Près de 20 000 exilés ont élu domicile dans le sud de la péninsule après avoir fui le royaume ermite au péril de leur vie. Victimes de discriminations économiques et sociales, nombre d'entre eux peinent à s'adapter au rythme de la société capitaliste.
Kim Kyun-ja avait 38 ans lorsqu'elle a débarqué à Séoul après une odyssée terrifiante de douze années. « Ici, c'est mon pays! Ce n'est pas la Chine », s'est-elle écriée, soulagée, un matin de septembre 2009. Elle venait de découvrir, au coeur de la capitale sud-coréenne, la statue de l'amiral Yi, héros national qui repoussa les Japonais au XVIe siècle. La frontière avec la Corée du Nord, où elle est née, se trouvait à seulement 40 km.
À la fin des années 1990, la famine qui ravageait la dictature a poussé cette jeune femme âgée alors de 26 ans à tout quitter à la recherche d'une vie meilleure. Une passeuse lui a fait miroiter le paradis dans la Chine voisine. Ce fut l'enfer. Vendue à un fermier trop pauvre pour s'offrir une femme chinoise, elle a subi des années de coups et de brimades. Elle a la gorge serrée et l'aveu sort à demi-mot, tant la honte reste présente. Le trafic d'êtres humains est une des activités les plus lucratives sur la frontière sino-nord-coréenne. « Je ne pouvais aller voir la police, car ils m'auraient renvoyée en Corée du Nord », explique Kyun-ja, qui utilise un pseudonyme pour protéger sa famille toujours soumise au joug de Kim Jong-il. Pour échapper aux griffes de son conjoint, qui menaçait son fils de 11 ans avec un couteau, cette mère s'est résolue à la seule issue possible : la Corée du Sud.
Maquillage soigné, talons hauts et sac en fausse peau léopard, Kyun-ja peut désormais profiter des plaisirs tapageurs de la société de consommation. Mais la course d'obstacles continue. À l'aube de sa nouvelle vie, elle comprend qu'elle est condamnée à être une citoyenne de seconde zone dans sa nouvelle patrie. À la recherche d'un travail depuis un an, l'ancienne ouvrière du royaume stalinien ne se fait pas d'illusion. « Je rêve de trouver un boulot de secrétaire mais je sais que c'est impossible. À cause de mon accent. » Elle vient de rejoindre le bataillon grandissant de réfugiés du Nord dont les rêves de terre promise se fracassent sur la réalité de la Corée, version capitaliste. Une communauté qui va franchir la barre historique des 20 000 personnes ce mois-ci, mais peine à s'intégrer, sous le coup des discriminations économiques et sociales. « Ils s'imaginent qu'ils vont arriver au paradis. Et ils tombent de haut », résume Kay Seok, chercheuse chez Human Rights Watch.
Condamnés aux « sales boulots »
L'année dernière, près de 3 000 évadés ont réussi, au péril de leur vie, à contourner la DMZ, la frontière la plus militarisée au monde, qui déchire la péninsule le long du 38e parallèle depuis 1953. Généralement, leur exode les mène d'abord en Chine puis au Laos, au Cambodge ou en Thaïlande où ils demandent l'asile auprès des ambassades de Corée du Sud. Car, Pékin, protecteur de Pyongyang, s'est engagé à renvoyer chez eux tous les évadés clandestins du royaume ermite où la torture les attend, forçant les fuyards à chercher en Asie du Sud-Est leur sésame pour Séoul. Malgré les risques de l'entreprise, le flux ne cesse de croître depuis 2002, stimulé par l'appauvrissement de l'économie socialiste. Ils n'étaient que 52 à arriver durant l'année 1994. Désormais ils sont 200 à débarquer chaque mois.
« Lorsque nous arrivons ici, nos attentes sont immenses », explique Hye Yong, 40 ans, qui a franchi il y a sept ans la rivière Tumen gelée qui sépare la Corée du Nord de la Chine, sa petite fille dans ses bras. Croyant arriver dans un eldorado, ils rêvent d'un bon travail, d'une vie enfin confortable mais se retrouvent condamnés aux « sales boulots », au plus bas de l'échelle, aux côtés des migrants d'Asie du Sud-Est. Plus de la moitié des « défecteurs » travaillent sur les chantiers, dans la restauration ou à l'usine, pour des salaires planchers. Leur revenu moyen culmine à 800 euros par mois, presque deux fois moins que celui des travailleurs du Sud. Cette discrimination persiste en dépit des aides du gouvernement, qui prend en charge 50 % des salaires des réfugiés pendant trois ans. À son arrivée, le réfugié reçoit un pécule mais une grande partie de ces maigres revenus est envoyée au Nord pour soutenir la famille restée sur place, via des intermédiaires chinois qui se servent au passage.
