vendredi 26 novembre 2010

Les orchestres français et le concert de la mondialisation - Benoît Duteurtre

Marianne, no. 710 - Culture, samedi, 27 novembre 2010, p. 78

Symboles de la vie musicale classique, les orchestres symphoniques font de la résistance dans un contexte économique difficile où tous les coups sont permis...

Chaque soir, partout en France, un public fervent applaudit ces fabuleuses machines à musique que sont les orchestres symphoniques. Les chatoiements de Ravel, les élans romantiques reprennent vie grâce à l'art collectif des musiciens. Largement tributaires des finances publiques, ces institutions héritées du passé paraissent néanmoins fragilisées. Depuis plusieurs années, les subventions du ministère de la Culture sont en stagnation - autant dire en baisse, si l'on tient compte de l'augmentation des charges. Ici ou là, en France, quelques élus locaux expriment leur scepticisme devant la nécessité d'entretenir ces formations de 50 ou 100 instrumentistes salariés. Au même moment, des groupes musicaux enthousiastes, tels ces ensembles baroques couronnés par le succès, semblent offrir un modèle plus léger, moins coûteux, prêt à relayer les orchestres permanents et leurs instrumentistes réputés "routiniers", coupables de s'accrocher "à leurs privilèges". Ainsi, le langage du néolibéralisme, avec ses dogmes (trop de fonctionnaires) et ses solutions obligées (plus de souplesse), gagne-t-il peu à peu la vie musicale.

La crise des orchestres n'est pas nouvelle. Si la première moitié du XXe siècle fut marquée par l'abondance d'opéras et de "philharmonies" dans toutes les grandes villes, un premier déclin s'est amorcé au lendemain de la guerre, sur fond de modernisation. Nombre d'édiles, grisés par les progrès du disque et de la radio, jugeaient alors ces institutions poussiéreuses. Seules quelques municipalités à forte tradition musicale, comme Strasbourg ou Bordeaux, maintenaient une activité symphonique professionnelle, à côté des associations de "concerts populaires" (comme l'Orchestre Pasdeloup qui vient de fêter son 150e anniversaire). La création, dans les années 60, d'une direction de la musique sous la houlette du compositeur Marcel Landowski reposait en partie sur cette constatation. Face aux "déclinistes" qui estimaient suffisant de maintenir un ou deux orchestres de prestige, les responsables de la politique gaulliste entendaient mobiliser les élus locaux pour assurer l'existence d'outils musicaux sur tout le territoire : ainsi naquirent l'Orchestre national de Lyon, l'Orchestre national des Pays de la Loire, puis l'Orchestre national de Lille et plusieurs autres formations offrant de riches saisons musicales mais aussi des centaines d'emplois permanents.

Désengagement de l'Etat

L'arrivée de la gauche au pouvoir et le doublement des subventions du ministère de la Culture allaient confirmer cet engagement de l'Etat. Mais les années Lang devaient aussi, involontairement, fragiliser ce dispositif en élargissant le champ de la culture subventionnée. Jusqu'alors, la priorité accordée à la musique classique ne faisait guère débat. "Les temps ont changé", remarque Jean Verne, conseiller musical de la direction régionale des affaires culturelles (Drac) de Bretagne, une antenne régionale du ministère de la Culture : "La prééminence de l'orchestre symphonique ne va plus de soi. Nous soutenons également le cirque, les marionnettes, les musiques actuelles (rock, rap, musiques électroniques...)." On peut s'interroger sur la nécessité de subventionner des musiques commerciales. Quoi qu'il en soit, depuis le milieu des années 90, la multiplication des domaines d'intervention s'accorde mal à l'objectif de limitation des dépenses publiques. Comment satisfaire quantité d'obligés qui réclament tous la réévaluation de leurs subventions ? Dans ce contexte, les orchestres français découvrent aujourd'hui la version musicale de la mondialisation.

Le premier aspect est le désengagement progressif de l'Etat. Le sénateur communiste Ivan Renar, président de l'Association française des orchestres (AFO), déplore "la non-revalorisation, sauf exception, des subventions d'Etat depuis 2004", ajoutée aux "difficultés financières des collectivités locales". L'Orchestre philharmonique de Strasbourg recevait 1 230 000 e en 2003... et 1 153 000 e en 2008 ! Dans le même temps, la part de la municipalité est passée de 7 à 9 millions. Faute de poids financier, le rôle du ministère de la Culture comme aiguillon de la vie artistique tend à disparaître. Tout repose davantage - comme au lendemain de la guerre - sur la seule volonté des élus locaux. Certes, les Strasbourgeois, les Montpelliérains, les Toulousains ont la chance de vivre dans des villes qui n'ont jamais lésiné sur le prestige musical. Mais l'"Etat culturel" semble à mille lieues de stimuler la naissance de nouvelles formations symphoniques dans les grandes agglomérations sous-équipées : Clermont-Ferrand, Reims, Le Havre, Caen, sans parler de Marseille, la deuxième ville de France...

Ce recul du volontarisme étatique fait aussi le jeu de collectivités locales qui ne voient pas toujours la nécessité d'entretenir de coûteux orchestres. A Avignon, dans l'entourage de la maire, Marie-Josée Roig, certains responsables s'interrogent sur l'avenir d'une formation, de taille pourtant modeste, qui coûte à la ville 1,2 million d'euros par an. Ne serait-il pas moins cher d'engager des musiciens au coup par coup, pour les représentations d'opéra, que d'entretenir une quarantaine d'instrumentistes salariés ? "Il paraît dispendieux de payer autant pour 1 000 spectateurs, quand le football remplit un stade de 15 000 personnes", déplore Philippe Grison, directeur de l'orchestre. En Bretagne, tout récemment, un rapport de la chambre régionale des comptes (toujours utile quand on veut bousculer une institution) a dénoncé le supposé manque de rayonnement de l'orchestre régional (entre 1997 et 2005, le nombre d'abonnés est pourtant passé de 700 à plus de 1 800). Loin de tempérer ces critiques, le représentant de la Drac pointe lui aussi le "manque d'engagement" des musiciens. Selon lui, la stagnation des financements publics oblige l'orchestre à "se remettre en question". Du pain bénit pour certains élus du Finistère qui supportent mal cet orchestre basé à Rennes, en Ille-et-Vilaine !

Derrière ces débats s'opposent deux conceptions. D'un côté, les partisans de formations symphoniques comme principaux vecteurs d'une vie musicale permanente. A leurs yeux, les orchestres de Bretagne ou d'Avignon souffrent surtout d'un effectif trop faible qui limite leur répertoire ; le véritable enjeu serait d'engager de nouveaux musiciens. De l'autre côté, ceux qui pensent que l'énergie, l'enthousiasme se trouvent du côté des jeunes formations baroques aux effectifs plus réduits. C'est ainsi que le président de la région Bretagne, Jean-Yves Le Drian, a envisagé un "rapprochement" entre l'Orchestre de Bretagne et l'Ensemble Matheus, connu pour ses enregistrements de Vivaldi, sous la direction de Jean-Christophe Spinosi. Les défenseurs de la formation rennaise ont vu rouge : l'Ensemble Matheus, basé à Brest, est un ensemble d'intermittents à géométrie variable, sans grand rapport avec le fonctionnement des orchestres permanents ni avec leur répertoire. A Grenoble, déjà, les excellents Musiciens du Louvre de Marc Minkowski ont "avalé tout cru l'orchestre de chambre grenoblois", comme le déplore Christian Merlin, critique musical au Figaro. Face à l'agitation, Spinosi a préféré retirer sa candidature.

"Fusion-acquisition"

L'exemple breton évoque furieusement le principe de la "fusion-acquisition", transposé au monde musical : si une région soutient deux formations, pourquoi ne pas les réunir, en accomplissant quelques économies ? L'Etat qui, voilà quarante ans, s'acharnait à augmenter le nombre d'orchestres permanents planche ainsi sur plusieurs hypothèses de "rapprochement". Les opéras et orchestres d'Avignon, Aix-en-Provence et Marseille se verraient progressivement fondus dans une même structure rayonnant sur toute la Provence. La fusion des opéras de Metz et de Nancy est également sur le métier. Selon le langage des entreprises, on fabrique des "champions français, d'envergure européenne". Sur le terrain, cela signifie moins de musiciens, moins de concerts, moins d'opéras : le nombre de spectacles lyriques à Metz est déjà en diminution.

En Allemagne, aujourd'hui, toute ville grande ou moyenne dispose d'un orchestre et d'un opéra permanents, financés par la collectivité. Là-bas, une région comme la Bretagne aurait deux philharmonies de 100 musiciens. Mais les détracteurs du système citent plus volontiers l'exemple anglais, où les instrumentistes travaillent dans un système très concurrentiel et socialement peu protégé. Leurs yeux brillent d'admiration devant ces jeunes passionnés qui enchaînement séances et répétitions pour des appointements modestes... Entre ces deux modèles, la France hésite encore. Certes, les conventions collectives défendues par les syndicats suscitent parfois la critique (quand les musiciens abandonnent leur répétition à la seconde près ou freinent les projets d'enregistrements). Mais, dans un contexte économique difficile, tous les arguments sont bons pour réduire les institutions permanentes... Et, pourquoi pas, faire appel occasionnellement à des orchestres d'Europe de l'Est, beaucoup moins coûteux que les formations françaises, et qui constituent une forme de "délocalisation" à domicile.

