L'Express, no. 3098 - livres ESSAI, mercredi, 17 novembre 2010, p. 120
Le philosophe poursuit son oeuvre d'exploration de la démocratie. Il aborde, dans le troisième tome, les grandes épreuves du XXe siècle. Saisissant.
Si notre époque paraît si dépourvue de repères politiques, c'est, entre autres causes, parce qu'elle est la résultante d'un bon siècle d'idéologies épuisantes. Marcel Gauchet en retrace la généalogie dans un ouvrage fondamental, L'Avènement de la démocratie (Gallimard), dont le tome III - A l'épreuve des tota-litarismes - établit la lignée tragique qui s'étend de la Première Guerre mondiale à l'aube de notre société. 1914-1974 : six décennies cruciales, dévastatrices et constructives, soit une masse d'expériences à l'origine de nos démocraties actuelles. De cette odyssée idéologique, travail de titan pour le philosophe, surgit la démonstration imposante que nos systèmes politiques contemporains sont, en bosse ou en creux, les dépositaires de ce passé tumultueux. Filiation qui explique tant de comportements et de réactions collectives ; qui résume, aussi, toute la destinée de l'Europe.
Au point de départ, le premier conflit mondial, dont Marcel Gauchet donne une définition exacte : "Les militaires ne savaient pas la guerre qu'ils avaient préparée ; les gouvernants ne connaissaient pas les sociétés qu'il leur revenait de conduire, pas plus que les peuples ne connaissaient les sociétés qu'ils formaient." Rien ne se passera comme prévu, en effet, et personne ne verra l'enchaînement des cataclysmes. Seuls quelques rares visionnaires, en général ancrés dans le camp réactionnaire, dont Pyotr Durnovo, dernier ministre de l'Intérieur du tsar à avoir connu une mort naturelle, qui avait prévenu Nicolas II, dès 1914, de l'effondrement des empires allemand et russe. Cette guerre fait apparaître d'un "seul coup, par une illumination d'ensemble, le paysage intellectuel sous un autre jour". D'où un bouleversement sans précédent du champ idéologique, le socialisme passant subitement en position d'idéologie de référence, "non pas celle à laquelle on adhère forcément, mais celle par rapport à laquelle on est obligé de se situer". A partir de là, l'auteur se pose la question essentielle : d'où les totalitarismes ont-ils pu sortir ? Dans un implacable détricotage, il fait émerger une causalité centrale, l'émergence de "religions séculières", construites dans l'antithèse des religions révélées, comme une sorte d'appropriation avide de la "sortie de la religion", préparée par la seconde moitié du xixe siècle. Des théories, dont l'emprise est dominante sur les esprits et les effets, immédiats sur la société, se transforment au gré des soubresauts d'après 1918 en force politique décisive, en action violente, en alternative facile. Les totalitarismes surgissent de la cuisse de la démocratie comme une Athéna casquée, modernisée et déshumanisée par l'industrie, la science et la technique. Effrayante obstétrique qui laisse monter le cri primal du bolchevisme, du fascisme et du nazisme. Rarement ces trois tentations totalitaires auront fait l'objet d'une telle introspection, d'une autopsie aussi rigoureuse.
L'immense mérite de Marcel Gauchet est de dépasser les talents du légiste pour passer du même pas au laboratoire de la vie démocratique : s'il nous entraîne à remonter la piste des familles de pensée à travers le contexte événementiel, s'il rembobine le fil pour attraper le commencement, c'est surtout pour aboutir aux prolongements. Du coup, en sens inverse, la bobine se déroule dans notre champ de connaissance actuel, et le fil se transforme en film, avec images, couleurs, figures, discours, qui tous, résonnent plus profondément dans notre réalité. L'Etat providence, la social-démocratie, l'économie dirigée, le règne de l'individu et tant d'autres idées qui nous paraissent éminemment raisonnables sont sortis des pires chaos.
© 2010 L'Express. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire