mercredi 15 décembre 2010

Guido Westerwelle : "L'euro, c'est bien davantage que du papier-monnaie"


L'Express, no. 3102 - l'entretien Guido Westerwelle, mercredi, 15 décembre 2010, p. 8-10,12,14

Propos recueillis par Christian Makarian et Axel Gyldén

Le ministre allemand des Affaires étrangères est un homme souriant, courtois et visiblement épicurien. A 49 ans, Guido Westerwelle tient à sa ligne : celle qui lui donne une allure élancée, comme celle qui le maintient à la droite du gouvernement de coalition dirigé par Angela Merkel. Cet avocat qui préside le FDP (Parti libéral-démocrate), est favorable à la réduction des impôts et du rôle de l'Etat dans l'économie. Son alliance avec la CDU-CSU ne va donc pas forcément de soi, d'autant que la crise de l'euro oblige à une régulation accrue. Qualifié dans certaines notes américaines d'"incompétent, vaniteux et antiaméricain", il a été l'homme politique européen le plus égratigné par les révélations de WikiLeaks.

En tant que chef de la diplomatie allemande, comment avez-vous réagi à la "bombe" que constituent les fuites de WikiLeaks ?

Cette affaire comporte trois facettes : politique, médiatique, juridique. Pour la bonne marche de la diplomatie internationale, il est néfaste que la confidentialité des télégrammes d'ambassades ne soit pas respectée. Il n'y a aucun bénéfice à mettre des pays en difficulté et des personnes en danger. La composante médiatique, elle, se résume à ceci : un nombre considérable de ragots sont colportés dans le monde. Quant à l'aspect juridique, c'est très clair : il s'agit d'un vol de données.

Vous êtes-vous personnellement senti atteint par le fait que plusieurs commentaires, rédigés par les services de l'ambassade américaine à Berlin, sont très désobligeants à votre égard ?

Tout est relatif. Je répondrais même ironiquement que les attaques venant de politiciens allemands sont plus vigoureuses. Les appréciations qui ont été portées sur moi datent de l'époque où j'étais membre de l'opposition. Or il n'est possible de démontrer sa compétence de ministre qu'après avoir pris ses fonctions ministérielles.

Compte tenu des circonstances, ne serait-il pas opportun que l'ambassadeur des Etats-Unis, Philip Murphy, soit rappelé à Washington ?

Cette semaine, l'ambassadeur américain m'a envoyé une bonne bouteille de vin californien, que j'ai bue avec une amie en portant un toast à son honneur. La relation de l'Allemagne avec les Etats-Unis et mes rapports avec la secrétaire d'Etat Hillary Clinton sont si sains, cordiaux et stables que tout ce bruit est sans conséquences. J'ajouterais que les appréciations de l'ambassade des Etats-Unis relayées par WikiLeaks soulignaient que j'étais un ami des Etats-Unis, mais qu'en cas de dilemme je défendrais toujours les inté-rêts de l'Allemagne. Je prends cela comme un compliment.

Votre homologue italien, Franco Frattini, a affirmé que l'affaire WikiLeaks constituait un événement comparable au 11 septembre. Est-ce également votre avis ?

J'apprécie beaucoup le ministre italien des Affaires étrangères, Franco Frattini. Mais je ne reprendrais pas à mon compte cette appréciation. En Allemagne, nous avons tiré trois conclusions de cette affaire. Premièrement, nous examinons tous les documents de WikiLeaks, afin de vérifier s'ils comportent des aspects sécuritaires nous concernant. Deuxièmement, nous allons améliorer encore les précautions en matière de technologie de l'information. Troisièmement, nous avons écrit à tous nos personnels d'ambassade pour leur signifier qu'ils devaient continuer à rédiger des rapports objectifs et analytiques.

L'engagement en Afghanistan, où l'Allemagne, avec 4 300 soldats, est le troisième fournisseur de troupes, reste impopulaire dans votre pays. Comment évaluez-vous la situation sur le terrain ?

Il y a le négatif, mais il y a aussi le positif. Il est clair que ce ne sera pas seulement une solution militaire. C'est la raison pour laquelle nous avons doublé nos efforts militaires cette année. D'autre part, nous sommes convenus avec le gouvernement afghan de lui transférer, étape par étape, la responsabilité de la sécurité. Il est prévu que des forces combattantes allemandes ne seront plus nécessaires d'ici à 2014. Tel est le calendrier de notre gouvernement, confirmé lors des récentes conférences sur l'Afghanistan, à Londres et à Kaboul, ainsi qu'au sommet de l'Otan, à Lisbonne.