A ces questions économiques s'ajoute, depuis plusieurs décennies, une forme de "mondialisation" du répertoire. En s'ouvrant davantage à des compositeurs trop rarement joués (Mahler, Bruckner, Chostakovitch), les orchestres français ont délaissé leurs chevaux de bataille traditionnels (Gounod, Lalo, Saint-Saëns, Roussel, Ibert...). A Toulouse, le jeune chef d'orchestre russe Tugan Sokhiev donne aujourd'hui la priorité, sous le soleil du Languedoc, aux chefs-d'oeuvre de Tchaïkovski, Brahms et Rachmaninov - suscitant d'ailleurs l'enthousiasme du public après les années plus "françaises" de Michel Plasson (lire l'encadré, p. 82). Un peu partout, les programmes se resserrent autour du même pôle romantique russe et allemand, au détriment d'un répertoire national très riche, progressivement réduit à Berlioz, Debussy et Ravel. Sur ce point aussi, l'Etat culturel semble avoir renoncé à toute politique directive qui pourrait conduire les orchestres subventionnés à mieux défendre le "patrimoine", comme cela se fait dans la plupart des pays.

Chef contre manager

Signe de cette évolution, la quasi-totalité des formations françaises sont désormais dirigées par des chefs étrangers. Jean-Claude Casadesus, chef de l'Orchestre national de Lille, constate avec étonnement qu'il fait figure d'exception. Car le "chef patron" qui a longtemps régné sur les orchestres se voit désormais contesté par une autre catégorie professionnelle : celle des administrateurs devenus managers, qui savent parler aux politiques et règnent sur les orchestres. Ceux-là préfèrent généralement engager un maestro venu de loin, qui tienne la baguette entre deux tournées sans leur disputer le pouvoir. Les plus brillants jeunes chefs français se trouvent ainsi, presque systématiquement, écartés des orchestres où ils devraient rayonner ! Il est vrai que, dans la société mondialisée, ils n'ont pas trop de peine à réussir ailleurs : tel Stéphane Denève, directeur musical du Royal Scottish National Orchestra, Alain Altinoglu, réclamé par les grands opéras du monde, ou Bertrand de Billy, mieux reconnu à Vienne qu'à Paris. Certains chefs, pourtant, font de la résistance. En 2009, la ville de Lyon a recruté l'un de ces entrepreneurs musicaux, Laurent Langlois, déjà impliqué dans le démantèlement de l'Opéra de Rouen. Débarquant avec son langage de communicant, il s'est rapidement opposé au maestro allemand Jun Märkl, soutenu par une majorité des musiciens. Mais, là encore, la crise fait le jeu de ceux qui verraient bien "fusionner" les deux orchestres lyonnais, le national et celui de l'opéra.

Marquer leur spécificité

La France musicale est-elle revenue à la situation qui prévalait dans les années 50 ? Par bonheur, nombre de responsables politiques et administratifs se montrent attachés à une vie musicale de qualité. Mais il faut bien constater que le ministère de la Culture, en plein remaniement, rappelle parfois l'ancien secrétariat d'Etat aux Beaux-Arts qui ne gérait que l'Opéra et quelques institutions de prestige, abandonnant le reste aux bonnes volontés de terrain. Tout récemment, le projet d'auditorium à la Cité de la musique - d'un coût presque scandaleux dans le climat de restriction budgétaire imposé aux régions - a pu donner l'image d'une politique culturelle recentralisée. On préférerait que l'essor des orchestres de région reste une priorité ; ne serait-ce que parce que cette forme de diffusion musicale est la moins soutenue par les circuits commerciaux, le mécénat et les élus en quête de vastes auditoires.

