mercredi 24 novembre 2010

DOSSIER - Cocaïne, la déferlante


L'Express, no. 3099 - société en couverture, mercredi, 24 novembre 2010, p. 88-90

En quelques années, la drogue des "people" est devenue celle de "M. Tout-le-Monde". Parce que les cartels sud-américains inondent l'Europe de poudre à prix cassé. Et que beaucoup ignorent la gravité de la dépendance et des risques auxquels ils s'exposent. Enquête sur la "marée blanche".

C'était, il y a peu de temps encore, la drogue de l'élite, de la jeunesse dorée et du show-biz. Celle qui montre que l'on est branché, qui fait chic dans une soirée. De Kate Moss à Johnny Hallyday, de Thierry Ardisson à Frédéric Beigbeder, nombreux sont les people qui ont avoué, parfois même proclamé, qu'ils en prenaient. Tout récemment, le chouchou des animateurs télé, Jean-Luc Delarue, a dû interrompre ses émissions pour entamer une cure de désintoxication, avant de partir sur les routes de France avec un camping-car "pour partager [son] expérience et aider les jeunes" (voir page 92). Sans compter quelques sportifs qui, pris sur le fait comme Richard Gasquet, ont avancé des explications "originales" pour justifier un contrôle antidopage positif...

Las ! en quelques années, la cocaïne s'est considérablement démocratisée - "banalisée", précise le Dr William Lowenstein, directeur de la clinique Montevideo, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), spécialisée dans la prise en charge des addictions. Aujourd'hui, la "CC" comme disent les initiés, est partout. "On reçoit même des collégiens accros", témoigne le spécialiste, qui note deux profils : le fêtard qui découvre la cocaïne un soir et veut en faire profiter les copains, sans réaliser que le produit est dangereux ; et celui qui, en errance et fragilisé, a déjà expérimenté tout le reste - alcool, cannabis, ecstasy...

Mais, surtout, cette banalisation touche désormais toutes les couches de la société. A Saint-Brieuc, en Bretagne, des marins-pêcheurs se fournissaient récemment auprès de leurs bouchers, reconvertis dans le trafic de "blanche" (voir page 96). A Paris, Franck, employé dans un magasin de photocopies, ou Sandra, secrétaire payée à peine un smic et demi, s'y sont mis via des "connaissances" (voir page 102). Le centre de désintoxication qui les soigne, à l'hôpital Paul-Brousse, à Villejuif (Val-de-Marne), a ouvert en 2007 et, depuis, ne désemplit pas. Sa clientèle ? 5 hommes pour 1 femme, un âge moyen de 31 ans, et des profils sociologiques extrêmement diversifiés.

A 1 ou 2 grammes quotidiens, il ne parvenait déjà plus à décrocher

"Aucune profession n'est épargnée", observe le Dr Lowenstein, citant ce "boulanger tranquille et sans histoires" qui, ayant découvert la coke chez des amis, avait "trouvé ça super". Au point d'en reprendre dès le réveil, afin de supporter ses folles journées de travail. Puis de continuer, dans l'après-midi, pour "tenir", avant de passer au cannabis, pour "descendre" au moment de se coucher. "Quand il est arrivé chez nous, il prenait entre 1 et 2 grammes de poudre, mais ne parvenait déjà plus à décrocher. Jusque-là, on voyait plutôt débarquer de gros consommateurs, à 5, voire 8 grammes quotidiens. Les gens sombrent dans l'addiction de plus en plus vite."

Pourquoi ? Médecins, juges et policiers s'accordent sur un point : contrairement à celui des autres drogues, le prix du gramme de cocaïne n'a pas grimpé ces dernières années. Il a même baissé d'un tiers depuis 2000, pour se situer aux alentours de 60 euros. La raison est à chercher... outre-Atlantique : les grossistes mexicains ayant progressivement envahi le marché américain, les cartels colombiens et boliviens se sont rabattus vers l'Europe, "en passant par l'Afrique et en cassant les prix", détaille Etienne Apaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et la toxicomanie. En France, les réseaux de trafic de cannabis qui opèrent dans les banlieues depuis le Maghreb n'ont pas mis longtemps à comprendre les bénéfices qu'ils pouvaient tirer de cette situation... L'autre explication de cet engouement tient à la représentation de la "coke" dans l'imaginaire collectif : "Les gens la voient comme une drogue "paillettes", quasi anodine, explique le Dr Lowenstein. Ils croient que la coke ne rend pas dépendant, qu'en se limitant à une fête par semaine ils échapperont à l'addiction, puisqu'ils maîtrisent, pensent-ils, leur consommation." Or, loin d'être inoffensive, cette substance est aussi addictive que l'héroïne et l'alcool, plus que l'ecstasy, et sans commune mesure avec le cannabis. Des hémorragies nasales aux accidents cardio-vasculaires aigus - même avec un seul "sniff" - les conséquences peuvent être lourdes. Des études menées par l'Inserm sur des souris le montrent : quelques prises suffisent pour provoquer des dommages durables dans le cerveau (voir page 100).

Avec entre 250 000 et 300 000 usagers réguliers, la France pourrait paraître relativement épargnée par rapport à ses voisins européens : les accros à la poudre sont 1 million en Espagne et autant au Royaume-Uni. Mais pour combien de temps encore ? Faut-il le rappeler, il n'existe pas de traitement de substitution à la cocaïne, et il n'en existera probablement pas avant des années. D'ici là, la "blanche" continuera à faire ses ravages. Pourtant peu enclin au tout-répressif en la matière, le Dr Lowenstein ne cache pas son inquiétude : "Si mon enfant arrivait un jour à la maison en me disant qu'il est accro à quelque chose, je penserais immédiatement : pourvu que ce ne soit pas la coke."

Vincent Olivier


Dépendance Lignes de partage

Plusieurs études le prouvent : 1 usager de cocaïne sur 5 sombre dans l'addiction totale. Nous ne sommes pas égaux devant la toxicomanie.

L'addiction à la cocaïne est-elle un vice ou une fatalité ? "Les deux approches ont longtemps coexisté", observe Pier Vincenzo Piazza, directeur de l'unité de physiopathologie de l'addiction à l'Inserm. Selon la première hypothèse, c'est le produit lui-même qui "accrocherait" le cerveau et pousserait le drogué à aller chercher sa dose. Dans la seconde, le toxicomane serait un être au cerveau malade, prédisposé malgré lui à la dépendance.

On sait aujourd'hui que ces deux visions sont fausses, car la toxicomanie n'est pas spécifique à l'espèce humaine, comme l'ont démontré, en 2004, les chercheurs de l'Inserm : ils ont administré, par voie intraveineuse, de la cocaïne à des souris ; deux mois et demi plus tard (soit huit années à l'échelle d'une vie humaine), certaines étaient devenues totalement accros - jusqu'à se coincer 3 000 fois le museau dans un portique dans le seul but de renifler leur dose.

En réalité, la toxicomanie suit trois phases. La première, "récréative", est ponctuée de prises intermittentes. La deuxième se caractérise par une consommation régulière, voire excessive, mais qui n'empêche pas de mener une vie sociale. Dans la troisième, en revanche, "la perte de contrôle est totale", relève Vincenzo Piazza. La drogue envahit l'existence, les comportements sont dictés par la recherche de la cocaïne, avec toutes les conséquences possibles (perte d'un travail, prostitution, violence, etc.). Attention, prévient néanmoins le chercheur de l'Inserm : "Pour en arriver là, il faut parfois consommer pendant des mois, voire des années. Il n'existe pas de prédisposition génétique directe, mais plutôt une interaction entre trois paramètres : la drogue, un terrain favorable et l'histoire personnelle de l'individu."

Reste à savoir pourquoi certains consommateurs tombent dans l'addiction totale, quand d'autres y échappent. L'équipe du Dr Piazza a apporté un début de réponse cet été, en publiant un article très remarqué dans la revue Science : pour la première fois, des scientifiques ont défini des "bases biologiques" expliquant la vulnérabilité à la cocaïne. Cette dernière est liée à ce que les spécialistes appellent une "perte de plasticité synaptique" - les synapses étant les liens grâce auxquels les neurones se connectent et communiquent entre eux, et la plasticité, la capacité du cerveau à s'adapter, à faire de nouveaux apprentissages, à se "reconfigurer", en quelque sorte.

