Le Point, no. 1994 - Idées, jeudi, 2 décembre 2010, p. 128,129
Joël de Rosnay est un ovni dans le monde scientifique. A la fois biologiste et pionnier de la cybernétique, il s'est taillé une réputation de visionnaire. Il y a trente ans, il prévoyait la révolution Internet. Dans son dernier livre, « Et l'Homme créa la vie », il annonce l'émergence à l'échelle de la planète d'un « cerveau collectif ».
Le Point : Après l'Homo sapiens, vous annoncez l'avènement de l'« homme symbiotique », qui va devoir vivre en symbiose avec un cerveau planétaire qu'il aura lui-même créé grâce aux ordinateurs. Expliquez-vous.
Joël de Rosnay : Nous entrons dans une nouvelle phase de l'humanité. Succédant à l'Homo sapiens et à sa déclinaison en Homo economicus, qui domine et dégrade la nature, voici l'avènement de l'Homo symbioticus, l'homme symbiotique. Les prothèses numériques que sont les ordinateurs, interconnectés grâce au Net, constituent une sorte d'organisme planétaire. Nous sommes en train de créer un cerveau collectif.
Vous laissez entendre que l'espèce humaine va muter au contact des ordinateurs...
Nous sommes déjà des mutants ! Des études réalisées aux Etats-Unis sur plusieurs milliers d'étudiants ont montré que leur cerveau avait changé au contact d'Internet. Cette génération, que l'on appelle la « NetGen », a développé une capacité multitâche, elle a appris à surfer sur la complexité et à travailler en réseau, à évaluer et à comparer des informations multidimensionnelles en utilisant les ressources collectives de groupes d'amis ou de relations. L'homme symbiotique est en train de naître, sans que nous nous en rendions vraiment compte. En particulier les politiques, enfermés dans un rapport solitaire et « pyramidal » au pouvoir.
L'ordinateur est-il en train de modifier notre rapport au réel ?
En accélérant le temps et en contractant l'espace, l'ordinateur est en train de fusionner le réel et le virtuel, et cela change, évidemment, notre relation au monde. On l'entraperçoit avec la « réalité virtuelle » ou la « réalité augmentée », qui superpose des images virtuelles sur des scènes réelles. Mais tout va trop vite. Nous avons besoin de plus de sagesse et pas seulement de plus d'informations ! Surtout, nous devons apprendre à gérer le temps. Compléter le temps court et le temps long traditionnels par un « temps large » : l'accumulation d'un capital temps dans lequel nous devrons apprendre à piocher intelligemment.
En quoi le Web agit-il comme un soufflet sur le foyer de la connaissance ?
Le Web est un catalyseur. Avec l'accélération des échanges est apparue une intelligence connective, puis collaborative et, progressivement - il faut l'espérer ! -, collective. L'information est distribuée par des millions de documents auprès de millions d'individus, grâce à des milliards de connexions croisées. En outre, quand on échange de l'information sur le Web, on ne la perd pas, elle fructifie. Une fois créée, il est même impossible de l'éliminer. Ce qui pose d'ailleurs le problème du « droit à l'oubli ».
Dans ce monde cybernétique, vous annoncez l'émergence d'une nouvelle génération de scientifiques qui favorisera la démocratisation de la production de savoirs...
Le scientifique, en plus d'être un inventeur, doit être un éclaireur. Son rôle sera de plus en plus celui d'un « passeur » et d'un « pasteur ». Un passeur pour nous aider à naviguer dans les labyrinthes de l'hyperconnaissance, et un pasteur pour rassembler les idées, les concepts, les personnes autour de ses visions innovantes et prospectives. Apporter aux citoyens que nous sommes des informations qui nous permettront de donner du sens à notre quotidien. L'enjeu, c'est la démocratisation des connaissances. Et ce d'une manière transversale, moins directive que celle mise en oeuvre traditionnellement par les mandarins. Parce que ces nouveaux scientifiques travaillent en réseau, à égalité de puissance, sans qu'aucun d'eux puisse dire : « Je suis meilleur que l'autre. » C'est la science de demain. Il ne s'agit plus de continuer à accumuler des données, mais de les contextualiser. Cette nouvelle façon de faire de la science est rendue possible par la puissance accrue des ordinateurs et la dynamique des réseaux.
Vous affirmez que seul un cerveau collectif est capable d'appréhender la science toujours plus complexe ?
Notre cerveau ne suffit plus à saisir la complexité du monde. Nous avons besoin de la force numérique des ordinateurs interconnectés. Déjà, le cerveau planétaire constitué par Internet et ses mémoires nous transforme en neurones d'un système global, faisant émerger des formes de pensée, des approches et des raisonnements nouveaux qui vont nous aider à mieux comprendre la complexité et à agir sur elle. Ce cerveau pourrait devenir une macroconscience réfléchie. Le monde d'Internet forme déjà une quasi-conscience planétaire.