Moins touchées par la crise, les grandes formations parisiennes connaissent aujourd'hui une évolution intéressante qui donne à réfléchir. Des années durant, elles ont tenté de se hisser au rang des meilleurs orchestres internationaux en imitant leur style et leur répertoire. Aujourd'hui, elles entendent marquer davantage leur spécificité dans la vie musicale mondialisée. A l'Orchestre de Paris, l'arrivée du directeur musical Paavo Järvi s'est accompagnée d'une volonté de remettre en lumière les oeuvres de Franck, Fauré, Saint-Saëns ou Dukas. Comme l'explique Didier de Cottignies, responsable de la programmation, "les musiciens français gardent un goût et une connaissance de ce répertoire qui doit rester notre domaine d'excellence". Même son de cloche à Radio France, où Marc-Olivier Dupin, patron des deux orchestres, souhaite redonner à chacun une mission spécifique : la création et le répertoire lyrique à l'Orchestre philharmonique de Radio France ; la musique française à l'Orchestre national de France qui en fut longtemps le glorieux porte-parole. Dupin, qui a dirigé le Conservatoire de Paris, insiste également sur la nécessité de former le public, de jouer dans de vastes lieux, de donner des concerts éducatifs - une mission sociale qui contribuera peut-être à réconcilier les élus avec les orchestres trop souvent considérés comme de dispendieux joujoux au service des privilégiés. B.D.

Le festival Orchestres en fête ! - organisé par l'Association française des orchestres - propose partout en France de nombreux concerts symphoniques le samedi 27 et le dimanche 28 novembre. Programme complet sur orchestresenfete.com


LES PRINCIPAUX ORCHESTRES SYMPHONIQUES FRANÇAIS*

A Paris

Trois orchestres d'envergure internationale : l'Orchestre de Paris (direction : Paavo Järvi), financé par le ministère de la Culture et la Ville de Paris ; deux formations de Radio France, l'Orchestre national de France (Daniele Gatti), et l'Orchestre philharmonique de Radio France (Myung-Whun Chung).

Trois associations symphoniques datant du XIXe siècle, gérées directement par les musiciens : l'Orchestre Colonne (direction : Laurent Petitgirard), l'Orchestre Lamoureux (Yutaka Sado) et les Concerts Pasdeloup.

A citer également : l'Orchestre national d'Ile-de-France, financé par la région (direction : Yoel Levi), l'Ensemble orchestral de Paris (Joseph Swensen) et l'Orchestre de l'Opéra (Philippe Jordan), parfois considéré comme le meilleur de tous, mais dévolu aux productions lyriques.

En région

Neuf grands orchestres symphoniques : l'Orchestre national Bordeaux Aquitaine (direction : Kwamé Ryan), l'Orchestre national de Lille (Jean-Claude Casadesus), l'Orchestre national de Lyon (Jun Märkl), l'Orchestre national de Montpellier Languedoc-Roussillon (Lawrence Foster), l'Orchestre national des Pays de la Loire (Nantes-Angers, John Axelrod), l'Orchestre national de Lorraine (Metz, Jacques Mercier), l'Orchestre philharmonique de Nice (Philippe Auguin), l'Orchestre philharmonique de Strasbourg (Marc Albrecht ), l'Orchestre national du Capitole de Toulouse (Tugan Sokhiev).

Orchestres symphoniques d'effectif plus réduit ("orchestres Mozart") : l'Orchestre lyrique régional d'Avignon Provence, l'Orchestre de Bretagne, l'Orchestre régional de Cannes Provence-Alpes-Côte d'Azur, l'Orchestre symphonique de Mulhouse, l'Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, l'Orchestre de Picardie, l'Orchestre Poitou-Charentes, l'Orchestre de l'Opéra de Rouen Haute-Normandie.

* Cette liste ne comprend que les formations permanentes de musiciens salariés. Elle ne prend pas en compte les orchestres de chambre, ni les

MICHEL PLASSON, PRINCE DE TOULOUSE

Pendant trente-cinq ans, Michel Plasson a fait de l'Orchestre national du Capitole l'orchestre français de référence. Son amour d'un répertoire découvert dans sa jeunesse, sous la baguette des plus grands chefs, l'a conduit à ressusciter quantité de chefs-d'oeuvre négligés, dans un étroit partenariat avec la maison de disques EMI. Le coffret de 37 CD qui sort aujourd'hui donne une idée étincelante de cet engagement au service de Bizet, Chabrier, Fauré, Saint-Saëns, Magnard, Roussel... Le sens inné de la couleur orchestrale et le charisme de Plasson auront été médiocrement récompensés par son éloignement de l'orchestre en 2003. Les Toulousains ont, certes, découvert l'éblouissant chef russe Tugan Sokhiev qui a imprimé sa marque en se tournant davantage vers le répertoire romantique. Le retour progressif dans les programmes de Franck, Saint-Saëns ou Debussy laisse espérer que cet orchestre, devenu champion du grand répertoire, sache aussi renouer avec le magnifique héritage de Michel Plasson.

Michel Plasson et la musique française, coffret de 37 CD, EMI.

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