vendredi 3 décembre 2010

ENQUÊTE - Mediator, les étranges méthodes de monsieur Servier



Marianne, no. 711 - France, samedi, 4 décembre 2010, p. 38

Il connaissait les méfaits de son médicament, mais semble plus sensible à ses intérêts qu'à ceux des patients et des médecins. Le succès de son entreprise va de pair avec de curieuses pratiques : fichage des salariés, mensonges par omission, visiteurs médicaux entreprenants... Enquête.

Tout le monde savait. Chez Servier, dans les agences sanitaires, tout le monde savait que le Mediator, le médicament initialement prescrit aux diabétiques obèses mais souvent donné aux patients voulant perdre du poids, non seulement ne faisait pas de bien, mais en plus faisait du mal. Au moins 500 personnes sont mortes à cause du Mediator, selon l'étude de la Caisse nationale d'assurance maladie. Les responsables des laboratoires Servier auront beau dire que, sur trente ans, ça ne fait qu'un risque de 0,005 %. Il n'empêche. C'est toujours trop.

En 1997, quand les fenfluramines - ces dérivés de l'amphétamine - sont proscrites par les autorités sanitaires américaines et européennes, le Mediator n'est pas retiré du marché. Et ce, contrairement à ses grands frères, l'Isoméride et le Pondéral, deux autres spécialités Servier. Pourtant, le laboratoire savait depuis 1970 - quatre ans avant la mise sur le marché du médicament - que la substance active du Mediator (le benfluorex) était un cousin de ces fenfluramines. Une information sur laquelle Servier s'est bien gardé de communiquer. C'est le Comité technique de pharmacovigilance qui, dès 1998, se pose "une question relative à la parenté chimique du benfluorex avec les amphétaminiques", comme le signale un compte rendu que Marianne s'est procuré. Dans le même temps, les autorités sanitaires constatent "l'absence d'efficacité du benfluorex sur l'hypertriglycéridémie du diabète" alors que "c'est une des indications actuelles du produit". Il est ainsi proposé au déremboursement, à deux reprises. Jamais ces demandes ne seront entendues. Et pendant ce temps-là le Mediator continue à se vendre et les médecins continuent à se faire manipuler par les équipes commerciales de choc de Servier.

Il faut dire que les visiteurs médicaux du labo n'ont pas leur pareil pour écouler leurs produits. "Ils sont pareils que les autres? mais en pire", nous ont confié plusieurs médecins. Extrêmement élégants, sûrs d'eux, parfaitement entraînés à leurs discours promotionnels, les représentants de Servier auprès des médecins sont reconnaissables au premier coup d'oeil : incollables sur les molécules qu'ils sont chargés de défendre et parfaitement renseignés sur leur interlocuteur. Organisés à la militaire, ils ont une manière bien à eux de ne jamais oublier de rappeler à leurs interlocuteurs les autres produits de la marque vantés par un précédent visiteur Servier. Si la persuasion ne suffit pas, vient alors la culpabilisation : un praticien responsable ne saurait priver ses patients d'une molécule performante ! "J'ai les moyens de leur résister, nous a assuré un cardiologue. Je n'ose imaginer l'impact en médecine générale."

Aujourd'hui, bon nombre de médecins se sentent floués, victimes d'une manipulation. "Servier n'a jamais averti la communauté médicale que le Mediator était en réalité un coupe-faim", s'agace André Grimaldi, diabétologue à la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Il ne figure d'ailleurs pas dans les recommandations thérapeutiques du diabète. Mais, en le positionnant dans le traitement du diabète, et surtout pas sous la dénomination "coupe-faim", le laboratoire a pu obtenir un remboursement à 65 % par la Sécu. Une belle rente, qui aura duré plus de trente ans. Jusqu'à ce que l'opiniâtreté d'une pneumologue, Irène Frachon, relayée dans son combat par le député socialiste Gérard Bapt, aboutisse à la suspension du Mediator en novembre 2009 (lire Marianne no 704 et no 709).

