en Allemagne, même si les associations de réfugiés - c'est leur nom - ont donné de la voix. Notamment celle de Silésie, qui, par ses déclarations, a contribué à plusieurs reprises à crisper les relations entre la Pologne et l'Allemagne : en affirmant, par exemple, que Hitler avait envahi la Pologne pour répondre aux provocations ! Les minorités allemandes ont été chassées de chez elles, c'est un malheur, et une injustice, puisqu'il s'agit de punition collective. Mais celles-ci n'ont jamais fait leur examen de conscience sur leur implication dans le nazisme. En Roumanie, l'histoire de la minorité allemande n'existe même pas ! A la Libération, le pays a falsifié sa propre histoire. Officiellement, Bucarest a toujours été du côté des vainqueurs. En réalité, la Roumanie a été un Etat fasciste, dirigé par le maréchal Antonescu, qui a entraîné son pays dans la guerre contre l'URSS. Que les soldats aient appartenu à l'armée roumaine, à la Wehrmacht ou à la Waffen SS ne changeait pas grand-chose, puisqu'ils se retrouvaient tous sur le front russe. La grande différence, c'est que seule la minorité allemande - les civils - a payé, par la déportation dans des camps de travail pour reconstruire l'Union soviétique.

Votre familiarité avec les deux barbaries du XXe siècle explique-t-elle votre pessimisme ?

Mais qui n'a pas un pessimisme historique au fond de soi ? Je suis irritable, c'est vrai. Y compris en démocratie, lorsque des dérapages se produisent : l'insouciance des banques, la corruption chez des médecins, les scandales dans l'Eglise catholique... Quelque chose s'écroule dans ces moments-là. L'homme dépasse toujours les limites. La démocratie, elle, peut corriger les erreurs, pas les dictatures, qui déraillent toujours et où les déviances deviennent des droits.

En Roumanie, la crainte de la censure a-t-elle modifié votre manière d'écrire ?

Je ne me suis jamais autocensurée. De toute façon, cela aurait été vain, car on ne sait jamais quelle sera l'attitude des censeurs. Avec des amis, nous rajoutions des passages dans nos livres pour leur donner du grain à moudre. Mais ils en censuraient d'autres !

La Bascule du souffle est un hommage à Oskar Pastior. Qui est-ce ?

C'est l'un des plus grands poètes d'Europe ! Il est né à Hermannstadt (Sibiu), au sein de la minorité allemande de Roumanie. Il a été déporté dans plusieurs goulags. Il est retourné en Roumanie en 1949. Il écrit ses premiers poèmes dans les années 1960 et il profite d'un voyage à Vienne en 1968 pour passer à l'Ouest. Son oeuvre est immense, extrêmement difficile à traduire, car à force de jouer avec les mots il casse la logique du langage. Par certains côtés, il est proche des surréalistes, mais son propos n'est pas ludique. Il avait l'habitude de dire que sa langue avait été brisée au goulag. Avec ses poèmes, on atteint le degré zéro de la condition humaine.

Emmanuel Hecht; Blandine Milcent

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