Courrier international, no. 1046 - Amériques, jeudi, 18 novembre 2010, p. 46
L'école dont vous êtes le héros
The New York Times
Sara Corbett
(New York) - Un matin de l'hiver dernier à New York, à l'intérieur d'une école publique tout ce qu'il y a de plus classique, dans une salle ordinaire, Al Doyle, professeur de collège, donne un cours un peu différent des cours habituels. A 54 ans, cet enseignant est un vétéran de l'éducation, avec trente-deux années passées à faire cours un peu partout dans Manhattan, où il enseignait à l'origine le graphisme et l'infographie. Dans cette école, baptisée Quest to Learn [Soif d'apprendre], il donne un cours, Sports for the Mind [Sports pour l'esprit], que tous les élèves suivent trois fois par semaine. Sur le site Internet de l'établissement, il est décrit dans un jargon fleuri comme "un espace privilégié de pratique, ouvert aux nouvelles connaissances médiatiques, qui sont multimodales et multiculturelles, fonctionnant dans des contextes particuliers selon des objectifs particuliers". En réalité, il s'agit d'un cours de technologie et de conception de jeux vidéo.
La leçon du jour porte sur le mouvement de l'ennemi, en l'occurrence une ignoble troupe de robots hérissés de piquants errant dans un jeu vidéo. Les étudiants - une vingtaine de collégiens turbulents - doivent observer les déplacements des robots, puis tracer tous les schémas qu'ils repèrent sur du papier millimétré. Plus tard, ils créeront leurs propres jeux en travaillant sur des ordinateurs portables. Doyle est assis à un bureau au centre de la salle et tape frénétiquement sur le clavier d'un MacBook connecté à un tableau blanc interactif fixé au mur, donnant aux élèves assis sur le sol face à lui une excellente vue de son écran. Doyle dispose de soixante secondes pour faire sortir une petite bulle - un avatar chancelant habillé d'une cape bleue et d'un casque assorti - d'un labyrinthe en deux dimensions sans rencontrer les robots qui se multiplient. Pour gagner, il devra engloutir un certain nombre de points de récompense jaunes, façon Pacman.
"A droite ! A droite ! A droite !" crient les élèves. Quelques-uns sont à genoux et tapent sur des claviers invisibles devant eux.
"Combien de temps il me reste ?"
"Treize secondes !"
Doyle sourit. "J'ai tout mon temps."
"Droit au but ! Droit au but ! Al, cours droit au but !"
Et tandis que le compte à rebours arrive à sa fin et que les élèves hurlent, le petit personnage bleu de Doyle dépasse un dernier angle, laisse passer un robot se rue vers la sortie du labyrinthe alors qu'il lui reste moins de deux secondes. Un chalut enthousiaste soulève alors la salle. Des acclamations se font entendre. Des poings se lèvent. Plusieurs prennent des notes sur leurs feuilles. Doyle se laisse aller contre sa chaise. A-t-il enseigné quelque chose ? Ont-ils appris quelque chose ? Cela dépend vraiment de la manière dont on envisage l'enseignement et l'apprentissage. Que se passerait-il si les enseignants abandonnaient les vestiges de leur passé pédagogique ? Si le haut débit et cette connexion permanente qui alimentent notre monde devenaient la base, le fondement même de l'apprentissage de nos enfants ? Et si, au lieu d'envisager l'école comme nous l'avons toujours fait, nous la voyions comme nos enfants la rêvent, comme un grand jeu vidéo captivant ? C'est une proposition radicale. Mais à une époque où tout ou presque se télécharge et se remixe, où les enfants sont souvent plus doués que les adultes autour d'eux dans le domaine du numérique, il n'est peut-être pas si fou de penser que les écoles puissent essayer de changer nos certitudes sur la manière d'intéresser et d'instruire ces enfants. Si Quest to Learn est unique, ce n'est pas tant parce que l'école est remplie d'ordinateurs ni même parce qu'elle se présente expressément comme un foyer pour "les enfants de l'ère numérique", mais plutôt parce que l'idée est venue de Katie Sälen, une créatrice professionnelle de jeux vidéo. Comme de nombreuses personnes qui s'intéressent à l'éducation, elle a passé beaucoup de temps à se demander s'il existait un moyen de rendre l'enseignement à la fois plus pertinent pour les élèves et mieux adapté au monde au-delà de l'école. Et selon elle, la réponse se trouve dans les jeux.