Culte de la personnalité

Une grosse perte, que le labo avait sans doute anticipée. En 2008, Servier avait lancé une étude en Chine destinée à tester l'effet du Mediator. Curieuse étude, portant sur seulement 240 personnes, réalisée dans un hôpital militaire par des médecins grassement rémunérés. L'objectif était de préparer le marché chinois à l'arrivée du Mediator, prometteur du fait de la flambée de l'obésité, surtout chez les jeunes. En Chine, là où la pharmacovigilance n'existe pas...

Ce scandale n'est pas le premier de la longue saga Servier, qui commence dans les années 50, quand le tout jeune Dr Jacques Servier rachète une pharmacie à Orléans. Soixante ans plus tard, l'échoppe est devenue un poids lourd de l'industrie pharmaceutique, dont le siège est à Neuilly-sur-Seine. La firme emploie plus de 20 000 personnes et réalise un chiffre d'affaires de 3,6 milliards d'euros. Une entreprise toujours dirigée d'une main de fer par l'omniprésent Dr Servier, 88 ans aujourd'hui. Un culte de la personnalité s'est créé autour de ce patron aux allures de gentil papy, un "brave petit monsieur" qui prend grand soin de ses rosiers, qui vante le made in France de son laboratoire et refuse de le voir coté en Bourse.

Car sous la douceur apparente de cet homme se cache un entrepreneur qui n'a pas peur de flirter avec les limites de la légalité et de l'honnêteté pour vendre ses pilules. "Ce sont les rois de la sémantique", explique un cardiologue. "Ce labo est le spécialiste du mensonge par omission", constate un autre spécialiste. Aujourd'hui encore, le Dr Servier arrange la vérité à sa sauce. Il assure, par exemple, avoir demandé lui-même le retrait du Mediator en France. Faux. Quand la Commission européenne l'interroge, le laboratoire ment encore : en 2010, alors qu'elle enquête sur la concurrence dans l'industrie pharmaceutique, elle constate que Servier lui a fourni des "renseignements inexacts et dénaturés". Une casserole supplémentaire pour Servier, qui en a déjà une belle collection.

Art du réseautage

En 2000, c'est la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) qui l'épinglait pour ses méthodes de recrutement et de fichage de salariés. Car, pour entrer chez Servier, il faut montrer patte blanche : dans les années 80, un entretien y durait une demi-journée, au cours de laquelle le candidat rencontrait trois ou quatre personnes, dont un psychologue. Puis il devait donner trois noms de son entourage personnel et trois de son entourage professionnel, auprès desquels Servier menait une enquête de moralité. Objectif : mettre sur liste noire les employés qui n'auraient pas eu "le profil". Entendez, qui seraient un peu trop à gauche... Les "tares" étaient consignées sur quelque 50 000 fiches. Morceaux choisis : "Issue d'une famille honorablement connue, apolitique et non inféodée à une idéologie quelconque" ; "Bien élevée, elle est non politisée ni revendicatrice" ; "N'a pas d'implications politiques ou syndicales". Pour les recalés : "Un peu mémère", "Difficilement intégrable, taille physique", "Nunuche, mais pas bête", "Pas le profil (homosexuel)". Aujourd'hui encore, n'entre pas qui veut dans cette maison bien à droite, cette "prison aux barreaux dorés", qui offre des salaires plus élevés qu'ailleurs, de bons avantages sociaux, à condition de filer droit... Les enquêtes de moralité perdurent. Mais le recrutement s'est assoupli : une jeune femme d'origine maghrébine peut être embauchée en tant que visiteuse médicale. A condition toutefois de changer de prénom...

L'affaire du fichage des salariés - par des anciens policiers de la DST -, qui avait fait grand bruit, a pourtant été classée sans suite par le parquet de Nanterre. Car jusqu'au scandale du Mediator les laboratoires Servier avaient toujours réussi à passer entre les gouttes. L'art du réseautage dans lequel le laboratoire excelle n'y est sans doute pas pour rien. Dans les milieux scientifiques et politiques, la maison Servier a de bons appuis. Et elle connaît les failles du système. Ainsi, comment, malgré des études préoccupantes, l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) a-t-elle pu tarder à ce point à prendre une décision concernant le retrait du Mediator ? Jean Marimbert, son directeur général, balaie les soupçons. "L'agence a été très à l'écoute d'Irène Frachon, la cardiologue [elle est en réalité pneumologue...] de Brest très en pointe dans ce dossier", expliquait-il dans le Journal du dimanche du 28 novembre. "A l'écoute" ? Pour apprécier cette "écoute", il n'est que de lire, comme nous avons pu le faire, les mails méprisants échangés entre l'Afssaps et Servier à l'égard d'Irène Frachon qualifiée de "chevalier blanc narcissique". Dans les faits, l'agence semble plus sensible aux arguments de l'industrie qu'à ceux des patients et des médecins. Quand il est interrogé sur son financement qui provient à 80 % de taxes directement versées par les labos à l'Afssaps, Jean Marimbert se récrie : "Nous ne sommes pas les valets de l'industrie !" Dont acte. Mais les retards pris dans la publication des conflits d'intérêts (la dernière liste publiée date de 2005...) et les allers-retours réguliers de ses responsables vers l'industrie témoignent d'une très grande proximité. C'est ainsi qu'Eric Abadie, avant d'être nommé directeur de l'évaluation de l'Agence, a dirigé le développement des laboratoires Wellcome, puis les affaires médicales du Snip (Syndicat national de l'industrie pharmaceutique) de 1984 à 1994. Depuis 2001, il occupe des fonctions stratégiques à l'Agence européenne du médicament (Emea), dont les avis valent pour toute l'Europe. Son prédécesseur, le Pr Jean-Michel Alexandre, à la retraite, conseille désormais Servier via une entreprise de consultants, Pharnext.

Parfum de scandale

Nul besoin de contrôler les rouages de l'agence, il suffit de placer la bonne personne au bon endroit. Elle saura diriger les réunions d'évaluation de main de maître, là où tout peut basculer. A l'Agence européenne du médicament, à Londres, par exemple, où se retrouvent des évaluateurs venus de toute l'Europe, dont certains n'arrivent pas très frais après avoir pris l'Eurostar à 4 heures du matin, 200 produits sont présentés dans la matinée. Dans un programme mené au pas de charge, la question rituelle du directeur de l'évaluation à propos des "objections majeures" posée juste avant d'accorder l'autorisation de mise sur le marché ne laisse pas de place au doute. Il arrive même que, dans la précipitation, une objection majeure soit "oubliée". Entre l'oubli et la manipulation, il n'y a qu'un petit pas...

Partenaire des congrès et colloques, gros acheteur de traités de médecine, Servier sait aussi apporter son "soutien" aux médecins. Surtout aux plus jeunes. Régulièrement, le laboratoire, comme d'autres d'ailleurs, envoie des futurs toubibs dans des réunions internationales et leur demande un résumé qui sera ensuite publié. D'autres sont invités à suivre les cours de la Conférence Hippocrate, une prépa privée au parfum elle aussi de scandale. En 1995, la justice s'était penchée sur cette conférence. Servier est en effet soupçonné d'avoir révélé 10 des 20 sujets de l'examen national lors des épreuves blanches... "On apprend la mentalité Servier : favoriser les prescriptions au détriment de la relation avec le patient. J'ai eu l'impression d'être trompé", explique Alexandre, ancien interne, qui a décidé d'abandonner la Conférence Hippocrate en cours de route. Jean Jouquan, médecin à Brest, a lui aussi préféré lâcher ce qui à son époque s'appelait le Groupe des chefs de clinique consultants. Au fil des ans, raconte-t-il, "on nous faisait comprendre qu'il fallait devenir des "ambassadeurs" de Servier". Il se souvient notamment d'un collègue qui avait signalé dans une publication un effet secondaire d'un médicament maison. "Ça avait moyennement plu..."