En vingt jours, le cerveau perd de sa capacité à se régénérer

Chez les souris toujours, cette plasticité n'est pas entamée après une semaine de drogue distillée en intraveineuse. Après vingt jours de coke, elle est mise à mal chez tous les animaux, qu'il s'agisse des accros (20 % des souris, la même proportion que chez les hommes) ou des autres. A une différence près toutefois : après trois mois de sevrage, les souris "non dépendantes" récupèrent leur plasticité, pas les toxicos. En d'autres termes, "la dépendance n'est pas due à une particularité spécifique du cerveau des toxicomanes, mais à leur incapacité à "réparer" les modifications pathologiques causées par la drogue".

Conclusion du chercheur : "C'est dans le cerveau des non-toxicomanes que l'on trouvera la solution, pas chez les drogués." Voilà pourquoi, à la différence de l'héroïne par exemple, il est si difficile de trouver des traitements de substitution à la cocaïne. Voilà aussi pourquoi il faut, selon Vincenzo Piazza, sortir d'une "vision moralisatrice : expliquer à un toxicomane qu'il doit sortir de la drogue est aussi inutile que de demander à un dépressif sévère de se bouger un peu !".



Des docs contre la coke
Annabel Benhaiem

Dans les rares centres dedésintoxication,les médecins voient affluer des "accros" ordinaires. Qu'ils soignent, faute de traitement miracle, avec les moyens du bord.

Sandra est clean. Pas un gramme de cocaïne n'est entré dans son corps : ses dernières analyses d'urine sont formelles. La secrétaire fraîchement embauchée mesure le chemin parcouru, elle revient de loin. Il y a un mois à peine, cette trentenaire sniffait plusieurs rails de poudre par jour - à peine moins que l'animateur vedette Jean-Luc Delarue, mais avec seulement un smic et demi. Un désastre personnel. Et une stupéfaction. Comment l'ancienne petite fille modèle, élevée dans une famille stable, issue de la classe moyenne parisienne, est-elle devenue cette méconnaissable junkie ? Et comment, aussi, a-t-elle réussi à s'en sortir ?

Une année sabbatique à l'étranger, il y a dix ans, a suffi pour la faire plonger. Le bac en poche, la jeune fille voulait s'éloigner du giron familial, pour "prendre [son] envol". Elle n'a plus jamais atterri. Un soir de blues, une vague connaissance croisée dans un bar lui propose de "taper" sa première ligne de "coco" aux toilettes. Quelques mois plus tard, la nouvelle toxico n'a plus qu'une obsession : trouver chaque jour sa dose.

Comme elle, nombre de cocaïnomanes célèbres et anonymes doivent leur salut au Centre d'enseignement, de recherche et de traitement des addictions (Certa), installé à l'hôpital Paul-Brousse, à Villejuif (Val-de-Marne). Un refuge, ouvert aux consommateurs de coke en 2007. Le Dr Laurent Karila, un des rares psychiatres spécialisés sur le sujet, y officie chaque jour. Et, en cette matinée d'octobre, il reçoit Sandra.

Timidement, la jeune femme s'installe dans le fauteuil le plus éloigné du spécialiste en blouse blanche. Elle est entrée en cure en août, mais n'en est qu'à la première étape : les trois mois pendant lesquels les accros se désintoxiquent sous médicaments. Comme il n'existe pas de pilule miracle pour supporter le sevrage, les médecins détournent des remèdes de leur usage premier. Ainsi de la N-acétylcystéine, un fluidifiant bronchique qui, à des doses importantes, diminue l'envie obsédante de se procurer de la cocaïne. Un accompagnement psychologique est aussi prodigué. Parfois, comme dans le cas de Sandra, trois semaines d'hospitalisation sont aussi nécessaires.

Encouragée par le Dr Karila, elle tient un carnet de bord quotidien, dans lequel elle note tous les "produits" qu'elle consomme : cocaïne, mais aussi tabac, alcool ou cannabis - la première dépendance étant systématiquement accompagnée d'une ou de plusieurs autres. L'ancienne accro s'est également pliée à l'exercice de la "balance décisionnelle", répertoriant les effets "positifs" ressentis sous coke (euphorie, toute-puissance, pic d'énergie, etc.) et les difficultés qui en découlent (problèmes de concentration, de mémoire, irritabilité, fatigue, stress). Les neuf mois suivants seront employés à prévenir toute rechute. Avec, si nécessaire, le soutien des rares médicaments efficaces...