En ex-Yougoslavie puis en Afghanistan, l'Allemagne s'est engagée sur des théâtres de guerre. A l'avenir, faut-il s'attendre à voir la Bundeswehr prendre part à d'autres conflits ?

L'Allemagne a une culture de la retenue militaire qui a fait ses preuves au cours des dernières décennies écoulées. Pour nous, l'engagement militaire restera une solution exceptionnelle réservée aux cas où toutes les autres possibilités ont été d'abord envisagées. Qu'il s'agisse des Balkans, de l'Afghanistan ou de la lutte contre la piraterie maritime, l'engagement de nos forces armées à l'étranger doit toujours s'accompagner d'un travail de pacification politique. Ainsi, notre combat contre la piraterie se joint, en Somalie, à un travail de stabilisation sur le terrain.

Vous avez dit être satisfait du dernier sommet de l'Otan, à Lisbonne. Pourtant, certains y ont vu une sorte d'enterrement de l'idée d'une défense européenne...

Je ne suis pas d'accord. Les Européens doivent prendre davantage en main leurs intérêts de sécurité. Dans ce but, un groupe d'Etats peut aller de l'avant, comme l'autorise explicitement le traité de Lisbonne. Dans le cadre du "triangle de Weimar", qui réunit la France, la Pologne et l'Allemagne, nous avons discuté, au printemps dernier, de la possibilité de coopérer plus étroitement. Le resserrement des liens entre nos pays se traduit par un gain direct pour chaque contribuable des pays concernés : notre sécurité commune n'est pas diminuée ; seuls les coûts le sont. Il est également important que d'autres pays aient la possibilité de venir s'y joindre plus tard.

Le dernier accord franco-britannique en matière de défense a été conclu sans y associer l'Allemagne. Est-ce que ce choix n'est pas à regretter ?

Nous ne nous sentons pas écartés et il n'y a pas de motif de jalousie. Pourquoi ne pas laisser s'intensifier la coopération entre les deux forces nucléaires de l'Europe ? Si, parallèlement, la coopération avec nous, les Allemands, est poursuivie, nous n'y voyons pas d'objection.

L'Allemagne vient d'entrer au Conseil de sécurité des Nations unies en tant que membre non permanent. Où en est l'idée de partager le fauteuil de membre permanent de la France en fauteuil franco-allemand ?

Nous souhaitons une réforme globale de l'ONU. Car, moins cette organisation reflète les structures du monde actuel, plus elle perd de l'influence. Il n'est pas juste que l'Afrique et l'Amérique latine ne soient pas représentées de manière permanente au Conseil de sécurité ; l'Asie est sous-représentée. Lors de mes récents déplacements en Afrique, j'ai remarqué à quel point la sous-représentation des pays du Sud était critiquée. Nous-mêmes, Allemands, sommes prêts à assumer davantage de responsabilité dans cette instance. C'est pourquoi au sein du G 4, qui réunit l'Inde, le Brésil, le Japon et l'Allemagne, nous avons lancé une initiative commune pour la réforme.

Le fonctionnement de l'Europe est, lui aussi, très critiqué par l'opinion publique. Pour beaucoup de Français, l'Union européenne se résume désormais à sa monnaie, l'euro. Et de nombreux Allemands perçoivent l'euro comme une contrainte plus que comme une réussite. N'est-ce pas le résultat d'un manque de détermination des gouvernements allemand et français ?

Non. L'état actuel de l'opinion reflète une inquiétude, ce qui n'est pas étonnant si on mesure tout ce qui s'est passé durant les trois dernières années : la crise bancaire, puis la récession, puis le sauvetage de la Grèce, le plan de protection de l'euro et, actuellement, l'appui apporté à l'Irlande. Il est tout à fait clair que cette situation préoccupe les gens, comme elle préoccupe les dirigeants politiques. Mais, malgré cela, on ne peut pas oublier ce que l'euro signifie. C'est bien davantage que du papier-monnaie. C'est la monnaie de la paix. La France et l'Allemagne sont bien placées pour en apprécier la valeur, car leur sort est lié depuis des décennies, alors que mes grands-parents devaient encore apprendre à l'école que la France était l'ennemi héréditaire. Je lance un appel aux jeunes Français et aux jeunes Allemands pour leur dire : "Ne pensez pas que la liberté, la paix et le bien-être vont de soi !" Je suis né en 1961. Mon année de naissance est plus proche de la fin de la Seconde Guerre mondiale que ne l'est le temps qui nous sépare, aujourd'hui, de la réunification allemande. Je crois que l'Europe sera acquise seulement quand les générations qui n'ont pas connu le Rideau de fer la porteront dans leur coeur comme une identité à défendre.

