L'Express, no. 3098 - livres IDÉES, mercredi, 17 novembre 2010, p. 122-123
De Hergé à Derrida, Pascal Ceaux
Benoît Peeters est l'auteur de la première biographie du philosophe. Une rencontre choc pour celui qui fut d'abord un tintinophile.
Benoît Peeters n'en aura jamais fini avec Derrida. Malgré trois années de fréquentation quotidienne, trois années à traquer les documents, à écouter les témoins de la vie du philosophe toujours ébouriffé et parfois ébouriffant, l'auteur de la première biographie de Jacques Derrida (1930-2004) confesse : "Je vais continuer à vivre avec ce livre." Et peut-être aussi avec cet homme singulier - ce penseur de style ayant inventé un monde bien à lui, calé entre philosophie et littérature - auquel il se sent désormais lié par une sorte d'"amitié posthume".
Le sentiment est d'autant plus fort que la rencontre n'était pas préméditée. Aujourd'hui âgé de 54 ans, Peeters s'est fait connaître du public grâce à Tintin. La vie d'Hergé, c'est la vie qu'il avait envie de raconter depuis ses plus tendres années. Il s'est donc longuement penché sur le parcours de son compatriote belge, jusqu'à produire en 2002 une "bio" de référence, Hergé : Fils de Tintin (Flammarion). Il a aussi écrit le scénario de bandes dessinées, ainsi que des romans, des récits, des fragments.
En dépit de ces apparences, Jacques Derrida ne lui était pas si lointain. Licencié de philosophie, élève de Roland Barthes, autre étoile de la scène intellectuelle, Benoît Peeters n'a pas cessé de lire l'inventeur de la déconstruction, cet "artiste du concept", comme il le définit. "J'étais même allé le voir lorsque j'ai publié, en 1985, avec Marie-Françoise Plissart, un récit photographique [NDLR : Droit de regards, réédité chez Impressions nouvelles). Il avait accepté d'écrire un commentaire pour accompagner notre travail."
Pourtant, lorsqu'il s'est mis en tête d'être à nouveau un biographe, il n'a pas spontanément pensé à Derrida. Le cinéaste Jean-Luc Godard, Barthes, ont eu leur tour. Et puis non ! Déjà fait. Trop compliqué. Le philosophe présentait l'avantage d'un terrain vierge. "La masse de documents accessibles était considérable, explique Peeters, tout comme le nombre de témoins vivants à interroger." Il n'y avait qu'une condition à remplir : avoir l'accord de la veuve de Jacques Derrida. "Elle aurait pu couper court au projet. Elle a été remarquable et n'a jamais demandé à relire : ni elle, ni moi ne voulions d'une biographie autorisée."
Ainsi a pu commencer l'enquête sur l'enfant juif d'Algérie chassé de l'école par les lois antisémites de Vichy, l'étudiant déraciné, affrontant les affres des concours de l'Ecole normale supérieure, puis de l'agrégation, le penseur incongru qui s'affirme hors de l'université, hors de France même, puisque l'Amérique est le premier pays à le propulser au rang de héros de la pensée. Benoît Peeters n'élude rien de ce trajet au cours duquel Derrida s'est souvent révélé maître stratège. "Il est le philosophe qui a le plus voyagé de tous les temps, s'amuse le biographe. C'était pour porter sa bonne parole. Je le compare à Saint-Paul dans son effort pour conquérir les esprits, éviter les schismes, les déviances."
Au bout de cette longue recherche d'un homme, Benoît Peeters n'a qu'un gros regret. Il n'a pu rencontrer Sylviane Agacinski, la philosophe, épouse de Lionel Jospin, qui vécut pendant dix ans avant son mariage un amour secret avec Jacques Derrida. "Peut-être la parution de la biographie la fera-t-elle changer d'avis", espère Peeters, prêt à se remettre au travail "d'ici à quelques années" pour peu qu'il collecte de nouveaux pans de cette viedont il sait déjà beaucoup. Décidément, on n'en finit pas avec Derrida.
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