jeudi 18 novembre 2010

LITTÉRATURE - Millet et Nabe : les maudits parlent



Le Point, no. 1992 - Idées, jeudi, 18 novembre 2010, p. 110,111,112

Leur marque de fabrique ? La polémique. Auteurs d'une oeuvre abondante, Richard Millet et Marc-Edouard Nabe se plaignent d'être ostracisés par les médias et le milieu littéraire. Le premier, prix de l'Essai de l'Académie française en 1994 pour « Le sentiment de la langue », a édité « Les Bienveillantes » de Jonathan Littell, obtenu le prix Goncourt avec lui, et publie aujourd'hui trois nouveaux livres. L'autre, Marc-Edouard Nabe, est parvenu en finale du prix Renaudot avec « L'homme qui arrêta d'écrire », qu'il a édité lui-même (marcedouardnabe.com). Le triomphe de Michel Houellebecq et de Virginie Despentes, deux anti-conformistes des lettres, les a-t-il apaisés ? A chacun d'eux Le Point a posé les mêmes questions. Directes. Leurs réponses le sont tout autant.

Le Point : Vous vous sentez maudit ?

Richard Millet : Non. Le maudit est impensable dans un monde où maudire reviendrait à exclure, donc à faire le jeu du « racisme ». Ou alors il est une figure de l'establishment. En revanche, je suis réprouvé, prétendu mal-pensant, donc « puni » par le politiquement correct, ce système d'inversion permanente des valeurs qui fait du faux une des manifestations du vrai, sans parvenir à faire de moi un de ses dissidents officiels ou tolérés. J'ai guerroyé au Liban; j'ai, me dit-on, du sang sur les mains : scandaleux ! Plus scandaleux encore : je n'aime ni Echenoz, ni Onfray, ni le rock, ni la pornographie. Je suis un écrivain sans prix ! On veut ma mort économique, ne pouvant m'atteindre symboliquement : mes derniers livres sont boycottés par la plupart des journaux, notamment les suppléments littéraires de la presse socialo-gaucho-petite-bourgeoise : un vrai « sans-papiers », un non-citoyen de l'empire du bien.

Marc-Edouard Nabe : Non.

Qu'est-ce que vous reprochez au milieu littéraire français ?

R. M. : Son insignifiance, son mimétisme, son ignorance linguistique, son népotisme, son manque d'intérêt pour cet extraordinaire réel qu'est la province, son défaut de goût, son complexe de colonisé qui lui commande de s'aligner sur le modèle romanesque anglo-saxon, son souci d'évacuer la littérature même sous la forme de l'impérialisme romanesque... Ce que je reproche à la littérature française vaut pour la majeure partie de ce qui se publie dans le monde, la littérature anglo-saxonne particulièrement : Rushdie, ennuyeux bavard ! Jim Harrison, régionaliste bouffi ! Franzen, « intello » pour ménagères suivant des ateliers d'écriture ! Garcia Marquez, feuilletoniste petit-bourgeois ! Et toute la guimauve indo-anglaise...

M.-E. N. : D'être toujours contre la littérature. Je n'ai jamais vu un éditeur ou un critique défendre vraiment un livre qui en vaille la peine. Ils n'ont ni le temps ni l'amour pour ça. En revanche, ils se passionnent pour ce qu'ils peuvent en tirer comme profit. Dans le monde littéraire, finalement, aucun livre n'est lu. Ne règnent qu'une lâcheté toujours surprenante, un mauvais goût infaillible, une ignorance profonde de l'histoire littéraire et surtout une vision déprimante de la vie.

Y a-t-il encore des noms qui vous donnent de l'espoir pour la littérature française ?

R. M. : Jean-Benoît Puech, Renaud Camus, Jean Rolin, André Blanchard, Régis Jauffret, Antoni Casas Ros, Laurence Plazenet, Katrina Kalda, entre autres, le plus intéressant se trouvant peut-être, aussi, dans les grands essais de Jean Delumeau, de Jean-Louis Schefer ou de Jean-Luc Marion. Mais ce qui me donne de l'espoir, en ce crépuscule, et à condition de ne pas tenir compte du fait que la littérature est, rappelait Gracq, de tous les arts, celui qui est apparu en dernier et qui sera peut-être le premier à disparaître, ce qui me donne de l'espoir, c'est l'inconnu que suscite toute époque crépusculaire : la fonction cognitive et risquée de l'écriture, laquelle n'empruntera pas forcément les voies du roman.

M.-E. N. : Lisa Bresner, malheureusement elle est morte. Une jeune écrivaine, avec un monde à elle et une langue très originale. Je l'aimais beaucoup, elle était hantée par la Chine, le Japon, l'enfance et la mort. Dans l'indifférence générale, elle a écrit une dizaine de livres chez Gallimard (autant dire dans un cimetière), puis elle s'est suicidée.

Un écrivain n'est-il pas, par définition, un peu ostracisé ?

R. M. : Oui, mais dans un monde où l'ostracisme est devenu une valeur en soi, donc une imposture, et où l'écrivain n'est qu'un romancier fabriquant de la fausse monnaie, la seule dissidence réside dans le fait d'exister par son style : une sorte d'autoexclusion, d'apartheid volontaire, de scandale permanent suscité par le style, à quoi s'ajoute, pour moi, le fait d'être français de souche, blanc, catholique, hétérosexuel, non cocaïnomane, non médiatique et croyant au surnaturel. C'est dire à quel point je suis seul, nul écrivain contemporain n'osant se réclamer de moi ni même évoquer mon travail. Je suis l'inexemplaire même.

M.-E. N. : A partir du moment où il se bat contre l'injustice dominante et contre des forces plus fortes que lui, il ne peut qu'être ostracisé. S'il ne l'est pas, c'est qu'il y a un problème. Après, certains sont faussement ostracisés pour être les rebelles du système dans le système, « les poils à gratter, les enfants terribles, les trublions, les insoumis... ». On vient d'en couronner deux, là...

Le Goncourt à Houellebecq et le Renaudot à Despentes, n'est-ce pas la preuve que l'exclusion et l'anathème ont toujours une fin ?

R. M. : Non : l'anathème n'est qu'une figure du nouvel ordre moral. Il s'agit là de faux imprécateurs, de rôles bien établis, d'Antéchrists de supermarché, récupérés avant même qu'ils n'aient ouvert la bouche. L'anathème n'est qu'un vecteur publicitaire. Au nom de quoi anathémiser un écrivain, aujourd'hui, sinon pour sa fidélité à soi, c'est-à-dire aux valeurs de la verticalité, de la langue, de la pureté face au mal régnant sur le monde ?

M.-E. N. : Vous plaisantez ? Je trouve même la question de mauvais goût, sachant qu'on m'a fait louper ce même Renaudot d'un cheveu... Et justement au profit de cette affiche consensuelle. Ni Houellebecq ni Despentes n'ont été exclus ou anathémisés par le milieu littéraire, ils ont toujours été très bien intégrés au minable monde de l'édition conventionnelle et corrompue. Ils n'ont été que vaguement mal vus par la morale publique, ce qui n'a rien à voir. On confond toujours. Que la « trashitude » de Despentes et de Houellebecq ait choqué les bourgeois n'a fait que les faire consacrer par ces mêmes bourgeois.

Qui détestez-vous le plus ?

R. M. : Le démoniaque, qui a la figure innombrable du romancier international, antiraciste, inculte, hédoniste et vertueux, et qui se prostitue dans une langue marécageuse, en voie de créolisation américaine.

M.-E. N. : Je ne déteste personne, mais je méprise beaucoup de gens. En particulier les renégats et les jaloux. Récemment, Yann Moix et Alain Soral, qui m'ont collé aux basques puis plagié pendant des années, se sont mis brusquement à me cracher à la gueule.

Faut-il tout publier ?

