mercredi 3 novembre 2010

Internet passe à la télé ! - Emmanuel Paquette

L'Express, no. 3096 - Economie, mercredi, 3 novembre 2010, p. 82-84,86

Google, Yahoo! , Apple... tous ces géants rêvent de contrôler le petit écran et d'y installer les services qui ont fait leur fortune sur la Toile. Une formidable menace pour les chaînes françaises : elles organisent la résistance, mais le combat semble inégal.

Confortablement installé sur son canapé, le téléspectateur allume son téléviseur. Pas le temps d'attendre la fin du journal de 20 heures pour voir la météo. Pressé, l'homme prend son clavier et tape fébrilement pour découvrir les températures du lendemain. Vite, il lui reste encore quelques minutes pour contrôler son portefeuille d'actions avant que ne débute le film.

Nous sommes... en 2000, et le groupe français Thomson vient de commercialiser avec Microsoft le premier téléviseur connecté à Internet. Même si leur filiale commune a depuis longtemps été emportée par les faillites du début de millénaire, ces premiers pas malheureux n'ont pas bridé les ardeurs des géants d'Internet. Dix ans plus tard, ils comptent plus que jamais faire main basse sur la télévision. Google TV vient tout juste d'être lancée aux Etats-Unis et devrait débarquer en Europe l'an prochain. De son côté, Steve Jobs a présenté en grande pompe en septembre la nouvelle version d'Apple TV. Tous deux marchent ainsi dans les pas de Yahoo ! , déjà parti à l'assaut du petit écran. Avec, cette fois, des armes puissantes et des alliés en nombre.

La menace est prise très au sérieux par les chaînes de télévision. Il ne se passe plus une semaine sans qu'un patron hausse le ton ou qu'un nouveau sujet de conflit apparaisse. Car il s'agit ni plus ni moins d'installer sur l'écran du salon des services qui risquent fort de faire de l'ombre aux traditionnels programmes télé : le partage de photos avec Flickr, la vidéo avec YouTube, la recherche avec Google, ou encore la mise en relation avec ses amis sur Facebook. Et ce n'est pas tout. "Avec l'iPhone, les utilisateurs ont pris l'habitude d'installer des applications sur leur téléphone, insiste Stéphane Cotte, directeur marketing de Samsung. Le téléviseur s'inspire de ce modèle pour évoluer et s'enrichir."

Si les internautes surfent en moyenne une heure et quatre minutes chaque jour sur le Web, ce temps reste minime comparé à celui passé devant le bon vieux poste... qui accapare les Français trois heures trente-trois ! Les annonceurs ne s'y trompent pas, avec plus de 5 milliards d'euros investis dans l'Hexagone chaque année sur ce média et près de 260 milliards d'euros dans le monde. De quoi faire saliver. "Grâce aux technologies actuelles, les choses vont aller très vite", prédit Joseph Haddad, PDG de Netgem, une PME tricolore qui a développé des services multimédias (vidéos à la demande, etc.) pour les téléviseurs connectés de Toshiba. La société japonaise a en effet choisi la France comme terrain d'expérimentation avant d'élargir son offre à d'autres territoires. Car, avec plus de 20 millions de foyers abonnés au haut débit, l'Hexagone fait figure de pionnier.

Pour participer à l'aventure, les fabricants d'écrans sont prêts à devenir le cheval de Troie des francs-tireurs d'Internet (voir l'encadré page 86). Grâce à eux, ils peuvent tenter de maintenir des prix de vente fortement érodés sur un produit devenu une commodité, et, surtout, partager les revenus sur la vente de contenus futurs. Une belle histoire d'amour dans laquelle les chaînes ne veulent pas endosser le rôle du cocu. Car ce drôle de mariage fait peser sur TF 1, M 6 et les autres une triple menace : un émiettement de leur audience, un accès sans contrepartie à leur service de télévision de rattrapage et une nouvelle concurrence sur le marché très prometteur de la vidéo à la demande.