Faut-il craindre le cerveau planétaire, cette nouvelle entité qui serait en cours de construction ?
Le cerveau collectif en train de se constituer peut tout à la fois nous dissoudre ou nous rendre encore plus humains. Un globule rouge intégré au fonctionnement de notre corps est plus « lui-même » que dans une culture cellulaire in vitro. La vraie symbiose personnalise ses partenaires. Le danger est que ce macro-organisme planétaire dont nous sommes les cellules se retourne contre nous. Si nous ne parvenons pas à créer les réelles conditions d'une symbiose, nous devrons nous défendre contre un parasite ou un golem. Au contraire, s'il y a cohabitation, voire coévolution, au lieu de nous dissoudre dans cet immense système, nous resterons « nous-mêmes » en construisant le destin de l'homme symbiotique.
Notre espèce est donc capable de faire naître un organisme vivant d'un niveau d'organisation supérieur au sien ?
On a beaucoup parlé de l'exploit de Craig Venter, ce biologiste américain qui affirme avoir créé la vie. En fait, il n'a pas créé la vie, il a copié-collé la vie, en vidant un organisme vivant de son programme pour le remplacer par un autre programme entièrement conçu à la machine. Mais c'est le premier organisme vivant qui n'a pas d'ancêtre et dont le père est un ordinateur. L'homme sait maintenant programmer la machine à fabriquer la vie. Dans vingt ans peut-être, grâce à la biologie de synthèse, il pourra prendre la main sur son évolution, en modifiant le génome humain. Certes, on en est encore loin, le code génétique de l'humain aligne 3 milliards de paires de base, contre 1 million pour la bactérie. A côté de cette microvie, nous sommes en train de créer de la macrovie. Cette entité vivante dont les hommes connectés ensemble seront comme les neurones d'un même cerveau. Effectivement, nous sommes collectivement, à l'échelle de la planète et de manière chaotique, en train de faire émerger quelque chose de supérieur à nous. Sommes-nous entrés dans l'étape ultime de l'évolution : la dématérialisation de l'espèce humaine ? Une sorte de retour au point de départ ? L'homme, matière pensante, a créé un cerveau collectif dématérialisé qui produit sa propre pensée. Certains philosophes, comme Teilhard de Chardin, ont d'ailleurs prédit la « dématérialisation de l'espèce humaine ». La convergence de l'évolution conduisant, dans le futur, à un « point Oméga » qui serait de « l'esprit pur », libéré de la matière. Dieu, pourquoi pas ? Ce qui est sûr est que le numérique conduit à la dématérialisation du réel. Nous sommes passés des « atomes » aux « bits » informatiques. Et, de manière étonnante, avec l'imprimante 3D, cette « machine à répliquer » des objets à partir de données informatiques, nous sommes en train de repasser des « bits » aux « atomes » en fabriquant des objets bien réels.
Cette nouvelle entité pensante pourrait-elle changer notre rapport à « Dieu » ?
En créant un cerveau collectif, nous contribuons peut-être à faire émerger ce que l'on appelle « Dieu ». Pourquoi ? Parce que nous ouvrons la voie vers la pensée pure. Depuis le big bang, l'Univers s'est complexifié jusqu'à donner naissance à la matière pensante, mais l'homme ne pourrait être qu'une étape dans cette évolution. Si l'on imagine que le big bang et le point Oméga de Teilhard de Chardin constituent une seule et même entité, avec deux faces distinctes - d'un côté un univers énergétique qui a donné naissance aux êtres vivants et de l'autre un monde de l'esprit non incarné dans la matière -, cela pose de manière nouvelle la question de Dieu.
Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens
Repères
1937 Naissance à l'île Maurice.
1965 Doctorat en sciences à l'Institut Pasteur.
1967-1969 Chercheur-enseignant au Massachusetts Institute of Technology (MIT).
1975 à 1984 Directeur des applications de la recherche à l'Institut Pasteur.
1996 « La plus belle histoire du monde. Les secrets de nos origines », avec Y. Coppens et H. Reeves (Seuil).
2008 Directeur de la prospective et de l'évaluation de la Cité des sciences et de l'industrie de la Villette. Publie « Le monde s'est-il créé tout seul ? » avec T. Xuan Thuan, I. Prigogine, J.-M. Pelt, H. Atlan et A. Jacquard (Albin Michel).
2010 « Et l'homme créa la vie. La folle aventure des architectes et bricoleurs du vivant » (LLL).
« Et l'homme créa la vie. La folle aventure des architectes et des bricoleurs du vivant », de Joël de Rosnay, avec Fabrice Papillon (Les liens qui libèrent, 320 p., 20,50 E).
© 2010 Le Point. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire