jeudi 25 novembre 2010

Karachi, l'affaire qui mine la droite - Hervé Gattegno

Le Point, no. 1993 - France, jeudi, 25 novembre 2010, p. 44,45,46,48,50

Intrigues. Ventes d'armes, commissions occultes, règlements de comptes politiques... Le tourbillon du soupçon s'abat sur l'Elysée et ravive les tensions entre Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin. Au coeur du scandale : l'attentat qui tua onze Français au Pakistan en 2002 et les dessous financiers d'une vente de sous-marins. Enquête.

Comment la guerre a-t-elle été déclarée ? Nul ne le sait vraiment. Par qui ? Difficile à dire. Mais, désormais, elle fait rage. En quelques jours, le mystère de l'attentat de Karachi s'est transformé en scandale politique comme une bourrasque se change en tornade. Nicolas Sarkozy jure que la justice suivra son cours, mais perd son sang-froid devant les journalistes; Dominique de Villepin évoque de troublantes commissions sur les contrats d'armement, mais s'arrête à mi-chemin pour mieux tenir sa vengeance; les juges font la course aux révélations, des témoins oubliés surgissent du passé et les familles des victimes exigent qu'on ne leur cache rien - ce serait bien le moins.

Dans ce maelström d'hypothèses invérifiables, de demi-aveux et de faux-semblants, le fil de la vérité s'emmêle jusqu'à se perdre. La mort de 11 ingénieurs et techniciens français au Pakistan, en mai 2002, fut-elle la conséquence d'un règlement de comptes politique et financier qui se jouait à Paris ? Des commissions occultes ont-elles été promises à des personnalités dans l'ombre d'une vente de sous-marins ? Les indices abondent, mais les certitudes font défaut. Cela n'empêche pas le souffle du scandale de s'engouffrer dans la brèche.

Que des rivalités ancestrales - doublées de vindictes personnelles - au sein de la droite française se soldent aujourd'hui en coulisse ne fait, en revanche, guère de doute : le nouveau duel Sarkozy-Villepin qui s'annonce n'est pas tant la revanche de l'affaire Clearstream que la prolongation de l'affrontement Chirac-Balladur avant l'élection présidentielle de 1995. Ainsi, les haines qui tourbillonnent autour du « Karachigate » ont beau dater du siècle dernier, elles n'ont rien perdu de leur vigueur. Et les soupçons empoisonnés qu'elles distillent peuvent encore tuer.

Pour dénouer les fils de cet imbroglio en forme de thriller, il faut remonter le temps et distinguer ce qui est établi de ce qui est supposé, séparer les fantômes et les fantasmes - et se méfier également des deux.

1. L'attentat avait-il un mobile financier ? Cette thèse (évoquée par Le Point dès le 4 décembre 2008) résulte d'un rapport confidentiel, remis en septembre 2002 (soit quatre mois après l'attentat) à la direction de DCN, l'entreprise pour laquelle travaillaient les victimes de la bombe de Karachi. Ce document, rédigé par un ancien agent du contre-espionnage et baptisé du nom de code « Nautilus », écartait la responsabilité d'Al-Qaeda pour privilégier la piste d'une affaire de commissions impayées sur la vente par DCN, en 1994, de trois sous-marins au Pakistan.

Le rapport désignait des « personnalités militaires » pakistanaises susceptibles d'avoir « instrumentalisé le groupe islamiste qui a mené à bien l'action[terroriste] ». Il expliquait que « l'annulation des commissions avait été décrétée », aussitôt après l'élection de Jacques Chirac, en 1995, pour « assécher les réseaux de financement occulte » de son concurrent, Edouard Balladur; mais que cette décision avait eu pour effet de priver de financement certains groupes de guérilla islamistes au Pakistan, qui avaient alors décidé de punir la France.

