La fronde des habitants contre la présence de bases américaines sur cette île stratégique au sud du Japon complique la relance des relations entre Washington et Tokyo. Par Alain Barluet, envoyé spécial à Okinawa
Le lieutenant-colonel des marines David Griesmer et son adjoint arrêtent la voiture sur une colline qui surplombe le Pacifique et étalent des cartes sur l'herbe rase. Il y a soixante-cinq ans, l'une des plus féroces batailles de la Seconde Guerre mondiale se déroula dans ces parages. Désormais, les flots turquoise et les plages de sable blanc d'Okinawa attirent les touristes japonais, taïwanais et coréens. Mais aujourd'hui, il s'agit d'autre chose. À Camp Schwab, les seuls « touristes » que l'on croise sont des boys qui circulent entre les casernements, le cinéma et le mess panoramique, face au grand large, où l'on déguste des hamburgers venus tout droit du Nebraska. C'est l'un des trente sites militaires américains que compte l'île. Ces camps de marines, de l'armée de terre, de l'aviation et de la Navy regroupent au total 25 000 soldats (44 000 personnes en comptant les familles), la moitié des forces US stationnées aux Japon. Okinawa (130 kilomètres de long sur 20 de large) est un rocher stratégique au coeur d'une région orpheline de la guerre froide, où Chine, Corées et Japon n'en finissent pas de se livrer à un jeu de go explosif. Photos aériennes à l'appui, le colonel Griesmer pointe du doigt l'endroit où devrait bientôt voir le jour une piste d'envol de 1 800 mètres.
Nuisances sonores et crashs d'hélicoptères
À bonne distance des zones habitées, la piste servira aux hélicoptères CH-46, aux avions C-130 et aux ravitailleurs KC-135, actuellement sur la base de Futenma, à plusieurs dizaines de kilomètres au sud et véritablement enchâssée dans une cité de 90 000 habitants. C'est un accord nippo-américain négocié de haute lutte et annoncé le 28 mai dernier qui prévoit le transfert à Camp Schwab de la plupart des marines et de leurs hélicoptères. L'échéance de 2014 est évoquée mais rien n'est assuré.
À Futenma, il suffit de patrouiller en bordure du camp pour mesurer le problème. Des maisons sont adossées à même l'enceinte grillagée de la base qui héberge une bonne part des 18 000 marines d'Okinawa - 3 000 servent actuellement en Afghanistan. Non loin de la piste d'où les hélicos emportent les soldats pour leurs exercices quasi quotidiens, on discerne des tumulus funéraires et des tombes ancestrales. Les habitants qui le demandent sont autorisés à venir honorer leurs morts. Dans un grondement, deux chasseurs F-15 traversent le ciel à basse altitude, pour aller se poser sur la base de Kadena, au nord-ouest. La ville, à un jet de pierre, a fini par « manger » la base.
À la préfecture de Futenma, l'un de ses responsables, Takuya Koboshigawa, déroule une litanie de complaintes : nuisances sonores (parfois plus 120 décibels), atterrissages et décollages de nuit, crashs d'hélicoptères (43 en près de quarante ans). En août 2004, un hélico s'est écrasé sur un lycée, heureusement vide à cette date. Un pan de mur noir a été conservé à dessein comme un manifeste devant l'établissement reconstruit. Le responsable du « bureau des bases américaines » de la préfecture parle aussi d'incendies de forêt, d'atteintes à l'environnement, d'accidents de la route, d'agressions. En 1996, le viol d'une jeune fille par trois GI avait provoqué un choc. « Trouvez-vous normal, s'insurge le fonctionnaire, que l'île, qui représente 0,6 % du territoire du Japon, accueille plus de 70 % des forces américaines présentes dans notre pays? »
Nombre d'habitants d'Okinawa voudraient déplacer les bases sur d'autres îles de l'archipel ou souhaitent carrément leur départ. Ils étaient plus de 100 000 à manifester au printemps dernier. « La question d'Okinawa n'est pas un problème local, c'est un sujet stratégique, au coeur de l'alliance entre les États-Unis et le Japon », analyse Yoichi Funabashi, rédacteur en chef du quotidien Asahi Shimbun. Le premier ministre, Naoto Kan, et son prédécesseur, Yukio Hatoyama, en savent quelque chose. Ce dernier, après avoir conduit en mai 2009 l'opposition à la tête du gouvernement, a pour la première fois depuis 1955 esquissé une prise de distance avec Washington après s'être engagé, durant sa campagne, à bouter les bases hors de la préfecture Okinawa. « Il s'agissait, pour le Parti démocrate (PDJ), de prendre le contre-pied du Parti libéral démocrate (PLD), traditionnellement proaméricain », commente un diplomate japonais. « C'était une grossière erreur. Hatoyama s'est conduit comme un écolier essayant de résoudre une équation bien trop compliquée pour lui. »
Des négociations s'engagent pour la révision d'un accord datant de 2006 et prévoyant notamment la « relocation » de Futenma hors des zones urbaines. Mais Washington n'entend pas aller plus loin et changer la donne inégale prévue par le traité d'alliance nippo-américain de 1960 : les États-Unis assurent la défense du Japon, qui, en échange, procure des sites appropriés. En avril 2009, à Washington, Barack Obama, impatient, fixe un ultimatum à Hatoyama : il a jusqu'à la fin mai pour finaliser un accord.
