Entretien réalisé avec Julia Kristeva, linguiste, psychanalyste et écrivaine.
Àvotre avis, pourquoi le gouvernement chinois soutient-il les échanges culturels avec l'Europe ?
Julia Kristeva. C'est en tout cas très encourageant, pour deux raisons. Le discours d'inauguration du premier ministre, Wen Jiabao, m'a paru très sensible et pas du tout bureaucratique. Comme beaucoup d'individus ayant évolué dans un pays communiste, il parle de la culture un peu comme d'une religion, d'un espace intérieur. C'est dans la culture, qu'on s'épanouit, qu'on trouve sa liberté. C'est une forme d'oxygène. On pourra objecter qu'il s'agit d'une manoeuvre, d'un jeu politique. Pourquoi a-t-il cru nécessaire de le faire ? Je crois que la Chine a besoin de se creuser une place dans la globalisation. Puisqu'ils sont inféodés au dollar, les dirigeants chinois veulent montrer de l'indépendance au plan culturel. Et l'association avec l'Europe est une bonne idée, encore faut-il être à la hauteur. C'est évidemment une manière de se faire valoir par rapport aux conflits actuels avec les États-Unis.
Vous avez posé la question aux intellectuels chinois : comment votre système peut-il éviter les conflits et la violence, posez-vous la même question à propos de notre système ?
Julia Kristeva. On peut avoir le sentiment qu'au point de tension auquel nous sommes parvenus, à cause de la crise, au point de vue des politiques de civilisation, notamment entre l'Occident et le monde musulman, la possibilité d'une guerre n'est pas à exclure, qu'elle se traduise par un affrontement frontal ou par des frappes chirurgicales. À cet égard, la position de l'Europe est relativement claire mais pas assez radicale. La clarté consiste à dire : on va faire de la diversité. C'est ce que la France et le Canada ont fait avec la convention sur la diversité culturelle. C'est un sparadrap, c'est généreux, mais ça ne va pas très loin. Il faut l'étendre aux sciences humaines pour toucher des points nodaux, comme la question des rapports homme-femme, la nation et le nationalisme, la question spirituelle et celle des libertés. En somme, nous devons tout faire pour éviter la banalisation spectaculaire et lénifiante du multiculturalisme. Les civilisations et les cultures dansent sur un volcan mais personne n'en parle. En Chine, il y a la torture et il y a des opposants en prison. Parlons de ces blessures.
Vous avez eu un échange avec Umberto Eco à propos de l'existence même d'une culture européenne...
Julia Kristeva. La culture européenne existe mais elle n'est pas mise en évidence. On a honte d'elle à cause des croisades, de la Shoah... Je dis qu'il faut décomplexer la culture et les nations européennes. Soyons fiers, nous avons une histoire et aussi des valeurs... La nation et l'identité font partout l'objet d'un culte, mais pour nous c'est une question. De Platon à saint Augustin qui dit : « Je suis devenu une question en moi-même », en passant par Freud qui met les gens sur un divan pour les pousser à s'interroger, tout tourne autour de ce questionnement, si l'on met de côté les crispations identitaires qui ont accouché du nazisme ou que revendique un Jean-Marie Le Pen. La spécificité des cultures, c'est la mémoire. La mémoire est universelle. Mais le propre de la culture européenne, c'est d'interroger cette mémoire. On a un passé, on en est fier, mais on ne le reproduit pas tel quel, on l'interroge. On retrouve l'idée platonicienne, exprimée lors du forum par le théoricien littéraire chinois Liu Jiande : « On ne pense que de l'étranger. » Pour penser son passé, il faut être à côté. Il faut se distancier.
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