Kit de survie
Ce fossé économique est le premier facteur de désillusion chez ces immigrés, dont plus de 90 % ont fui le royaume ermite à la recherche de conditions de vie matérielle meilleures plutôt que pour des raisons politiques. Mais la déception est si profonde qu'elle pousse un nombre croissant d'entre eux à repartir sur la route de l'exode, à la recherche d'un visa pour l'Europe ou les États-Unis. Depuis 2004, plus de 1 000 d'entre eux ont frappé à la porte de la Grande-Bretagne, tournant le dos à la patrie coréenne. Ces chiffres ont été révélés par un parlementaire sud-coréen, qui tire la sonnette d'alarme car cette nouvelle tendance porte un rude coup au mythe de la nation coréenne, qui a fait des liens du sang et de la culture le ciment essentiel. Ils jettent en effet le doute sur les espoirs à terme de réunification de la péninsule.
C'est le regard de leurs « compatriotes » du Sud qui est l'obstacle le plus redoutable à leur intégration. « Les Sud-Coréens nous regardent de haut. Ils nous voient comme des paresseux », explique Hye Young, qui a fini par décrocher un travail stable après sept ans de galère. Désormais enseignante dans une école à deux pas du palais présidentiel de Séoul, elle a dû surmonter les remarques acerbes de certains collègues se moquant de sa façon de s'exprimer, ou la dépeignant comme lente d'esprit. Sans compter la peur viscérale de « l'ennemi » ancrée au fond des consciences, alors que les deux Corées sont toujours techniquement en guerre depuis soixante ans. « Les gens associent instinctivement les réfugiés au régime de Kim Jong-il. Il faut qu'ils les côtoient au quotidien pour réaliser qu'ils ne sont pas des monstres », explique Kim Sun-hwa, directrice du centre social Hana d'aide aux réfugiés, situé dans la banlieue nord de Séoul.
En arrivant au Sud, les évadés repartent de zéro, et doivent réapprendre le b. a.-ba de la vie quotidienne. Après avoir été « débriefés » en profondeur par les services de renseignement, ils passent leurs trois premiers mois internés dans un centre de formation accélérée à la vie capitaliste, à Hanawon, près de Séoul. Un sas où ils découvrent comment utiliser un distributeur de billets ou remplir des démarches administratives. Ce kit de survie « ne couvre que 10 % des compétences dont ils ont besoin », estime Sun Hwa. Le reste s'apprend au jour le jour : commander un menu au McDonald's, faire la différence entre une pomme de terre et... un kiwi, fruit inconnu au Nord. L'apprentissage est parfois douloureux et pousse les plus fragiles à se recroqueviller. « Dans ma classe, les Nord-Coréens ressemblent à des aliens arrivant de la planète Mars. Ils ne parlent à personne », constate Lee A-reum, étudiante de 23 ans.
Le plus grand défi est de s'adapter à une société ultracompétitive qui exige de faire des choix en permanence. « En Corée du Nord, l'Etat décidait de tout pour nous. Ici, il faut prendre des initiatives pour survivre, explique Hye Young. Au début, je ne savais pas comment m'habiller ou allier les couleurs, car au Nord je n'avais que deux tenues. Quand je vais dans les grands magasins, je suis perdue car il y a trop de choix », explique timidement Eun-sung, 23 ans. Haute comme trois pommes, fragile comme une brindille, elle en paraît 16. C'est pourtant bien cette jeune fille-enfant qui s'élança dans les eaux glacées de la rivière Tumen, il y a trois ans. Une fugue définitive, laissant derrière elle le royaume ermite et ses parents. Plus chanceuse que sa soeur, tombée aux mains de trafiquants, Eun-sung, bonne élève, s'adapte plus rapidement à la société du Sud que ses compatriotes adultes. « Après deux ou trois ans, beaucoup de réfugiés comprennent les règles du jeu ici », estime Sun Hwa, optimiste.
Le soutien de missionnaires américains
Pour relever ce défi, Eun-sung a trouvé refuge auprès de Dieu au contact de missionnaires américains, qui financent une grande partie des ONG qui exfiltrent les réfugiés du Nord. Une telle conversion touche 65 % d'entre eux, comme si l'abandon du « culte du »Grand Leader* » avait laissé un grand vide à combler. « Les »défecteurs* ont frôlé la mort pour franchir la frontière; après cette expérience ils deviennent plus réceptifs à la religion », analyse Cho Myung-sook, vice-présidente de l'école Yehomyung, qui accueille des élèves nord-coréens âgés de 16 à 25 ans. Un soutien qui n'empêche pas les coups de déprime, stimulé par l'isolement. Le taux de suicide de réfugiés est 2,7 fois plus important que celui de la population sud-coréenne, pourtant l'un des plus élevés au monde.
Les yeux d'Eun-sung, étroits comme des meurtrières, ne disent rien de ses états d'âme. Depuis son départ sans préavis, ses parents ont réussi à la contacter une fois, via un téléphone portable chinois clandestin émettant en Corée du Nord, le long de la frontière. Un échange furtif qui pourrait être le dernier, car appeler à l'étranger est puni de mort dans la dictature. La jeune fille sait que son avenir est à Séoul, mais le chemin est encore long. « Ici je ne me sens pas encore chez moi. La Corée du Nord, c'est toujours la maison. Parce que mes parents sont là-bas », lâche-t-elle, avec un sourire enfantin.
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