R. M. : Tout publier est un fantasme démocratisant lié à Internet, un cauchemar en voie de réalisation, un des éléments du totalitarisme light qui suggère que chacun peut être écrivain, sous prétexte d'authenticité immédiate et non discriminée. L'enfer du roman, justement ! Le règne de ce que j'appelle la postlittérature et qui est tout le contraire de la littérature au sens où nous l'entendons : une perpétuelle invention formelle, en même temps qu'une mémoire vive de la langue et de la civilisation dont nous sommes les héritiers. Ecrire, c'est créer en héritant, et non se moucher sur Internet.

M.-E. N. : Il faudrait déjà tout écrire !


Millet, « venin » vidi vici
Marine de Tilly

Richard Millet est fait de deux sèves. L'une est suave, épaisse, divine; celle qui coule lentement dans ses romans, dans ses récits, dans « Tarnac », songe envoûtant autour d'une imposture, ou dans « Cinq chambres d'été au Liban », chapelet de pensées sur ces lieux de dialogue entre le dedans et le dehors. Et puis il y a l'autre, plus acide, celle qu'il expectore dans ses essais comme un venin au visage de la « postlittérature », ce « mixte de roman policier, de gnose sociologique et de psychologisme de magazine féminin, rédigé dans un sous-état de langue par quoi l'idéologie du Bien se répand irrésistiblement ». Le roman a bien commencé un jour, pense Millet, il n'y a donc pas de raison qu'il ne meure, et il semble que sa dernière heure ait sonné. Mais « L'enfer du roman » n'est pas qu'une lamentation sur ce que le genre fut au temps de Cervantès, Proust ou Musil. Retenons l'hommage : « J'aurai passionnément aimé le roman,écrit Millet.Il m'a conduit sur des rives écartées où j'apprends enfin à être moi-même, c'est-à-dire seul - et rien. Je l'aime à présent malgré lui. Et je ne déteste pas l'idée du feu où nous brûlerions ensemble. » En publiant en même temps « Tarnac » et « Cinq chambres », formes narratives « alternatives » dont la puissance supplante parfois celle du genre romanesque, Millet pensait peut-être « contourner » le roman. Mais il se trouve, délicieuse ironie, que ces deux livres se lisent, précisément, « comme des romans »

« L'enfer du roman - Réflexions sur la postlittérature », de Richard Millet (Gallimard, 554p., 18,90E). Et aussi : « Tarnac » (L'Arpenteur, 82p., 10E). « Cinq chambres d'été au Liban » (Fata Morgana, 48p., 10E).

Nabe, cinglant et crépusculaire
Franz-Olivier Giesbert

Nous vivons une drôle d'époque où ce ne sont plus les livres qui sont jugés, mais leurs auteurs. C'est pourquoi la messe est dite pour Marc-Edouard Nabe, professionnel du soufre et thuriféraire, entre autres, de l'affreux président iranien. Si l'on prend la peine de lire son gros et puissant roman, « L'homme qui arrêta d'écrire » (1), il ne fait pourtant aucun doute que Nabe est un écrivain, et même un grand écrivain, comme l'a déjà clamé ici Claude Imbert. Après une centaine de pages éblouissantes sur la tragédie de l'auteur contemporain, N. le Maudit nous raconte le déclin du monde des lettres en général et de l'écrit en particulier sur un ton cinglant et crépusculaire. Avec des horreurs sur les amis de notre maison et des vacheries sur l'auteur de ces lignes. Mais au Point nous ne croyons pas au crime de lèse-majesté

1.Ouvrage autoédité, www.marcedouardnabe.com.

Repères Richard Millet

1953 Naissance.

1986-1993 « Le sentiment de la langue », prix de l'Essai de l'Académie française en 1994.

2003 « Ma vie parmi les ombres » (Gallimard).

2009 « La confession négative » (Gallimard) fait polémique. 2010 « L'enfer du roman » (Gallimard).

2010 « L'enfer du roman » (Gallimard).

Repères Marc-Edouard Nabe

1958 Naissance.

1985 « Au régal des vermines » (Bernard Barrault). Scandale à « Apostrophes ».

1991-2000 Journal intime (4 vol.).

2010 Nabe lance Marcedouardnabe.com, plate-forme d'autoédition, où il publie « L'homme qui arrêta d'écrire ».

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