Le Temps - Débats, mardi, 23 novembre 2010
Ian Buruma, professeur au Bard College de New York, s'étonne que Pékin ait réagi si violemment à l'égard du Prix Nobel Lui Xiaobo. Selon son hypothèse, le PCC cherche à consolider le nationalisme.
Ce doit être vexant pour le gouvernement chinois de voir que les Prix Nobel successifs sont accordés aux mauvais Chinois.
La première erreur fut Gao Xingjian, un dramaturge, artiste et romancier critique qui a reçu le Prix Nobel de littérature en 2000, alors qu'il vivait en exil à Paris. La dernière erreur fut Liu Xiaobo, critique littéraire et écrivain politique qui a reçu le Prix Nobel de la paix cette année alors qu'il est emprisonné pour «subversion» du régime communiste. Puisque le dalai-lama n'est pas citoyen chinois, je mettrai de côté ce Prix Nobel de la paix, bien qu'il fût peut-être aux yeux des dirigeants chinois le plus énervant de tous.
La réponse du gouvernement chinois au Prix Nobel de Liu fut extraordinaire. Plutôt que d'opposer un complet dédain, ou un silence officiel, il en a fait un colossal ramdam, protestant violemment contre les complots contre la Chine, et mettant sous les verrous des dizaines d'intellectuels chinois, dont la femme de Liu, Liu Xia. Ce qui fait que ce Liu Xiaobo, sans aucun pouvoir et par ailleurs quasi inconnu jusque-là, est devenu non seulement célèbre partout dans le monde mais aussi bien mieux connu en Chine même.
Si l'on associe cela aux intimidations chinoises à l'encontre du Japon, bloquant les exportations des métaux de terre rares, vitaux pour l'industrie japonaise, avec ses prétentions territoriales sur quelques îles inhabitées entre Taïwan et Okinawa, et son refus de réévaluer le yuan, on peut se poser des questions sur les raisons qui amènent la Chine à adopter une politique étrangère si lourde. Cette manière forte est d'autant plus étonnante que la diplomatie chinoise semblait frappée de surdité depuis déjà quelques décennies. Le vieil ennemi japonais a été vaincu à maintes reprises et un gant de velours a fini par convaincre les Sud-Coréens et les Asiatiques du sud d'accepter relativement facilement la puissance grandissante de la Chine.
Mais l'agressivité récemment exprimée dans l'attitude de la Chine fait basculer les opinions en Asie. Comme semble le démontrer l'accueil chaleureux fait à Hillary Clinton lors de sa récente visite éclair à travers l'Asie, y compris au Vietnam communiste, les pays du Sud-Eest asiatique se satisferont encore un temps de la pax americana, par crainte de la Chine. D'autres pays asiatiques pourraient même se rapprocher plus encore du Japon, seule alternative aux Etats-Unis comme contrepoids à l'Empire du Milieu. Et cela ne peut être ce que la Chine désire.
Pourquoi la Chine est-elle si sévère? Une possible explication est que le tout nouveau statut de grande puissance de la Chine lui est monté à la tête. Pour la première fois en presque 200 ans, la Chine peut véritablement faire le poids, et elle fera ce que bon lui semblera, quel que soit l'avis des autres pays. Il y a quelques dizaines d'années, le Japon s'estimait être le numéro un, et ses hommes d'affaires, ses politiciens et ses bureaucrates ne craignaient pas de le faire savoir au reste du monde. Alors on peut dire que la récente attitude de la Chine est une revanche sur un siècle d'humiliation par des puissances dominantes.
Mais il y a peut-être une meilleure explication à la conduite de la Chine. En fait, la raison pourrait bien être inverse: une certaine faiblesse intérieure ressentie par les dirigeants chinois. En fait, la légitimité du monopole du pouvoir du Parti communiste chinois s'est fragilisée, du moins depuis 1989. L'idéologie communiste est une force du passé. Utiliser l'Armée de libération du peuple pour assassiner des civils protestataires à Pékin, mais aussi dans toute la Chine en juin 1989 a certainement fragilisé la légitimité du système unipartite.
Retrouver le soutien de la classe moyenne naissante exigeait de promettre une marche accélérée vers une plus grande prospérité par une croissance économique ultrarapide. Le vide idéologique laissé par la mort de l'orthodoxie marxiste fut comblé par le nationalisme. Et le nationalisme en Chine, exhorté dans les écoles, les médias et par des monuments et musées «patriotiques» ne signifie qu'une chose: seule la main de fer du PCC est capable d'empêcher que les étrangers, surtout les occidentaux et les Japonais, n'humilient plus jamais les Chinois.
C'est pourquoi quiconque, même un intellectuel relativement méconnu comme Liu Xiaobo, qui conteste la légitimité du PCC en demandant des élections multipartites, doit être écrasé. C'est pourquoi le gouvernement n'ose pas réévaluer le yuan trop rapidement, car cela pourrait ralentir la croissance économique, faisant perdre la face au Parti et à sa légitimité. C'est aussi pour cela que malmener le Japon est toujours une bonne option: ce n'est pas que les dirigeants chinois haïssent le Japon, mais ils craignent de paraître faibles aux yeux de leurs concitoyens à qui l'on assène depuis la maternelle que les puissances étrangères ne cherchent qu'à humilier la Chine.
Cela sous-entend que si Liu Xiaobo et les dissidents motivés par les mêmes idées arrivaient à leur fin, et si la démocratie atteignait la Chine, le problème du nationalisme chinois ne disparaîtrait pas pour autant. Car si les populations se sentaient persécutées par le Japon ou les Etats-Unis, ils soutiendraient alors des politiques chauvinistes. On ne peut pas dire que la démocratie a vraiment ébranlé le chauvinisme sud-coréen depuis la disparition de la dictature militaire dans les années 80.
Mais le nationalisme est-il vraiment une constante politique? Il se nourrit souvent d'un sentiment d'impuissance. Lorsque les citoyens se sentent affaiblis par un gouvernement autoritaire, la meilleure chose à faire est de se raccrocher à la prouesse nationale.
Dans une démocratie multipartite, en revanche, les citoyens se sentent concernés par d'autres intérêts, matériels, sociaux ou même culturels et sont donc moins enclins à un chauvinisme agressif. Du moins peut-on l'espérer. L'état de beaucoup de démocraties aujourd'hui n'est peut-être pas la meilleure illustration de la liberté politique. Mais les Chinois devraient avoir le droit de décider par eux-mêmes. Et l'on devrait faire honneur à Liu Xiaobo pour s'en être fait l'écho.
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