mercredi 17 novembre 2010

LIVRE - Mitterrand sous les flèches d'Aron - Emmanuel Hecht


L'Express, no. 3098 - livres, mercredi, 17 novembre 2010, p. 112-114

Les Mémoires du "spectateur engagé" reparaissent. Enrichis notamment d'un chapitre inédit où il écrit, en 1983, que le président d'alors "nous ramène à un parti hexagonal, à la politique littéraire, à l'ignorance du monde". Extraits.

Les Mémoires de Raymond Aron, sortis en 1983, sont édités dans leur version intégrale, avec trois chapitres que l'éditeur avait ôtés, estimant l'ouvrage trop volumineux. L'Express publie en avant-première des extraits de l'un de ceux-ci, "L'épisode socialiste", pour au moins trois raisons. La première, c'est que Raymond Aron fut un des grands éditorialistes du journal, entre juillet 1977 et octobre 1982. Il consacre d'ailleurs un chapitre à cette expérience, en particulier à la crise qui opposa le propriétaire de l'époque, Jimmy Goldsmith, à la rédaction en chef, Jean-François Revel et Olivier Todd. La deuxième raison est pédagogique. Ce texte est une belle illustration de la méthode Aron : observation, rigueur et doute méthodique de celui qui ne cessa de dénoncer, sous les injures parfois, les illusions de l'intelligentsia occidentale, fascinée - comme le lièvre par le boa - par le communisme et qui fut un marginal au sein de son camp, une droite au fond peu libérale. Enfin, ce texte est une incitation à lire l'intégralité des Mémoires du "commentateur politique le plus lucide que la France ait compté" (Tzvetan Todorov), mais aussi, à (re)découvrir, à travers des souvenirs personnels égrenés avec pudeur, "l'infinie complexité de cette âme tourmentée", selon la formule percutante de son biographe Nicolas Baverez.

" A l'égard du président actuel [François Mitterrand], je n'éprouve aucune antipathie. Je l'ai rencontré plusieurs fois, j'eus un dialogue avec lui à la télévision, dialogue passablement académique, d'abord sur quelques problèmes du socialisme, ensuite sur des événements récents, en particulier sur le coup d'État chilien. Je tentai vainement de le convaincre que les grands groupes industriels qu'il voulait nationaliser ne constituaient pas des monopoles et ne remplissaient pas un service public. Il reprit l'offensive sur la chute du président Allende ; je déplorai la prise du pouvoir par le général Pinochet mais j'expliquai le "coup" d'une armée, réputée pour son loyalisme, par les erreurs du gouvernement de gauche et de ses alliés encombrants del'extrême gauche plus que par l'intervention supposée des Etats-Unis. Dans une controverse à la télévision, la nuance passe mal : François Mitterrand, lui, ne se refusa pas les avantages d'une présentation en noir et blanc ; d'un côté les vilains, les hommes du sabre, qui avaient assassiné leur chef et la démocratie ; de l'autre, les héros valeureux qui avaient voulu introduire un peu plus de justice dans une société déchirée.

Cela dit, je ne vois pas en lui le président qui convient à la France dans le contexte international. Avec sa majorité de députés socialistes, il nous ramène aux précédentes républiques, à un parti hexagonal, à la politique littéraire, à l'ignorance du monde. L'allergie de F. Mitterrand aux problèmes de gestion est admise, même dans les milieux proches de lui. Il réussit à manier le vocabulaire économique et à développer une thèse reçue de l'un ou l'autre de ses conseillers. Mais dans une discussion, si son interlocuteur la critique, il ne trouve pas les arguments pour la soutenir. Je garde le souvenir d'un dialogue avec Giscard en 1974, dans lequel il avait suggéré une revalorisation du franc par rapport au mark - ce qui n'était nullement absurde à cette date - mais il ne parvint pas à répliquer quand son interlocuteur tourna en dérision cette proposition. Il ressemble aux "grands hommes" de la IIIe et de la IVe République, épris de belles-lettres, avec un talent de plume qu'il cultive. Je ne pense pas que les énarques soient par définition les meilleurs gouvernants ou les "politiciens" les plus doués. La formation par les humanités n'exclut pas l'intelligence de la réalité moderne. G. Pompidou composa une anthologie de la poésie française - ce qui ne l'empêcha pas d'entrer dans la banque et d'acquérir une compétence économique et financière. Ce qui me gêne dans le cas de François Mitterrand, c'est sa conversion tardive au socialisme, que je crois malheureusement sincère et idéologique. [...]

La comparaison entre le gouvernement du Front populaire et celui de 1981 s'imposa à l'esprit de ceux qui avaient vécu, les yeux ouverts, les années 30. Il y avait en effet une certaine similitude entre le programme de Léon Blum et celui de François Mitterrand. L'un et l'autre promettaient une augmentation du pouvoir d'achat des masses, une diminution de la durée du travail et des lois sociales (congés payés, conventions collectives). En dépit de l'échec économique du Front populaire, bien que l'Assemblée nationale élue en 1936 ait voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940, le gouvernement de Léon Blum garde, dans la mémoire de la gauche, dans la mythologie nationale, une place à part. J. Lacouture, dans la biographie qu'il consacre au chef de la SFIO de l'entre-deux-guerres, proche parfois de l'hagiographie, mentionne à peine les erreurs commises par son grand homme. Les congés payés pèsent plus lourd dans l'esprit de ses admirateurs que la loi des 40 heures.

Pourquoi François Mitterrand a-t-il renouvelé certaines erreurs de Léon Blum sans remporter un succès moral ou mythologique comparable à celui de Léon Blum ? La loi des 39 heures ne fut pas approuvée par les syndicats non communistes eux-mêmes. A cette occasion, l'opinion découvrit que nombre de salariés, d'employés et de fonctionnaires travaillaient bien moins de 40 heures. Ils ne revendiquèrent pas moins une réduction de la durée de leur travail et ils l'obtinrent. Les gouvernements de droite, de 1958 à 1981, ne différaient pas foncièrement des gouvernements sociaux-démocrates dans les autres pays d'Europe occidentale. La législation sociale, en particulier la Sécurité sociale, résiste aisément à la comparaison avec les législations étrangères. [...] En 1936, Léon Blum aurait pu tout à la fois renouveler la législation sociale, élever le niveau de vie des masses et relancer l'économie ; François Mitterrand ne le pouvait pas parce qu'il héritait une économie engluée dans la crise mondiale, et que la gestion précédente, au rebours de la propagande socialiste, avait péché par laxisme et non par excès d'austérité.

En un sens, le calme dans lequel s'est opéré le changement démontre la maturité de la démocratie française. En dépit du verbiage sur le changement, la rupture avec le capitalisme, les Français continuent à vivre, sans angoisse et sans enthousiasme, l'ère nouvelle comme si le transfert de la majorité ne signifiait pas plus en France qu'en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Doit-on évoquer la léthargie ou la sagesse du peuple ? Il se peut, mais le gouvernement commit tant d'erreurs, prononça tant de paroles démagogiques en une année que la démonstration n'est pas faite que la coalition socialiste-communiste offre une alternance normale à la majorité de la droite et des libéraux.

Les péripéties du septennat Mitterrand ne m'intéressent que médiocrement. Je m'interroge sur le sens historique des années de gouvernement socialiste que la France est en train de vivre. Renonce-t-elle à ses ambitions nationales ? Sera-t-elle demain paralysée par le pouvoir syndical que le pouvoir ne cesse de conforter ? Quand et comment le pays sortira-t-il de l'expérience socialiste, vouée au déclin de type britannique ou bien résolue à se délivrer du carcan administratif et étatique qui ne date pas de 1981 mais qui se resserre encore depuis mai 1981 ? [...]

Quand, de 1973 à 1981, je soutins par ma plume la majorité, je n'en avais pas à la gauche en tant que telle. Du Parti communiste, je demeure l'ennemi irréductible parce qu'il est un parti nationaliste étranger (Léon Blum dixit) et parce qu'il incarne un régime qui me fait horreur. Le Parti socialiste, je le combats par la plume, sans attaques personnelles, parce qu'il refuse les leçons du siècle, reprend de vieilles idées et méconnaît certaines évidences de l'intérêt national.

Le voici acculé à des décisions qui le divisent et qu'il déteste. Je ne souhaite pas que les socialistes se perdent, et perdent la France avec eux, en préférant leurs idéologies aux contraintes ingrates de l'économie. L'avenir de l'humanité ne dépend pas de celui de la France. Mais c'est l'avenir de la France qui me soucie. Et, quand les raisons d'inquiétude l'emportent, dans mon esprit, sur les motifs d'espérance, je me remémore les dernières lignes de L'Ancien Régime et la Révolution (Tocqueville) : « [...] La France, faisant ainsi toujours plus mal ou mieux qu'on s'y attendait [...], propre à concevoir d'immenses desseins plutôt qu'à parachever de grandes entreprises. » [...]"

Mémoires : Edition intégrale inédite, 28,50 Euros

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