Aucune preuve formelle ne valide ce scénario. Mais, bien que l'attentat ait été salué après coup par Ben Laden, nombre d'experts considèrent à présent que l'hypothèse Al-Qaeda, retenue d'emblée par la justice, n'est pas la plus crédible. La police pakistanaise ne s'est jamais montrée très coopérative et les deux suspects arrêtés à Karachi dans les jours suivant l'explosion ont été mis hors de cause l'an dernier. Si bien que le juge antiterroriste Marc Trévidic, chargé de l'enquête à Paris, a lui-même mis en avant la possibilité d'un mobile financier caché et a confié aux représentants des victimes que, dès lors, la piste d'un règlement de comptes lié aux commissions pouvait sembler « cruellement logique ». Le raisonnement se heurte cependant à un écueil de taille : pourquoi les terroristes auraient-ils attendu sept ans pour sanctionner par l'explosion d'une bombe en mai 2002 une décision prise par Jacques Chirac en 1995 ?

2. L'enquête peut-elle atteindre Nicolas Sarkozy ? Aucun élément matériel n'implique directement le chef de l'Etat dans l'affaire - pas plus s'agissant des causes de l'attentat que des arrière-plans financiers de la vente des sous-marins. Un rapport adressé à la justice française par la police du Luxembourg, en janvier 2010, lui attribue néanmoins un rôle dont les contours et l'importance restent à préciser. En 1994, DCN avait organisé la création d'une société-écran luxembourgeoise, Heine SA, afin d'y faire transiter les commissions destinées à rémunérer des « agents étrangers »- autrement dit : à corrompre certains décideurs étrangers dans les pays susceptibles de lui octroyer des marchés d'armement.

A cette époque, Nicolas Sarkozy était ministre délégué au Budget (dans le gouvernement Balladur). C'est en cette qualité qu'il aurait approuvé le montage conçu par DCN, alors contrôlée par l'Etat. Encore faut-il souligner que les commissions offshore étaient alors admises par la loi - la convention de l'OCDE qui les interdit n'est entrée en vigueur qu'en 2000. Au reste, l'approbation délivrée par le futur chef de l'Etat n'est pas attestée par un document officiel, mais par une note chronologique rédigée sur papier libre et saisie par la police au siège de DCN. Son libellé apparaît plutôt flou. A propos de la constitution de la société Heine, on peut ainsi lire : « Nicolas Sarkozy donne son accord depuis le ministère des Finances-Bercy. »

En dix ans, Heine a vu transiter par ses comptes 76 millions d'euros. Conclusion des policiers luxembourgeois : « Il semble exclu, vu le montant, qu'il se soit agi uniquement de consultance, mais[il est vraisemblable]qu'il ne s'agissait de rien d'autre que de corruption. » En 2004, les dirigeants de DCN décidaient de rompre toute relation avec leur société-écran, sans doute devenue encombrante. Depuis le Luxembourg, l'homme qu'ils avaient placé à sa tête, Jean-Marie Boivin, réclame alors des compensations financières. Pour cela il multiplie les démarches, alternant, semble-t-il, protestations et menaces. D'abord auprès de ses commanditaires de DCN, puis auprès des autorités françaises.

L'un de ses courriers , en 2006, est destiné à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur. Il y sollicite des « instructions » sur le devenir de la société. Des correspondances similaires ont été envoyées à Jacques Chirac et à Michèle Alliot-Marie - ce qui écarte a priori l'hypothèse d'un chantage visant les anciens partisans d'Edouard Balladur. Il est en revanche plausible que Boivin ait cherché à monnayer sa connaissance de plusieurs dossiers hautement sensibles. Un point reste cependant mystérieux : des copies des lettres qu'il a envoyées ont été retrouvées au Luxembourg, mais aucune trace n'a été décelée d'éventuelles réponses...

3. Y a-t-il eu des « rétrocommissions ? » Une « rétrocommission » est une partie d'une commission destinée à un décideur étranger qui revient clandestinement à un bénéficiaire français. Il est établi que le contrat de vente des sous-marins a donné lieu au règlement de deux commissions : l'une de 52 millions d'euros à un homme d'affaires pakistanais censé rémunérer les autorités de ce pays - y compris son actuel président, Asif Ali Zardari; l'autre de 33 millions d'euros au duo d'intermédiaires formé par le Libanais Ziad Takieddine et le Syrien Abdul Rahman el-Assir. Tous les dirigeants de DCN ont affirmé à la justice que ces deux derniers leur furent imposés par le cabinet de François Léotard au ministère de la Défense - et notamment son conseiller spécial, Renaud Donnedieu de Vabres.