"Les bouleversements que la presse écrite a connus avec Internet, la télévision va également les vivre... mais puissance 1 000", prévoit Stéphane Richard, PDG de France Télécom. Déjà, Google TV ou Yahoo! Connected TV affichent des icônes en surimpression des programmes diffusés et peuvent ainsi détourner une part de l'audience vers leurs contenus. Autre risque pour les chaînes : que le moteur de recherche vidéo vienne s'interposer entre elles et le téléspectateur. A l'instar des journaux en ligne, qui dépendent aujourd'hui largement de Google pour leur trafic. "Nous payons cher l'acquisition de droits pour diffuser, par exemple, des matchs de football, qui attirent de nombreux spectateurs, explique Jean-François Mulliez, directeur des nouveaux médias TF 1. Pourquoi les acteurs de l'Internet pourraient-ils accaparer une part de cette audience que nous avons construite et financée ? Il s'agit de parasitisme !" Devant une telle audace, les piliers du PAF ont mis leurs différends de côté et planché sur une charte commune pour tenter de freiner les appétits des géants du Web. Mais, si les grands médias sont déterminés à stopper ces "coucous du Net", d'autres, plus petits, tels BFM TV ou Direct 8, seraient prêts à collaborer, sous certaines conditions, pour accroître leur audience. En attendant, TF 1 a gagné une première manche : la chaîne dirigée par Nonce Paolini a réussi à déloger Yahoo! des téléviseurs Samsung. Soulagement ? Le combat pourrait se révéler plus difficile l'an prochain face à Google TV. La puissante société de Mountain View est connue pour sa persévérance...

Le monde de l'audiovisuel craint aussi un détournement du téléspectateur vers la télévision de rattrapage. Ce système développé par les chaînes permet aux internautes de voir ou revoir sur leur télé les séries et émissions qu'ils ont manquées via l'offre des fournisseurs d'accès à Internet, à condition de disposer d'un débit suffisant. En France, les opérateurs de télécommunications paient TF 1 ou M 6 pour distribuer ce service. Les acteurs du Web, eux, comptent bien passer en force. A peine lancée aux Etats-Unis, Google TV proposait de se connecter directement aux sites d'ABC, de NBC et de CBS. Passablement irrités, les networks américains ont immédiatement réagi en bloquant l'accès à leurs programmes dans l'attente d'un partenariat en bonne et due forme. "Nous souhaitons avoir la maîtrise de notre destin, martèle Philippe Deloeuvre, directeur marketing stratégie de France Télévisions. Si ces acteurs veulent accéder à nos contenus, ils doivent passer des accords avec nous, et partager les revenus."

Et ce n'est pas tout. Un troisième champ de bataille s'est ouvert avec la vidéo à la demande. Jusqu'à présent, cette offre était contrôlée par les chaînes (CanalPlay, TF1 Vision) et distribuée par les fournisseurs d'accès. Mais avec les téléviseurs connectés, le consommateur peut les court-circuiter et accéder directement à des films et séries des catalogues américains à un prix défiant toute concurrence. En effet, Sony ou Apple ne paient pas la TVA en France et ne sont pas soumis aux obligations de financement du cinéma. Autant d'atouts pour mettre la main sur un marché estimé à 145 millions d'euros cette année et en très forte croissance.

"Nous ne faisons que répondre à la demande des utilisateurs, qui veulent retrouver sur leur écran de salon les services du PC, se défend Shirlene Chandrapal, directrice Europe de Yahoo! Connected TV. Grâce à nous, les plus jeunes reviennent vers la télé." L'affrontement risque tout de même de faire une victime collatérale : le consommateur. "En fonction du téléviseur que vous achèterez, vous aurez accès à certains contenus et pas à d'autres", explique Giuseppe de Martino, directeur juridique de Dailymotion.

La petite lucarne pourrait bien se muer demain en un vaste centre commercial, où s'afficheront toutes les icônes des géants du Web. Les têtes de gondoles pour apparaître en bonne position se monnaieront cher auprès de Samsung, Sony ou Philips. "Ceux qui paieront les fabricants seront mis en avant", ajoute de Martino. Et, à ce jeu-là, Google ou Apple disposent de dizaines de milliards de dollars pour s'offrir une très bonne place.

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