vendredi 17 décembre 2010

HISTOIRE - Nankin, une affaire d'Etat qui ne passe pas


Marianne, no. 713-714 - Histoire, samedi, 18 décembre 2010, p. 100

1937 - Nankin - Le massacre

Pendant la guerre sino-japonaise, l'armée nipponne a massacré des dizaines - voire des centaines - de milliers de Chinois à Nankin. Un crime qui empoisonne toujours les relations sino-japonaises.

Quelque soixante-dix ans après les faits, c'est toujours une affaire d'Etat. Le 15 août 2006, le Premier ministre japonais Junichiro Koizumi se rendait au temple Yasukuni pour honorer les " âmes " des 2,4 millions de Japonais morts pour la patrie entre 1868 et 1945. A l'annonce de cette visite, des dizaines de milliers de Chinois avaient envahi les rues de Pékin pour une manifestation rien moins que spontanée, aux cris de " Mort au Japon ! " et de " Diables japonais ! " (référence au surnom des soldats nippons dans la propagande chinoise). Pour toute réponse, Koizumi lança : " Même si Bush me demandait de ne pas y aller, j'irais quand même. "

La violence symbolique de l'épisode s'explique par la présence à Yasukuni des restes de 14 criminels de guerre condamnés à mort par le tribunal de Tokyo (l'équivalent asiatique de celui de Nuremberg). Et surtout par ceux du général Iwane Matsui, exécuté pour sa responsabilité dans le massacre de Nankin, qui dura six semaines à la fin de l'année 1937. Aux surenchères révisionnistes des uns répond ainsi le nationalisme renouvelé des autres

Si la mémoire, prise en otage par la politique, est ici devenue une arme de temps de paix, c'est que l'affaire de Nankin est non seulement instrumentalisée, mais que plusieurs de ses aspects ont soigneusement été occultés. Dès le début, rien ne paraît assuré. A commencer par le lieu du drame, puisqu'un ordre écrit signé à Tokyo précise qu'" il n'y a aucun besoin d'envoyer l'armée " à Shanghai et à Nankin. Japonais et Chinois du Kuomintang sont, certes, sur le pied d'une guerre qui semble inévitable, mais Tchang Kaï-chek souhaite gagner du temps, lui qui vient de neutraliser les seigneurs de la guerre chinois et de contraindre Mao à entreprendre sa longue marche de repli. Suivant les conseils d'Alexander von Falkenhausen, un expert militaire dépêché par la Wehrmacht, Tchang se refuse de céder à ce qu'il croit longtemps être des provocations, hésitation qui a contribué à alourdir le bilan des massacres en raison d'une mobilisation puis d'une évacuation tardives. Considération oubliée en 1938, indicible dans l'état de la Chine et du monde en 1946 et occultée par la Chine de 2010, tout appliquée à réévaluer la mémoire de Tchang pour cause de vues sur Taïwan.

De son côté, l'état-major japonais lorgne plutôt vers la Mandchourie et la frontière soviétique. Si l'on en croit Jung Chang et Jon Halliday dans leur biographie de Mao Tsé-toung, cet objectif fournirait la clef permettant d'expliquer la surprenante localisation à Nankin et à Shanghai du choc sino-japonais. Staline aurait en effet tiré en secret les ficelles de l'escalade militaire, afin que les combats aient lieu plus au sud, loin de la frontière russe. Par le biais d'un agent infiltré dans l'entourage de Chou En-laï, du nom de Zhang Zhi-zhong, il aurait monté de toutes pièces les conditions d'un affrontement. Révéler cette responsabilité indirecte dans le massacre est, on le comprend, aujourd'hui encore inimaginable pour une Chine communiste.

Le " zèle " du prince Asaka

A ce secret chinois fait pendant un secret japonais, celui des responsabilités endossées par l'empereur Hirohito. C'est lui, en effet, qui fait sortir de sa retraite le général Matsui et lui donne le commandement du corps expéditionnaire à Shanghai. Or, Matsui a déclaré, devant le Premier ministre Konoe, que la stratégie japonaise devait être " de briser le pouvoir de Tchang Kaï-chek en prenant Nankin ". Cette option jusqu'au-boutiste, le général la met en oeuvre dès le 22 novembre 1937, en donnant l'ordre, sans l'avis de l'état-major, à ses cinq régiments de marcher vers Nankin. Dès que les 200 000 soldats entament leur mouvement, les exactions commencent, notamment celles dues au 16e bataillon conduit par le lieutenant-général Nakajima, lui aussi un proche d'Hirohito dont il avait dirigé la police secrète. Troisième personnage clef, le prince Asaka est à la fois l'oncle de l'empereur et un familier de Nakajima, du temps où les deux hommes étaient officiers de renseignement à Paris. Asaka vient remplacer Matsui, victime d'une crise de tuberculose, mais dans des conditions très particulières : Hirohito le soupçonne en effet d'avoir trempé dans la tentative de coup d'Etat du 26 février 1936, au cours de laquelle le gouvernement japonais avait été presque totalement massacré. Sous surveillance étroite de l'empereur, Asaka joue sa réhabilitation dans la campagne de Nankin.

Il n'y a donc rien de surprenant si ces trois hommes vont suivre une stratégie convergente de la terreur, résumée ainsi par Nakajima : " Dans la plupart des cas, le règlement dit que nous ne devons pas faire de prisonniers. " Et Matsui ajoutait " qu'il fallait laisser les soldats libres de mettre la ville à sac ". Cet ordre implicite de massacre traduit dans le langage de Nakajima devenait : il " faut finir " ou " s'occuper " de tous les prisonniers. Sous le patronage de l'empereur - a posteriori aussi évident que jamais condamné, même en 1946 - s'organise ainsi une opération qui n'est pas sans rappeler les massacres auxquels les troupes allemandes se livreront lors de la guerre dans l'Est.

Là aussi, le secret a été longtemps bien gardé. Pourtant, l'ordre existe, aujourd'hui consultable dans les archives militaires de Tokyo, il s'intitule : " Ordre de nettoyage de la ville de Nankin et de ses environs ". Rédigé le 15 décembre 1937, il précise l'emploi du terme " nettoyage " plutôt qu'" exécution " et stipule qu'il ne peut y avoir de prisonniers de guerre puisque le Japon n'est donc pas en guerre : il n'est donc pas tenu de respecter le droit international sur le traitement des prisonniers de guerre.

L'ordre est nécessairement donné sous la responsabilité d'Asaka, mais, celui-ci ne l'ayant pas signé, cela lui permettra d'échapper au tribunal de Tokyo et de finir paisiblement ses jours - il meurt en 1981. Quant aux moyens utilisés, les témoignages sont rares mais accablants.

Des journaux de route tenus par des soldats japonais signalent par endroits " les corps de milliers de Chinois. [...] Ils ne présentaient aucune trace visible de blessures et ils paraissaient s'être écroulés sur le quai Xiaguan. [...] Les rumeurs ont commencé à se répandre parmi nous : "Je me demande s'ils n'ont pas été tués au gaz." " De son côté, le correspondant du journal Asahi rapporte que " plus de 30 000 Chinois, pour la plupart des personnes âgées, des femmes, des enfants, ont été emmenés au pied des murs de la ville. Après cela, [les soldats japonais] lancèrent des grenades sur eux et leur tirèrent dessus avec des mitrailleuses disposées au sommet de la muraille, tuant tout le monde. A cet endroit, entre les murs s'élevait une véritable montagne de cadavres ". A ces meurtres de masse s'ajoutent des viols de masse. Là encore, il fallut attendre les témoignages de soldats y ayant participé pour combler le vide mémoriel entourant l'événement au Japon. " Ce sont les femmes qui ont le plus souffert, raconte Kozo Takokoro, soldat de la 114e division. Qu'elles soient jeunes ou vieilles n'avait aucune importance. Aucune ne pouvait échapper à son destin : celui d'être violée. "

Des photos dans " Life "

Pourtant, grâce au courage et à la présence d'esprit d'un pasteur américain, John Magee, président de la Croix-Rouge, le monde entier a eu connaissance des exactions. Le 16 mai 1938, le magazine Life faisait sa une avec les photos du film muet tourné par le révérend pendant le massacre. Les jeunes gens raflés, les corps dans la boue, les estropiés, les femmes violées, tout cela, Magee l'a filmé. Le journaliste qui commente les images conclut par ces mots saisissants : " [Magee] a vu des centaines d'innocents être les victimes de cette ?guerre totalitaire. " Hormis le rapport d'enquête diligenté par le Premier ministre japonais, aucune mesure ne fut prise contre les officiers. Ce que l'on appelait déjà le " viol de Nankin " demeura attribué à " l'indiscipline de l'armée japonaise ", tandis que la métonymie du viol laissait entrevoir les enjeux du conflit mémoriel : refoulement japonais, impossible pardon côté chinois et sentiment récurrent de honte dans les deux.

Ce clivage fut paradoxalement conforté lors des deux procès qui, en 1946, jugèrent les crimes de l'armée nipponne. Car, d'emblée, les estimations du nombre des morts divergèrent. A Tokyo, sous l'égide du général MacArthur, on avança une fourchette de 200 000 à 260 000 morts ; à Nankin, les juges de Tchang Kaï-chek en comptaient 300 000. Or, cet hiatus considérable a entretenu l'inépuisable querelle mémorielle sino-japonaise, et il a, en un sens, été aggravé par les travaux des historiens. Tandis que le Chinois Sun Zha-wei recense 317 000 victimes, le Français Jean-Louis Margolin arrive à " une fourchette de 50 000 à 90 000 morts dont 95 % d'hommes ". Résultat : depuis 2004 et la projection à Pékin du film Shoah, suivie par la visite du réalisateur Claude Lanzmann au mémorial de Nankin, l'expression " Nanjing holocaust " s'est imposée. Comme si, dans la concurrence victimaire qui accompagne notre obsession du devoir de mémoire, il était logique de pousser d'un cran supplémentaire la qualification de l'événement jusqu'au " génocide ".

MICHAËL PRAZAN, auteur du Massacre de Nankin, 1937, Denoël, 2007, et d'Einsatzgruppen, Seuil, 2010.

Dossier coordonné par Anthony Rowley

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