Cette intervention politique dans l'élaboration du montage financier d'un contrat d'armement nourrit le soupçon lancinant - déjà évoqué dans le rapport « Nautilus » - d'une opération de financement électoral occulte. Explicitement visé par les familles des victimes de Karachi, Edouard Balladur a catégoriquement démenti que sa campagne de 1995 ait été alimentée par ce second réseau. Mais l'ancien Premier ministre est embarrassé par le rappel d'un épisode équivoque : après sa défaite, le Conseil constitutionnel s'était interrogé sur l'origine de 10 250 000 francs (1,56 million d'euros) déposés en espèces sur son compte de campagne.

Le candidat avait justifié cette manne par des dons de sympathisants et des ventes d'objets promotionnels. L'avocat des familles des victimes y voit, lui, la partie émergée d'un trésor caché - mais nombre de fidèles balladuriens assurent que ce pactole provenait en réalité des « fonds spéciaux » que les gouvernements de l'époque avaient à leur disposition.

Si la destination politique des commissions prévues sur les sous-marins n'est pas avérée, le détournement d'une partie de ces fonds, lui, ne fait guère de doute. Un rapport extrait des archives de DCN (et révélé par Le Point le 9 juillet 2009) indique que la commission promise au réseau Takieddine fut bloquée en 1996 « sur instructions des autorités françaises faisant état de retours illicites de tout ou partie des commissions en France ». Il est donc clair que le circuit de l'argent avait été reconstitué; et qu'il conduisait à des bénéficiaires indélicats. Indice de la fraude : l'intermédiaire libanais avait obtenu - contre tous les usages - que l'essentiel (85 %) de la somme prévue lui soit versé dès la signature de la vente des navires. Le solde de la commission (les 15 % restants) n'a jamais été acquitté par DCN. D'autres documents internes attestent que l'intermédiaire ne l'a jamais réclamé...

« Au vu des rapports des services secrets et des analyses effectuées(...), on a eu une intime conviction qu'il y avait des rétrocommissions », a expliqué la semaine dernière au juge Van Ruymbeke Charles Millon, qui succéda à François Léotard au ministère de la Défense après l'élection de Chirac, en 1995. Mais il assure que la DGSE ne lui fit que des « rapports oraux ». Et Dominique de Villepin n'a pas dit autre chose en brandissant, au 20 Heures de TF1, de « très forts soupçons de rétrocommissions » qui auraient pu profiter « à des personnalités, politiques ou non politiques ». Mais cette prudence dans le verbe cache peut-être d'autres secrets...

4. Que sait vraiment Villepin ? Assurément plus qu'il n'en dit. En 1995, c'est à lui que Chirac confia la mission de démêler l'écheveau des commissions. Secrétaire général de l'Elysée, Villepin mobilisa alors le ministre de la Défense, Charles Millon, et la DGSE. De juillet à octobre 1995, plusieurs anciens collaborateurs de François Léotard furent placés sur écoutes téléphoniques. Nul n'a jamais su ce que ces surveillances - révélées un an plus tard par Le Monde- ont permis aux hommes du président de découvrir, mais on en connaît les conséquences : c'est à la suite de cette opération d'espionnage que l'Elysée ordonna l'interruption des commissions.

Deux contrats d'armement étaient visés : la vente de frégates à l'Arabie saoudite et la livraison des sous-marins au Pakistan. Dans les deux cas, l'intermédiaire censé recevoir les fonds était le même Takieddine, que les chiraquiens suspectaient de travailler pour le clan Balladur. La consigne fut alors transmise à la Sofresa, société d'Etat chargée des grands contrats avec le royaume saoudien, dont le PDG, Michel Mazens, s'activa à dissuader les intermédiaires de réclamer leur dû. Au juge Van Ruymbeke celui-ci a raconté avoir exécuté la mission et avoir alerté le président de DCN. Outre les surveillances, l'opération pilotée par Villepin alla jusqu'aux manoeuvres d'intimidation. Un agent des réseaux chiraquiens, Frédéric Bauer, ex-policier reconverti dans la sécurité privée, a confirmé avoir été mandaté pour convaincre Takieddine de renoncer à tout versement. Mais ce n'est qu'au mois de mars 1997 que le litige fut définitivement clos, avec la destruction à Genève de ses contrats.