Reste que Servier se trompe rarement en choisissant ses recrues, futures étoiles de la médecine ou de la politique (lire les encadrés, p. 41). Philippe Douste-Blazy est passé par l'école Servier. La défenseure des enfants Dominique Versini, ancienne conseillère régionale d'Ile-de-France (RPR), a été responsable de la communication chez Servier. Nicolas About, sénateur Nouveau Centre, a été médecin régional Servier. Interrogé, il n'a pas répondu à nos sollicitations. Le conseiller à la présidence de la République de Nicolas Sarkozy à l'Elysée, Arnold Munnich, a lui aussi frayé avec Servier, et la proximité entre Jacques Servier et Nicolas Sarkozy, qui se connaissent depuis 1983, est établie. Le Dr Arnold Munnich dément tout lien avec Servier. Pourtant, un ancien interne de l'école Servier se souvient l'avoir eu comme conférencier dans les années 80. D'autre part, le "partenariat Arnold Munnich" (aide à l'unité Inserm de l'hôpital Necker dirigée par Munnich) est listé dans l'annuaire 2008 du mécénat mondial de Servier (Medicographia. Servier Partnerships For The Advancement Of Medicine). Est-ce à lui que pensait Jacques Servier lorsqu'il expliquait maladroitement au journal le Monde que l'affaire du Mediator était faite "pour embêter le gouvernement" ? C.C. et J.-C.J.

Encadré(s) :

SERVIER SAIT AUSSI SE SERVIR DES POLITIQUES QUI LE SERVENT

Le socialiste Henri Nallet, ex-ministre de l'Agriculture (1988-1990) et ancien secrétaire du PS chargé des affaires internationales, a occupé une fonction de consultant... aux affaires internationales de Servier, alors qu'il était vice-président du Parti socialiste européen (de 1999 à 2010). Pour lui, aucun doute, il a été embauché sur sa connaissance du droit communautaire. "On ne m'a jamais demandé d'utiliser mon carnet d'adresses pour infléchir une décision", nous a-t-il assuré. "Je leur ai permis de s'initier aux rouages de la machine européenne." Promis juré, il n'a jamais été lobbyiste. Pourtant, l'envie de défendre son ex-employeur ne tarde pas à percer. "Je ne connais rien au Mediator, juste ce que j'en ai lu dans les journaux. Mais je me souviens de l'affaire de la vache folle, que j'ai eu à traiter en tant que ministre. Des scientifiques promettaient 150 000 morts : quelques centaines à l'arrivée." Autrement dit, selon lui, l'information scientifique n'est jamais sûre et Servier ne pouvait pas se fier aux alertes, pas assez crédibles.

Philippe Douste-Blazy ancien ministre (UDF) de la Santé puis des Affaires étrangères, de Jean-Pierre Raffarin (2004-2007), est passé par les Conférences Hippocrate, rapporte Irène Frachon dans son livre Mediator 150 mg, combien de morts ? (editions-dialogues.fr). "Je n'ai jamais travaillé chez Servier", s'empresse de préciser l'ancien ministre. Il poursuit, pour évacuer rapidement : "J'ai suivi un séminaire... très peu de temps." Il ajoute : "Je peux vous assurer que, lorsque j'étais ministre de la Santé, je n'ai jamais été approché d'une manière ou d'une autre par le laboratoire." Et de préciser : "Ce sont d'ailleurs les membres du cabinet qui sont en contact avec les labos, pas les ministres." Il est des fréquentations qu'on voudrait bien oublier.

CLOTILDE CADU ET JEAN-CLAUDE JAILLETTE

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