Quest to Learn s'articule plus particulièrement autour de l'idée selon laquelle les jeux vidéo font partie intégrante de la vie des enfants d'aujourd'hui et que, à mesure que leur vitesse et leur potentiel se développent, ils constituent des outils de plus en plus puissants pour l'exploration intellectuelle. Katie Sälen, professeur de design et de technologie à Parsons the New School for Design, dirige également un organisme de recherche, Institute of Play, qui étudie les liens entre le jeu et l'apprentissage. En collaborant avec Robert Torres, spécialiste de l'apprentissage, ainsi qu'avec une petite équipe de concepteurs de jeux et de programmes éducatifs, Sälen a passé deux années à préparer Quest to Learn, avec le concours de l'association de réforme de l'éducation New Visions for Public Schools. Son travail est financé par une bourse de recherche accordée par la fondation MacArthur, qui a investi 50 millions de dollars [35,6 millions d'euros] dans des initiatives menées dans tous les Etats-Unis et destinées à explorer les possibilités offertes par les outils numériques dans l'enseignement.
Des cours interdisciplinaires
Quest to Learn entame désormais sa deuxième année, avec environ 145 élèves répartis en deux niveaux [équivalents de la 6e et de la 5e], tous admis par tirage au sort dans le district. L'établissement fonctionne avec un budget d'école publique, mais reçoit également des aides supplémentaires, notamment de la part de la fondation MacArthur et de la fondation Bill and Melinda Gates. C'est donc une expérience éducative bien financée et attentivement surveillée. Sälen et Torres sont à l'avant-garde d'un petit groupe de plus en plus influent de spécialistes de l'éducation qui estiment que l'école pourrait et devrait être plus participative, plus captivante, mais aussi plus amusante, bref ressembler davantage à un jeu. De fait, une fois que les concepteurs de jeux y ont travaillé, un cours ne ressemble plus du tout à un cours. Il devient une quête. Même si les élèves de l'école sont soumis aux exigences habituelles de l'étude des bases de l'algèbre, de la physique élémentaire, des anciennes civilisations et de l'écriture, ils y travaillent dans le cadre de cours interdisciplinaires avec des intitulés comme Codeworlds [Mondes codés] - un mélange de maths et d'anglais -, où les quêtes requièrent des aptitudes liées à différents domaines. Les élèves ont, par exemple, été invités à établir un budget et à proposer des concepts commerciaux pour Creepytown, une communauté virtuelle, ou encore à concevoir des projets architecturaux pour un village peuplé de petites créatures maladroites appelées les Troggles. Certains aspects du programme de l'école sont familiers - lecture obligatoire tous les soirs, séries hebdomadaires de lecture-compréhension, quantité de travaux avec papier et crayons - tandis que d'autres sont loin de l'être. Les élèves de Quest to Learn enregistrent des podcasts, filment et montent des vidéos, jouent aux jeux vidéo, écrivent des blogs prolifiques et reçoivent, à l'occasion, des messages vidéo d'extraterrestres.
Ils passent également un temps considérable à créer leurs propres jeux. Ils conçoivent parfois des jeux de société avec des cartons, des feutres et un volume inimaginable de ruban adhésif mais, le plus souvent, ils inventent des jeux sur ordinateur. La théorie de Sälen est la suivante : concevoir un jeu - même le type de jeux simples que peut concevoir un enfant de 11 ans - équivaut à construire un minimonde, un système dynamique gouverné par une série de règles, plein de défis, d'obstacles et d'objectifs. La conception de jeux, dans ce qu'elle a de meilleur, peut être un exercice interdisciplinaire faisant appel à de multiples aptitudes, comme les mathématiques, la rédaction, l'art, la programmation informatique, le raisonnement déductif et la pensée critique. Si les enfants sont capables de concevoir et de comprendre des jeux qui fonctionnent, il est possible qu'un jour ils comprennent et conçoivent des systèmes qui fonctionnent. Et le monde regorge de systèmes compliqués.
Sälen a 43 ans, des cheveux roux, un sens de l'organisation à toute épreuve et des vêtements excentriques. Peu de gens verraient en elle un prophète en matière d'éducation. Mais les élèves de Quest to Learn l'adorent. Contrairement à la plupart des représentants de l'autorité qu'ils connaissent, elle fait des merveilles avec Guitar Hero [un jeu musical] on l'a même vue jouer sur sa console Nintendo DSi dans le métro.
Dans l'esprit de Sälen, un jeu n'est rien d'autre qu'une "expérience conçue", dans laquelle un participant est incité à parvenir à un but en évoluant dans un système imposé, avec ses limites et ses règles. En ce sens, l'école elle-même n'est qu'une gigantesque expérience conçue. Elle peut donc être regardée comme le plus grand jeu, le jeu le plus important, auxquels les enfants auront à jouer. A cette fin, Quest to Learn emploie trois concepteurs de jeux, à plein-temps, qui aident les onze enseignants de l'école. Sälen a donc tendance à parler de l'école moins comme "école" que comme un "espace d'apprentissage", un "espace de découverte" ou parfois un "espace de virtualités". Elle et ses collègues sont pénétrés de l'idée selon laquelle la technologie influence l'apprentissage de la même manière qu'elle a influencé presque tous les aspects de notre vie : elle fait tomber les murs entre les différents espaces. Quiconque a déjà lu ses mails aux toilettes peut en prendre conscience, ce qui ne se passait auparavant que dans un espace dédié se produit désormais presque partout. C'est ce qui a révolutionné le design, la communication, la plupart des lieux de travail et particulièrement la vie des enfants, qui se plongent quotidiennement dans de vastes réseaux sociaux et dans des réservoirs d'informations en dehors de l'école. Pourtant, de manière générale, les nouvelles technologies ont à peine atteint l'éducation publique. Sälen trouve que la structure traditionnelle de l'école est "bizarre". "Vous allez en cours de maths, c'est le seul lieu où il y a des maths, et vous êtes censé apprendre les maths uniquement dans ce seul lieu, s'étonne-t-elle. Mais le fait est que les enfants apprennent beaucoup de choses intéressantes en dehors de l'école. Nous sommes conscients de ce point, nous essayons donc d'apporter ici ce savoir dans leur apprentissage."
Bien que les dépenses de technologie pour l'éducation publique obligatoire aient augmenté régulièrement au cours des vingt dernières années, les performances des élèves - telles qu'elles sont mesurées par les tests - se sont améliorées beaucoup plus rapidement. Dans le même temps, les enfants font montre de capacités d'adaptation exceptionnelles lorsqu'ils utilisent ces outils en dehors de l'école. Ils créent des vidéos sur Youtube, dirigent des avatars à travers des scénarios de jeux complexes, mixent de la musique, développent des réseaux sociaux... tout cela pour arriver à l'école et trouver les téléphones portables interdits, l'accès à Internet limité et les ordinateurs à l'écart de la salle de classe. Michael H. Levine, qui dirige le Joan Ganz Cooney Center [ONG américaine qui promeut l'éducation des enfants à l'aide des médias numériques], souligne cette incohérence. Même s'il existe des raisons valables de limiter la navigation sur Internet à l'école, il considère que ce n'est pas ainsi que les élèves vont apprendre à vivre au XXIe siècle. Cela pourrait même créer un problème plus important, celui de la pertinence de l'enseignement.
D'après Levine, il faudrait cesser de porter un regard aussi critique sur la manière dont les enfants utilisent ces outils et commencer à réfléchir sur le meilleur moyen d'exploiter cette énergie afin de les aider à progresser sur le plan scolaire. "Les enfants sont littéralement imprégnés des outils numériques, qui sont présents partout dans leurs vies, à l'exception de leur environnement d'apprentissage", remarque-t-il. Pour lui, une approche fondée sur les jeux comme celle de Quest to Learn est prometteuse, en partie parce qu'elle se fonde sur quelque chose que les enfants aiment déjà. Mais il est prudent et pense tout de même qu'il faudra relever de "grands défis" avant que l'idée ne soit adoptée dans toutes les écoles du pays. Il est évident que toutes n'auront pas les fonds nécessaires pour se procurer des tableaux interactifs, des ordinateurs portables et des consoles PlayStation. Il faudra aussi résoudre le problème de la formation des enseignants, de la mise au point des programmes, de la détermination des méthodes d'évaluation, et décider dans quelle mesure l'importance accordée à la pensée systémique et aux facultés de conception utilisées dans l'apprentissage par les jeux s'adapte aux normes habituelles. Et il faudra encore convaincre les parents. "Cela va probablement prendre un certain temps, admet Levine. Mais je ne vois pas d'autre choix possible. Ma vision, c'est que nous n'arriverons jamais à des performances éducatives satisfaisantes si nous ne faisons rien pour améliorer l'implication des élèves."