« J'informais M. de Villepin en temps réel de l'évolution de ce dossier », a précisé Mazens - ce qu'accréditent plusieurs documents datés de cette époque et détenus par Le Point. De même, Charles Millon a assuré avoir agi sous l'autorité de l'Elysée et « tenu régulièrement informé » Villepin des opérations entreprises. Ce dernier doit en avoir gardé la mémoire - sinon des archives... Dans un livre consacré à l'affaire (1), il affirmait, voilà quelques mois : « Chirac n'a pas donné d'instructions sans éléments. Il n'y avait peut-être pas de preuves matérielles, mais des écoutes, beaucoup d'écoutes. Et quand vous entendez toujours les mêmes noms revenir, ceux d'intermédiaires, surtout Takieddine, dans mon souvenir, mais aussi de directeurs de cabinet, de ministres eux-mêmes, de Balladur et de son financement... » Sans doute répétera-t-il ces mots devant la justice. Mais pourra-t-il les préciser ?

5. Le pouvoir entrave-t-il les enquêtes ? Oui et non. Alors que Nicolas Sarkozy s'était publiquement engagé à faire lever le secret-défense sur l'ensemble des documents relatifs à cette affaire, François Fillon a refusé, lundi, d'autoriser le juge Van Ruymbeke à perquisitionner au siège de la DGSE, comme celui-ci l'avait demandé. Le Premier ministre s'est retranché, pour cela, derrière l'avis de la Commission consultative du secret-défense - mais, comme son nom l'indique, cet organe, certes indépendant, ne rend que des avis... consultatifs. Le feu rouge opposé au magistrat peut donc être interprété comme le signe d'un double langage du pouvoir - ou d'un désaccord au sommet...

L'impression d'une volonté d'étouffement découle aussi d'une cascade de décisions de fermeture : le Conseil constitutionnel a refusé de transmettre les comptes rendus des délibérations de ses membres sur la validation des comptes de campagne d'Edouard Balladur en 1995 et le président (UMP) de l'Assemblée nationale, Bernard Accoyer, s'est opposé à la remise au juge Trévidic des dépositions recueillies par la mission d'information parlementaire sur l'attentat de Karachi... dont le rapport a pourtant été rendu public !

Rédacteur de ce rapport, le député (PS) Bernard Cazeneuve avait déjà dénoncé, durant ses travaux, l'obstination du ministère de la Défense à ne pas communiquer des documents utiles à son enquête. Il semble en outre évident que les services secrets n'ont pas livré l'intégralité des informations qu'ils détiennent sur cette affaire. Que l'Elysée l'ordonne aujourd'hui pourrait mettre un terme à la folle sarabande des soupçons. Ou au contraire l'accélérer.


Les dirigeants

Nicolas Sarkozy

Ministre du Budget en 1994, il serait cité dans des documents relatifs au montage financier de la vente des sous-marins. Son implication dans l'affaire des commissions n'est pas démontrée.

Dominique de Villepin

Il a évoqué de « très forts soupçons de rétrocommissions» puis précisé qu'il n'avait aucune preuve du lien entre l'attentat de 2002 et la vente des sous-marins.

Edouard Balladur

Le financement de sa campagne présidentielle de 1995 est en cause. Il pourrait avoir profité de versements occultes sur des ventes d'armes, ce qu'il nie.

Renaud Van Ruymbeke

Il enquête sur le volet français de l'affaire. Juge d'instruction renommé, il s'est attiré la vindicte de Nicolas Sarkozy pour son rôle ambigu dans l'affaire Clearstream.

Marc Trévidic

Magistrat antiterroriste, il a abandonné la piste d'Al-Qaeda pour retenir l'hypothèse d'un mobile financier dans l'attentat de Karachi.

François Léotard

Ministre de la Défense au moment du contrat pakistanais, il aurait imposé un intermédiaire dans le circuit des commissions.

Ziad Takieddine

Homme d'affaires libanais, il a perçu 33 millions d'euros de commission sur la vente des sous-marins. En 1995, l'Elysée le soupçonnait d'appartenir au clan Balladur.

Charles Millon

Ministre de la Défense de Chirac, il dit avoir reçu l'ordre de bloquer les commissions destinées à Takieddine, après enquête des services secrets.


1. « Le contrat », de Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme (Stock).

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