mercredi 15 décembre 2010

VEOLIA - L'ombre de Proglio - Libie Cousteau


L'Express, no. 3102 - ÉCONOMIE ENTREPRISES, mercredi, 15 décembre 2010, p. 78-80

Nouveau PDG du n° 1 mondial des services aux collectivités, Antoine Frérot devra se défaire de l'étiquette de discret dauphin dans un groupe entièrement façonné par l'actuel patron d'EDF. Et imprimer enfin sa propre marque.

Le suspense aura duré jusqu'au bout. Et, dans la dernière ligne droite, tout a failli mal tourner. Il y a quelques semaines, Henri Proglio, PDG d'EDF, éructait contre Antoine Frérot, le fidèle lieutenant à qui, fin 2009, il avait confié les clefs de Veolia Environnement, son bébé, tout en gardant la présidence non exécutive de l'entreprise. Comment celui-ci avait-il omis de l'informer du rôle de "protecteur" qu'il avait accepté d'endosser au sein du holding familial de Robert Louis-Dreyfus après le décès de ce dernier ? Comment ce n° 2, dont il avait maintes et maintes fois mis la loyauté à l'épreuve, avait-il pu agir de la sorte ? "On a frôlé la catastrophe. Puis l'orage s'est calmé", confie un proche... Et pour cause : Antoine Frérot a fait savoir qu'il abandonnerait cette mission en avril prochain. Alors, après avoir laissé courir le bruit qu'il pourrait ne pas renoncer à son fauteuil de président de Veolia Environnement d'ici à la fin de l'année, comme il s'y était engagé en public sous la pression de l'opinion et de l'Elysée, Henri Proglio a finalement tenu parole. Et accepté d'offrir à son dauphin le titre de PDG.

"C'est un choix par défaut, car Henri sait bien qu'Antoine n'est pas fait pour ce poste, raille un cadre dirigeant du groupe. Mais ne pas lui laisser cette responsabilité, c'était se déjuger." Visage carré et silhouette massive, cet X-Ponts de 52 ans, aussi cérébral que son mentor est écorché vif, s'apprête donc à prendre en main la destinée des 312 000 salariés du géant mondial des services aux collectivités (34 milliards d'euros de chiffre d'affaires). Voilà un an, en réalité, qu'il attend son heure. Un an à éviter de prendre le moindre risque, à jouer profil bas en interne comme à l'extérieur, à contrôler point par point chaque dossier, à veiller à ne froisser aucun baron d'un groupe où la culture de l'indépendance, condition sine qua non de l'efficacité sur le terrain, a été érigée en modèle par Henri Proglio. Au point que d'aucuns lui reprochent aujourd'hui son absence de décisions et son manque de vision. "J'ai eu peu de temps pour me préparer", se justifie celui qu'un syndicaliste décrit comme "un patron entre guillemets qui n'a pas les coudées franches".

C'est en réalité dans la plus grande discrétion que cet affable ingénieur, entré en 1990 à la Compagnie générale des eaux, a fait ses premiers pas de directeur général. Il a multiplié les déjeuners en ville avec des grands patrons comme avec des personnalités politiques, tels Jean-Louis Borloo, Dominique de Villepin ou encore Dominique Bussereau, qui l'avait décoré, en 2003, chevalier de la Légion d'honneur. Mais il a aussi désormais ses entrées au Siècle, fréquente l'Association française des entreprises privées, le Club des juristes ou encore le Cercle de l'industrie. Peu familier des administrateurs de Veolia Environnement, issus pour la plupart de la crème du CAC 40 - Daniel Bouton, Louis Schweitzer ou Baudouin Prot - il a consacré du temps à les rencontrer et à les écouter.

A présent, Antoine Frérot se plie aussi sans rechigner aux questions indiscrètes des journalistes tant sur sa vie privée que sur ses loisirs, confie qu'il déjeune presque tous les dimanches avec ses filles, joue au tennis dans un petit club à Neuilly-sur-Seine avec le même partenaire depuis vingt-cinq ans et, surtout, consacre le plus de temps possible à ses deux passions : l'art moderne et la philosophie. Aussi appliqué qu'il devait l'être sur les bancs du lycée parisien Louis-le-Grand, où le député Hervé Mariton fréquenta cet "énorme bûcheur qui ne parlait jamais pour ne rien dire", Antoine Frérot fait le maximum pour se mettre dans la peau du PDG. Mais beaucoup, dans la maison, entretiennent de sérieux doutes sur les capacités de "leadership" de celui que certains, au comité exécutif, ont surnommé "Michel Drucker" - eu égard à son souci permanent d'arrondir les angles.

"Un an après sa nomination comme directeur général, il n'a toujours pas constitué son équipe", critique un cadre dirigeant. "Changer pour le plaisir de changer, je n'en vois pas la nécessité, c'est même une solution de facilité", répond avec un calme olympien Frérot en tirant sur sa Craven filtre.

Proglio a nommé tous les barons du groupe

La phase d'apprentissage passée, ce faux lent doit désormais sortir de sa coquille pour réaliser un exercice périlleux : s'émanciper de la figure tutélaire de Proglio sans pour autant heurter la susceptibilité d'Henri. En effet, considéré, à juste titre, comme le sauveur de Veolia, le patron d'EDF a nommé l'essentiel des principaux cadres dirigeants du groupe et conserve une influence à laquelle il n'est pas prêt à renoncer. "Veolia, c'est ma vie", répète-t-il encore souvent. Depuis un an, d'ailleurs, nombreux sont les insatisfaits ou les inquiets qui sont allés lui rendre visite, avenue de Wagram, au siège d'EDF. Antoine Frérot lui-même reconnaît le consulter très régulièrement et avoir travaillé avec lui sur les dossiers clefs comme la fusion Veolia Transport-Transdev ou le méga-contrat de distribution d'eau en Ile-de-France.

"Antoine Frérot doit tout à Henri Proglio, mais il ne pourra pas servir les intérêts du groupe sans prendre son indépendance et élaborer un nouveau projet", estime un consultant. S'il a multiplié, ces dernières semaines, les notes à l'intention de ses troupes, Frérot n'affiche pas d'autre ambition, pour l'heure, que d'"accélérer les cessions, ne pas augmenter la dette et réussir la fusion Veolia-Transdev". Officiellement. Car, en coulisses, on le soupçonne d'oeuvrer lentement mais sûrement à un rapprochement avec EDF... le dessein poursuivi par son ancien patron (voir l'encadré page 79). Mais ce projet, dont l'issue reste incertaine, peut-il donner un nouveau souffle à un groupe dont le modèle économique est de plus en plus fragilisé ? Guerre des prix et baisse des marges dans le secteur de l'eau (le plus rentable), synergies laborieuses avec les autres métiers (déchets, énergie, transports), dette encombrante et cours de Bourse en berne : face à ces défis, les quelques initiatives du directeur général font piètre figure. Le projet de siège unique en région parisienne ou l'avenant proposé aux 400 cadres dirigeants pour leur imposer une clause de non-concurrence en cas de départ n'ont, de surcroît, guère contribué à augmenter sa cote de popularité.

"C'est un Gorbatchev, il va se révéler après sa prise de pouvoir", pense un ancien. "Il mettra 35 coups à faire le point mais il y parviendra. C'est le plus brillant et le plus visionnaire d'entre nous", estime un proche. Malgré les apparences, Antoine Frérot, qui a successivement dirigé les transports et l'eau, bénéficie donc de quelques soutiens. Reste à élargir le cercle de ses aficionados. "Je suis concentré, confiant et enthousiaste, rapporte le principal intéressé. J'ai conscience que je serai désormais l'ultime recours. Et beaucoup plus seul qu'auparavant." Surtout, Antoine Frérot sait pertinemment que l'ombre d'Henri Proglio planera toujours au 38, avenue Kléber, le siège de Veolia Environnement, et que chacune de ses décisions sera jaugée à l'aune du rêve qu'il affirme partager avec son ancien boss : "Laisser une trace derrière nous."

Encadré(s) :

Exclusif - EDF-VEOLIA : Les Manoeuvres continuent

Etrange coïncidence : la future organisation géographique de Veolia Eau en France, qui collera au découpage régional des autres divisions, correspond exactement... à celle d'EDF ! Pour les syndicats, ce projet, qui leur a été présenté en novembre et dont L'Express s'est procuré une copie, n'est pas le fruit du hasard. Le rapprochement capitalistique entre les deux entreprises est, en réalité, toujours à l'ordre du jour. Le plan qu'Henri Proglio, ex-PDG de Veolia Environnement, envisageait de mettre en oeuvre dès sa prise de fonction à la tête de l'électricien n'avait pu être mené à bien, du fait de l'extraordinaire polémique soulevée par sa double casquette et sa double rémunération. Loin d'être enterré, il pourrait donc aboutir à condition, cette fois, d'être justifié par une coopération industrielle intensifiée entre les deux entreprises, au-delà de Dalkia, leur filiale commune dans l'énergie. Hormis les banquiers, plusieurs groupes de travail composés de salariés d'EDF et de Veolia continuent à plancher sur le sujet.


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