L'intensité d'une start-up
En observant les élèves et les enseignants à Quest to Learn, j'ai souvent été frappée par la situation financière enviable de l'école, avec ses concepteurs de jeux, ses spécialistes des programmes et son technicien à plein-temps qui pousse des chariots entiers d'ordinateurs portables dans les couloirs. L'école fonctionne avec l'intensité d'une start-up sous pression. Il est clair que l'équipe ne compte pas ses heures. Pourtant, même si Quest to Learn est un "espace de possibilités" - une sorte de laboratoire pour l'avenir de l'enseignement -, on comprend bien que ces possibilités semblent hors d'atteinte pour un éducateur qui travaille dans une école plus classique, manquant de moyens et en sous-effectif.
Néanmoins, grâce à l'intérêt grandissant du gouvernement fédéral et des fondations d'entreprises pour l'innovation, il pourrait être envisageable de mettre en place l'enseignement par les jeux, même modestement, dans davantage d'écoles. Mais pas avant que son efficacité n'ait été avérée. D'après Elisa Aragon, la directrice exécutive de l'école, les élèves de Quest to Learn qui ont passé les tests standardisés requis au niveau fédéral au printemps dernier ont obtenu des résultats en moyenne identiques à ceux des autres enfants du district. Valerie Shute, spécialiste de l'évaluation dans le département des systèmes éducatifs d'apprentissage et de psychologie à l'université d'Etat de Floride, travaille sur un projet financé par la fondation MacArthur pour développer et tester de nouvelles méthodes d'évaluation adaptées à Quest to Learn, afin d'observer les progrès dans des domaines comme la pensée systémique, le travail en équipe et la gestion du temps. Le gouvernement fédéral finance également une révision des tests standardisés, qui entreraient en vigueur pour l'année scolaire 2014-2015 et mettraient davantage l'accent sur les processus mentaux "d'ordre plus élevé" et les capacités à résoudre les problèmes.
Actuellement, la technologie la plus innovante de Quest to Learn est installée dans le coin d'une salle de classe et ressemble à un décor de théâtre avec beaucoup de câbles. C'est le Smallab ("laboratoire d'apprentissage en situation par l'art multimédia"), système aujourd'hui utilisé dans une poignée d'établissements et de musées aux Etats-Unis. Créé par une équipe dirigée par David Birchfield, artiste des médias de l'université d'Etat de l'Arizona, c'est un environnement d'apprentissage en 3D ou, pour parler comme les designers, un "espace hybride entre réel et virtuel". Coût d'acquisition pour l'école : 18 000 dollars.
Une idée qui fait des adeptes
Lors des sessions Smallab, les élèves tiennent des baguettes et des globes ressemblant à des spoutniks dont les mouvements sont enregistrés par 12 caméras montées sur des échafaudages et qui ont un effet immédiat sur l'espace de jeu. Celui-ci est délimité sur le sol par un ordinateur via un projecteur installé au plafond. Les élèves peuvent ainsi apprendre la chimie en poussant d'énormes molécules dans cet espace virtuel. Ils peuvent étudier la géologie en construisant et en déplaçant des couches sédimentaires numériques ou des fossiles sur le sol de la classe. Quoique récent, le concept de Smallab est déjà prometteur en ce qui concerne l'amélioration de l'apprentissage. Birchfield et ses collègues expliquent qu'une étude à petite échelle de 2009 a démontré que les enfants de 14-15 ans en difficulté en sciences naturelles obtenaient des notes significativement plus élevées quand ils avaient également travaillé sur Smallab. Comme souvent avec les jeux, les éléments cognitifs à l'oeuvre ne sont pas entièrement connus, mais intéressent beaucoup un nombre croissant de spécialistes de l'apprentissage. Les élèves ont-ils appris davantage en mêlant réel et virtuel parce que le procédé était plus concret qu'un cours classique ou qu'une expérience de laboratoire ? Parce que c'était plus convivial ou plus visuel ? Ou simplement parce que c'était nouveau et plus amusant pour eux ?