Le souvenir de la guerre, la paix, l'euro, ne peuvent pas suffire aux jeunes qui ont 20 ans aujourd'hui. Qu'est-ce qui portera l'idée européenne dans leur coeur ?

C'est, par exemple, la liberté offerte à chaque jeune de choisir où il veut aller habiter ou étudier en Europe. C'est aussi la chance de pouvoir voyager dans tout le continent, de pouvoir élargir ses idées, son horizon, chance qui n'a été donnée ainsi à aucune autre génération précédente. C'est le privilège de pouvoir tomber amoureux dans toute l'Europe sans que des gouvernements dressent des barrières ou des murs infranchissables. Quand j'avais 14 ans, je me suis retrouvé devant le Mur et j'ai vu le no man's land : c'était une zone de mort ! Il est de notre devoir de transmettre à la génération actuelle ce que nous avons appris du passé. A un jeune qui me dirait que la paix, cela va de soi, je conseillerais de se rendre dans certaines régions de la Méditerranée. J'ajouterais que cette génération sera la première qui devra gérer la mondialisation dans toute son étendue. Les jeunes Chinois ne sont certainement pas plus fainéants ni moins intelligents que les jeunes Européens. Et il en va de même pour les jeunes Indiens, Brésiliens ou Sud-Africains. Dans ce siècle de mon-dialisation, ni la France ni l'Allemagne ne pourront faire face seules aux défis.

Après un démarrage un peu chaotique, on a vu Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se rapprocher nettement. Aujourd'hui, ils agissent comme des pompiers occupés à éteindre les incendies. Pensez-vous que la dynamique franco-allemande soit suffisante pour entraîner les 25 autres pays ?

Quand il y a le feu, il y a deux choses à faire : éteindre les flammes et, dès qu'on a un peu de répit, faire en sorte qu'un tel incendie ne puisse se déclarer à nouveau. Nous y travaillons et, j'en suis convaincu, la France et l'Allemagne ne sont pas seules.

Vous aviez 2 ans lors de la signature du traité de l'Elysée par le général de Gaulle et Konrad Adenauer, en janvier 1963. Qu'évoque pour vous personnellement la France ?

Beaucoup de souvenirs personnels, de bons souvenirs, d'autres donnant à réfléchir. Je pense notamment à une amie en Corse, à un ami de jeunesse à Etampes [Essonne] qui a déménagé plus tard avec ses enfants à Biarritz [Pyrénées-Atlantiques]. Je me souviens d'un dîner de la Saint-Sylvestre où l'on servait du sanglier. J'ai passé la soirée à demander qu'on me donne le plat de "cendrier", ce qui a fait rire toute la tablée. Je me rappelle aussi que je suis parti avec des copains en Bretagne et en Normandie dans les années 1970. C'était l'époque où l'on pouvait passer des vacances peu coûteuses dans cette région en faisant du camping. J'avais les cheveux blonds, les yeux bleus, j'étais maigre comme un clou, mon français était abominable, tout cela faisait que l'on me repérait comme Allemand à 100 mètres. Un jour, alors que je voulais faire des courses dans un petit magasin, la propriétaire est partie en pleurant quand elle m'a vu. Sa fille m'a alors expliqué : "Ce n'est pas de ta faute, maman a perdu son mari pendant la guerre à cause des Allemands." Elle parlait en fait de son propre père. Ce genre d'expériences en dit certainement plus long sur ma motivation à faire de la politique que je ne pourrais l'exprimer de manière abstraite dans des interviews et des discours.


BIO - Guido Westerwelle

1961 Naissance à Bad Honnef.

1983 Président des JuLis (Jeunes Libéraux).

1991 Avocat à Bonn.

2001 Secrétaire général du FDP.

2006 Chef de l'opposition au gouvernement de Grande Coalition d'Angela Merkel.

2009 Vice-chancelier dans le gouvernement d'Angela Merkel et ministre fédéral des Affaires étrangères.


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