Dans cette guerre éreintante contre la coke, les soldats ne répondent plus depuis longtemps aux anciens stéréotypes. Comme Sandra, une armée de cocaïnomanes modestes, insérée dans la société, a surgi dans les couloirs des rares centres de désintoxication. C'est le cas de Franck, employé dans un magasin de photocopies, qui a réussi à décrocher après trois ans d'un long et douloureux combat. Ou encore de Lionel, coiffeur de 37 ans, qui rêve de rompre une fois pour toutes avec la cocaïne mais aussi l'alcool. Il vient d'ouvrir son premier salon et, dans son état, il sait qu'il ne pourra pas le gérer. Il souhaiterait aussi avoir un enfant. Le cliché de la rock star défoncée, en mal d'inspiration, a du plomb dans l'aile.

Des idées reçues de ce genre, le Dr Karila en désintègre à longueur de pages dans son récent livre Une histoire de poudre (avec Sophie Verney-Caillat, Flammarion). Depuis cinq ans, "il n'est plus rare de voir arriver en consultation des consommateurs mariés ou vivant en concubinage, avec des enfants, un logement, une voiture et un emploi stable..." observe-t-il. Son constat est confirmé par le dernier rapport de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanie : "La majorité des utilisateurs de cocaïne se recrute, à l'heure actuelle, dans les classes intermédiaires de la société."

La coke se banalise. Entre amis désormais, "on ne fait plus tourner un joint, on offre de la cocaïne comme une bonne bouteille de vin, affirme le médecin. On l'achète à plusieurs pour agrémenter la soirée, on se fait une ligne sur la table du salon ou sur l'évier de la cuisine." Pour le prix d'un magnum ! 1 gramme coûte entre 40 et 80 euros, 20 euros de moins qu'au début des années 2000. Mais les risques de cette consommation conviviale ne sont pas mesurés. Car la cocaïne surfe sur cette autre idée fausse : elle n'aurait pas - ou peu - d'impact sur la santé. "C'est totalement faux ! s'insurge le spécialiste, une seule prise peut provoquer un arrêt cardiaque, un accident vasculaire cérébral ou une crise d'épilepsie." Cette drogue enregistre même le plus fort taux de tentatives de suicide chez ses consommateurs.

Le message a malheureusement bien du mal à passer, et pour cause. Dans les écoles, les familles, les lieux publics, la prévention se fait au compte-gouttes. Même l'avenir des unités de soins ne semble pas assuré. Le "plan addictions", mis en place il y a trois ans pour créer un service dédié dans chaque hôpital public, n'a pas atteint ses objectifs. "A peine 110 structures ont été inaugurées au total, pour près de 1 000 établissements", s'inquiète le Pr Michel Reynaud, chef du service d'addictologie de Paul-Brousse. Et, selon lui, "rien n'atteste que cette politique sera reconduite au-delà de l'année prochaine". Décidément, prendre en charge les damnés de la drogue est une position difficile à défendre. Politiquement. Moralement. Socialement aussi. Il y a pourtant urgence.


De la plante à la drogue
Vincent Olivier

Plante sacrée des Andes, la coca, découverte par les Incas il y a trois mille ans, était à l'origine consommée au cours de cérémonies religieuses. Mastiquée ou absorbée en infusions en raison de ses effets énergisants, elle fut aussi utilisée, des siècles durant, pour ses propriétés médicinales : antidouleur, anesthésiant local en ophtalmologie et dans le traitement de maladies respiratoires, comme la tuberculose et l'asthme. Quant à Freud, il lui donna ses lettres de noblesse en 1884 avec un article demeuré célèbre, "Über Koka", dans lequel il vantait ses qualités... aphrodisiaques !

Tout change au début des années 1900, lorsque les Etats-Unis, premiers consommateurs au monde, veulent éradiquer la production de coca. S'ensuit une série de conférences internationales visant à prohiber cette culture. En 1951, l'Organisation mondiale de la santé la classe parmi les produits "addictifs". Dix ans plus tard, une convention internationale interdit sa production. La Bolivie et le Pérou bénéficient toutefois d'un sursis de vingt-cinq ans, en raison d'une consommation considérée comme "traditionnelle". L'industrie pharmaceutique fait également exception. Une seule entreprise a droit à un monopole mondial pour un usage licite de la coca "décocaïnisée" : Coca-Cola.

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