« De Bush à Obama, il n'y a pas eu de changement de doctrine sur Okinawa, c'est un sujet qui fait consensus entre républicains et démocrates », assure le consul général américain à Naha, Raymond Greene. De fait, Hatoyama échoue à délocaliser les bases. L'accord qu'il annonce le 28 mai ressemble comme deux gouttes d'eau à celui de 2006 sur le maintien des bases dans l'île. Il s'excuse publiquement de ne pas avoir tenu sa promesse et quitte piteusement la scène. Son successeur hérite d'une relation avec Washington singulièrement dégradée.
Combat de jungle en situation réelle
En bon soldat, le lieutenant-colonel Griesmer s'abstient de commenter les décisions politiques. Mais la description qu'il fait de la IIIe force expéditionnaire des marines et de ses multiples unités à géométrie variable plaide pour le rôle incontournable d'Okinawa. « Mobilité est pour nous le maître mot », dit-il. À Okinawa, les marines, épaulés par le vaste dispositif américain dans le Pacifique, où croise la VIIe flotte, disposent d'une force de projection autonome et adaptable aux besoins, avec leurs propres unités de commandement, de transport aérien, de combattants terrestres, de soutien logistique. Ils interviennent en cas de tremblement de terre en Indonésie ou de typhon au Bangladesh comme dans la lutte antiterroriste aux Philippines. Dans le nord de l'île, les troupes américaines utilisent la seule zone d'entraînement au combat de jungle en situation réelle dont dispose le Pentagone. « Entre Hawaï et l'Inde, l'armée US n'a pas de meilleur point d'appui », commente une source militaire. « Déplacer la seule base aérienne de Futenma hors d'Okinawa amputerait les Marines d'un de leurs éléments opérationnel essentiels et n'aurait aucun sens », estime une autre source. Un repli sur Guam, plus à l'est, rallongerait de trois ou quatre jours le déploiement militaire américain en Extrême-Orient.
À Kadena, la plus grande base de l'US Air Force du Japon, le major Christopher Anderson n'est pas moins convaincant. Sur une carte projetée sur écran, des cercles concentriques autour d'Okinawa : Taïpeh et le détroit de Formose sont à 630 km, bien plus proches que de Tokyo (1 550 km), de même pour Séoul (1 260 km) ou Shanghaï (820 km). À quelques dizaines de minutes de vol seulement pour les F-15 de l'US Air Force. C'est également à Kadena que sont positionnées les batteries de Patriot contre d'éventuels tirs de missiles de Chine ou de Corée du Nord. « Déplacer les bases à l'étranger et même ailleurs au Japon n'est pas envisageable », souligne Yoichi Funabashi, de l'Asahi Shimbun.
L'émancipation n'est plus de mise
Reste à convaincre les habitants. « Ils se sentent floués par les fausses promesses du gouvernement », dit Kiohara Chinen, journaliste à l'Okinawa Times. En terme de revenu par habitant, l'île est la plus pauvre du Japon et le taux de chômage y est le plus élevé. La plupart des Japonais, eux, redoutent de voir leur pays devenir vulnérable si les liens avec l'allié américain continuaient à être mis à mal par l'affaire des bases. Les incidents autour des îlots Senkaku, proches d'Okinawa et dont la souveraineté est revendiquée par la Chine, la crise diplomatique avec Moscou déclenchée par la récente visite de Dmitri Medvedev sur les « Territoires du Nord » occupés par la Russie depuis 1945, les agressions répétées de Pyongyang ont renforcé ces craintes. Alors, Tokyo donne des gages à l'« ami » américain. L'émancipation, naguère prônée par le PDJ, n'est plus de saison. « Il est important pour nous de maintenir la présence militaire américaine au Japon », réaffirme au Figaro Jun Azumi, le vice-ministre de la Défense. « Le grand succès de l'alliance entre le Japon et les États-Unis est de dissuader quiconque dans la région d'utiliser la force pour résoudre les différends », plaide pour sa part le consul général, Raymond Greene.
Selon une source diplomatique, le Japon se serait formellement engagé à ne plus diminuer sa part dans le financement des frais de stationnement de l'armée américaine sur son territoire (4 milliards de dollars en 2007). La capacité du premier ministre, Naoto Kan, à résoudre l'affaire d'Okinawa aura valeur de test. Les six mois à venir seront cruciaux. Car au printemps, à Washington, les dirigeants des deux pays doivent solennellement relancer leur alliance, soixante ans après un premier traité. À moins qu'Okinawa ne vienne une nouvelle fois piéger les retrouvailles.
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