Des spécialistes du cerveau ont découvert que le fait de jouer à des jeux de tir subjectif comme Call of Duty semble bien avoir des effets bénéfiques sur le plan neurologique, comme l'amélioration de la vision périphérique et la capacité à se concentrer. Il a également été démontré que ce type de jeux améliore ce que l'on appelle l'intelligence visuospatiale - la capacité à faire tourner un objet dans sa tête par exemple -, qui s'avère être un élément cognitif de base pour la compréhension des concepts de la science et de l'ingénierie. Il n'est cependant guère surprenant que les personnes travaillant dans le domaine des jeux et de l'apprentissage n'aient jamais eu l'idée de suggérer que les jeux de tir étaient essentiels à la formation des futurs chercheurs et ingénieurs. La question plus large du "transfert" est encore sujette à controverse : une aptitude développée par le jeu peut-elle réellement aboutir à l'amélioration d'aptitudes dans d'autres domaines ? Nous commençons à peine à démêler les mécanismes grâce auxquels les jeux vidéo peuvent avoir un effet si puissant sur nous. Et, parmi ces mécanismes, certains sont plus susceptibles que d'autres de faire progresser les objectifs éducatifs nationaux.
Lorsqu'il s'agit d'attirer et de retenir l'attention des enfants, les concepteurs de jeux vidéo semblent être dans le vrai. James Paul Gee, professeur qui étudie l'alphabétisation à l'université d'Etat de l'Arizona, s'est mis à s'intéresser aux jeux vidéo quand son fils a commencé à y jouer il y a quelques années. Il a depuis écrit plusieurs livres déterminants sur le potentiel des jeux vidéo à favoriser l'apprentissage. "Un jeu n'est rien d'autre qu'une série de problèmes à résoudre", affirme Gee. Sa conception pousse souvent les joueurs à explorer, à prendre des risques, à jouer un rôle et à élaborer des stratégies - en d'autres termes, à utiliser le contenu informatif du jeu. Gee répète depuis des années que notre définition de l'alphabétisation doit être élargie pour suivre l'air du temps. Là où un livre apporte des connaissances, un bon jeu peut non seulement fournir des connaissances, mais aussi une expérience pour résoudre des problèmes à l'aide de ces connaissances.
Doucement, cette idée fait des adeptes, parfois inattendus. Sandra Day O'Connor, ancienne juge de la Cour suprême, aujourd'hui retraitée, a récemment lancé un site Internet baptisé iCivics qui propose une série de jeux interactifs conçus pour animer et remettre au goût du jour l'art perdu de l'instruction civique. E. O. Wilson, biologiste de l'évolution renommé à Harvard, apprécie les jeux vidéo pour leur aptitude à immerger et à défier les joueurs dans des univers virtuels aux couleurs vives. "Je pense que les jeux vidéo sont l'avenir de l'éducation", a-t-il déclaré l'année dernière, lors d'un entretien avec le concepteur de jeux Will Wright [créateur surtout célèbre à l'échelle mondiale pour sa série de ludiciels Les Sims, il est également auteur de Spore, un jeu fondé sur le principe de l'évolution du vivant]. Dans un discours prononcé en 2009, à la veille de l'ouverture du sommet du G20, Eric Schmidt, directeur général de Google, a fait part de son approbation tacite, suggérant que le fait de jouer à des jeux vidéo, et plus particulièrement aux jeux multijoueurs en ligne, encourageait la collaboration, et que cette collaboration encourageait à son tour l'innovation - ce qui en fait un bon entraînement pour une carrière dans la technologie. "A l'avenir, tout ce qui est en ligne ressemblera à un jeu multijoueur, affirme Schmidt. Si j'avais 15 ans, c'est ce que je ferais en ce moment même."
Plus besoin d'apprendre
On en revient donc au débat sur ce que sont les "aptitudes du XXIe siècle". Comment les écoles peuvent-elles parvenir à enseigner les nouvelles technologies sans oublier les médias plus anciens ? Un après-midi, à Quest for Learn, je me suis assise avec Al Doyle dans un bureau vide. Doyle n'a donné le cours Sports for Mind que pendant quelques mois, mais cette expérience l'a conduit à penser différemment l'enseignement que devrait proposer l'école. Ses élèves étaient alors en train de concevoir des jeux sur ordinateur en 3D et finissaient à peine une unité sur les podcasts. "Il y a dix ans, il aurait fallu une semaine pour que les enfants comprennent la différence entre 'enregistrer' et 'enregistrer sous'. Aujourd'hui, je leur montre GarageBand - un séquenceur audionumérique produit par Apple - et, cinq minutes plus tard, ils enregistrent et mixent des sons." Doyle est arrivé à la même conclusion que d'autres avant lui : quelle que soit l'habileté de ses étudiants dans le monde numérique, elle ne leur a pas été enseignée, du moins pas par les adultes.
C'est peut-être là qu'est la révolution. Comme Doyle s'en est aperçu, son rôle évolue : il n'enseigne plus, il facilite, il construit sur des bases qui ont été acquises hors de l'école. Il évoque toute cette énergie gaspillée à apprendre des choses dont les élèves n'ont plus vraiment besoin aujourd'hui. Pourquoi retenir les noms des 50 Etats américains et de leurs capitales ? A quoi bon, à l'ère de Google et des ordinateurs de poche, retenir quoi que ce soit ? "Ecrire à la main ? C'est une aptitude du XXe siècle", assène Doyle. Réalisant que ses propos semblent très radicaux, il les nuance : les enfants doivent apprendre à écrire, mais savoir utiliser un clavier est bien plus important. Il en revient aux podcasts, expliquant que, l'élève devant écrire, relire, préparer et enregistrer son podcast, "c'est un exercice aussi valable que d'écrire une rédaction".
Du labyrinthe à l'architecture
"Nous avons le sentiment de préparer ces enfants à être des producteurs de médias - qu'ils deviennent graphistes, ingénieurs vidéo, journalistes, éditeurs, responsables de la communication, blogueurs, ou autre chose. L'objectif, c'est qu'ils soient à l'aise pour s'exprimer avec n'importe quel outil, que ce soit la vidéo, l'audio, les podcasts, l'écriture, la parole ou les animations. La conception de jeux vidéo est une plate-forme sur laquelle nous pouvons les attirer parce que c'est le monde dans lequel ils vivent. Les jeux vidéo comptent plus pour eux que les films, la télévision classique ou le journalisme. C'est leur média. Les jeux sont le rock'n' roll de cette génération."
Dès qu'on passe du temps dans un collège - même dans un établissement très innovant comme Quest to Learn -, une évidence apparaît immédiatement : avoir 11 ans est un art éternel. Il y a peu de choses que l'on aime faire calmement à cet âge. Un matin, au début de son cours, un Doyle passablement énervé essaie de se faire entendre au milieu du vacarme : "Je ne voudrais vraiment pas vous déranger en vous demandant de vous asseoir sur vos chaises." Dans le bref silence qui suit, il annonce que chaque élève devra concevoir un jeu qui se déroule soit dans un labyrinthe, soit dans une pyramide, soit dans une grotte, en lien avec son travail sur l'architecture antique. Pour cela, ils utiliseront Gamestar Mechanic, une plate-forme de création de jeux en ligne qui a été développée par Katie Sälen et son équipe, et qui devrait bientôt être commercialisée. La plate-forme permet à ses utilisateurs d'apprendre à concevoir un jeu sans avoir besoin de connaître un langage de programmation.
"L'apprentissage par l'échec"
Assis face à leurs ordinateurs, les enfants commencent à créer leurs jeux à partir d'une page blanche. Ils créent les limites, les chemins et les obstacles en faisant glisser et en déposant de petits cubes à partir du menu. Ils optent pour un petit personnage animé comme protagoniste du jeu. Ils choisissent les ennemis et définissent les schémas selon lesquels ils vont parcourir l'écran. Ils écrivent le texte qui présente le jeu et celui qui apparaîtra quand un joueur atteindra un nouveau niveau. Ils ajoutent une série de récompenses et de handicaps. Si le jeu leur semble trop facile, ils le compliquent. S'il leur semble trop difficile, ils le simplifient. C'est un exercice qui paraît simple, mais le défi est évident. Ce soir, en guise de devoirs, ils devront jouer aux jeux des autres et rédiger des critiques constructives. Dans la classe, presque tous les élèves ont le même objectif suprême : créer un jeu difficile qu'on a du mal à réussir mais qu'on a encore plus de mal à quitter. Lorsque l'on commence à le déchiffrer, le langage des joueurs est celui des battants. Les personnes qui jouent aux jeux vidéo parlent avec enthousiasme de "passer au niveau supérieur" et visent toujours le coup parfait. Le simple fait de finir un jeu, même supposé simple, peut prendre quinze heures ou plus, et implique presque toujours des échecs - beaucoup d'échecs. C'est un concept que Will Wright a baptisé "l'apprentissage par l'échec", au cours duquel l'échec est court, surmontable, souvent motivant et donc pas décourageant. Un jeu bien conçu n'est, par essence, qu'une succession de retours d'expérience sur le court terme, fournissant fréquemment de petites évaluations. Ce qui, au final, est peut-être plus acceptable et plus instructif pour quelqu'un qui essaie d'apprendre. D'après Ntiedo Etuk, directeur général de Tabula Digita, qui conçoit des jeux sur ordinateur aujourd'hui utilisés dans près de 1 200 écoles dans tout le pays, les enfants qui s'obstinent à jouer à un jeu appliquent un idéal éducatif précieux. "Ils jouent cinq minutes et perdent, explique-t-il. Ils jouent dix minutes de plus et perdent à nouveau. Ils y retournent et essaient une centaine de fois. Ils échoueront jusqu'à ce qu'ils gagnent. L'échec dans un environnement scolaire est déprimant. L'échec dans un environnement ludique est plaisant. C'est extrêmement stimulant."
Au printemps dernier, je me trouvais dans une salle de classe du Urban Assembly Institute of Math and Science for Young Women, collège public de Brooklyn réservé aux filles, en compagnie de Jann Plass, professeur de communication et de technologie éducatives à l'université de New York, qui menait là des recherches avec quelques étudiants de troisième cycle. Plass travaille au Games for Learning Institute, organisme dirigé par Ken Perlin, professeur d'informatique à l'université de New York, qui se consacre à la recherche des particularités qui rendent les jeux si hypnotiques et efficaces pour l'apprentissage.
Nous regardions des jeunes filles âgées de 11 à 14 ans jouer à un jeu de maths relativement simple sur des ordinateurs. Elles jouaient par deux et résolvaient des équations pour marquer des points. Pendant tout ce temps, les caméras intégrées aux ordinateurs filmaient leurs conversations et leurs visages tandis qu'un logiciel suivait leurs mouvements dans le jeu. Plass et son équipe de recherche espéraient découvrir - grâce à ces données collectées dans 12 établissements de New York - si les enfants apprenaient mieux en jouant seul ou à plusieurs. Deux jeunes filles parlaient et montraient l'écran. "Elles passent du temps à discuter pour savoir comment résoudre le problème, dit Plass à voix basse. Il est possible qu'elles en résolvent moins de cette manière. Mais la question pour nous est de savoir si la conversation les aide à apprendre ou si elles progresseraient davantage en pratiquant plus. Le discours permet-il un meilleur traitement de l'information ?" Une telle question est évidemment aussi vieille que Socrate et absolument pas limitée à l'apprentissage par les jeux. Mais dans la mesure où les jeux vidéo conçus par Plass et son équipe permettent d'enregistrer et d'étudier la prise de décision des élèves seconde par seconde, ils proposent ce qui semble être une possibilité unique de scruter le processus cognitif. Plass explique que ce qu'ils étudient, c'est le fondement scientifique de la concentration - un phénomène physiologique connu sous le nom d'"expérience optimale".
Ces travaux n'en sont, pour la plupart, qu'à leurs balbutiements. Certes, les neurologues ont lié le fait de jouer aux jeux vidéo à la production de dopamine, puissant neurotransmetteur essentiel au mécanisme cérébral de récompense et dont on pense qu'il favorise la motivation et la mémorisation (ainsi que les comportements addictifs, malheureusement). Tous ces éléments pourraient permettre de déterminer quel type de jeu utiliser, à quel moment et comment pour améliorer l'apprentissage des enfants.
Imaginer le futur
Un jour, l'hiver dernier, je regardais les élèves de Quest to Learn jouer avec un outil technologique un peu différent - le réseau social en ligne de l'école. Récemment conçu par Sälen et son équipe, il est ouvert aux élèves, à l'équipe enseignante et aux parents. Le réseau, baptisé Being Me [Etre moi], ressemble à un Facebook pour débutants. Dans les semaines à venir, essentiellement dans les cours de bien-être de l'école, les élèves apprendront à marquer des photos, à mettre à jour leur statut, à reconnaître le travail des autres, à commenter intelligemment les billets postés sur les blogs et à naviguer dans les eaux troubles de l'amitié virtuelle. C'est là un autre effort de l'école pour s'intéresser aux activités que les enfants pratiquent déjà à l'extérieur et les aider à les mener de manière plus réfléchie et plus volontaire, à reconnaître à la fois leur rôle et leur influence au sein d'un système plus large.
J'observe Akahr, un enfant aux cheveux longs, en train de compléter son profil sur Being Me et de réfléchir un moment à la première mise à jour de son profil. Le réseau est conçu pour que chaque mise à jour commence par les mots "Actuellement, je...", après quoi les élèves peuvent choisir parmi une série de verbes et de compléments dans des menus déroulants. Akahr clique sur le menu et réfléchit à ses choix. Dans la classe, certains disent observer des oeufs, d'autres concevoir une sauce au soja, "lire des paillettes" ou chercher Paris. Est-ce de l'apprentissage ou de l'amusement ? Est-ce sérieux ou non ? Ou est-il possible que, d'une certaine manière, ce soit les deux à la fois ? Mot à mot, Akahr fait son choix : "Actuellement je... m'imagine... l'avenir."
Sara Corbett
Ne laissons pas la technologie nous ramollir les neurones ! Jaron Lanier (New York) - Adressez-vous à n'importe quel adulte satisfait de sa vie, quelle que soit sa situation, et demandez-lui si un de ses professeurs l'a marqué : vous verrez un visage s'illuminer. Le facteur humain, rapport magique s'il en est, est au coeur d'un enseignement fructueux - et ce n'est pas quelque chose qui se met en équation. Si vous continuez d'interroger un de ces visages radieux, vous pourrez aussi faire revenir le souvenir d'un enseignant particulièrement médiocre. La magie de l'enseignement est une belle notion romanesque, mais toute magie, on le sait, a son versant noir. Nous voilà bien embarrassés : comment utiliser les technologies de traitement des données, les outils statistiques et la mise en réseau pour éclairer les esprits sans pour autant obscurcir cette magie ? L'enjeu n'est pas seulement pratique : il touche au coeur de nos aspirations d'êtres humains. Quand on fait carrière dans l'informatique, on finit par voir le monde en termes informatiques. L'argent, par exemple, n'est plus une réserve de valeur, mais une forme de présentation de l'information. Cette façon de voir ne cesse de se généraliser à mesure que les individus fréquentent de plus en plus l'ordinateur. Elle a certes ses moments de gloire, mais cette conception informatique des choses peut aussi être antiromanesque au possible. L'éducation, dans son sens le plus large, accomplit ce que la génétique ne fait pas. Elle filtre et transmet pour toujours les souvenirs, les idées, les identités, les cultures et les technologies. Les hommes traitent et transfèrent de l'information de génération en génération, créant une intelligence longitudinale qui n'a pas d'égale sur terre. Ce qui m'inquiète le plus, c'est la philosophie qui sous-tend les objets technologiques. Certaines des meilleures productions de la technologie actuelle, à l'école comme dans les autres champs de la vie, contiennent comme message implicite l'idée que nous comprenons le cerveau et son fonctionnement, ce qui est faux. Nous ignorons comment le cerveau code l'information ; nous ignorons comment les neurones effectuent un raisonnement. Cette idée hypnotique d'omniscience pourrait bien tuer la magie de l'enseignement, en raison de l'abandon avec lequel nous laissons des ordinateurs conduire notre cerveau. On peut voir cette philosophie à l'oeuvre chez les élèves lorsqu'ils fabriquent leurs devoirs écrits comme des patchworks, à partir de fragments trouvés en ligne, au lieu de réfléchir et de les composer eux-mêmes sur un écran vierge. Le problème en l'occurrence n'est pas que ces étudiants soient devenus plus paresseux ou qu'ils apprennent moins de choses. C'est qu'ils puissent en arriver à se concevoir comme de simples relais au sein d'une structure numérique transpersonnelle. Ce processus s'accompagne d'une perte fondamentale, celle de l'auto-invention du cerveau humain.Si les élèves n'apprennent pas à penser, ils ne tireront rien de l'information, aussi large que soit leur accès à celle-ci. Je suis un homme de technologies, et mon premier réflexe est de vouloir résoudre ce problème par le biais d'une technologie améliorée. Cependant, si nous nous demandons ce qu'est la pensée, pour nous interroger ensuite sur les moyens de favoriser cette pensée, nous aboutissons à une réponse aussi stupéfiante que terrifiante : nous n'en savons rien. Alors que la technologie est en règle générale le moteur qui nous fait avancer, elle risque aujourd'hui de nous faire sombrer dans la léthargie hypnotique de l'autosatisfaction. L'éducation peut être numérisée, analysée, optimisée et mise en équation, ou postée sur Twitter. Cependant, elle ne peut véritablement se perpétuer que si chaque cerveau apprend à s'inventer. Or ce processus échappe à l'informatisation, puisqu'il échappe à notre compréhension. Car l'apprentissage est par essence un bond dans l'inconnu. Jaron Lanier
The New York Times
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