Le Point, no. 1994 - France, jeudi, 2 décembre 2010, p. 64,65,66
BCE. Le président de la Bundesbank pourrait succéder à Jean-Claude Trichet. Portrait du nouvel homme fort de l'Europe.
Petits-fours et champagne... Décidément, Reinhard Schäfers est un hôte parfait. Ce soir-là, Son Excellence monsieur l'ambassadeur d'Allemagne à Paris a fait les choses superbement. Il a ouvert le grand salon de réception de l'hôtel de Beauharnais, sa résidence privée, à une centaine d'invités triés sur le volet. Dans ce somptueux décor Empire, on peut croiser Ramon Fernandez (Trésor), Christian Noyer (Banque de France), Bernard Accoyer, Edmond Alphandéry, Francis Mer, Laurence Parisot, Frédéric Oudéa (Société générale), Louis Gallois (EADS), Ernest-Antoine Seillière (Wendel) ou encore Simone Veil. Tous sont là pour la même chose : écouter les propos d'Axel Weber, l'invité d'honneur. Weber ? Rassurez-vous. En Allemagne non plus personne ne connaît vraiment le président de la « Buba », la Banque centrale allemande. Mais, dans moins d'un an, les choses devraient changer. Les 300 millions d'Européens qui ont des euros dans leur portefeuille vont très vite savoir qui il est. Et pour cause... Le mandat de Jean- Claude Trichet s'achève dans douze mois. Sauf coup de théâtre, c'est un Allemand qui devrait le remplacer. Et Angela Merkel a déjà choisi son candidat.
Malgré les apparences, ce soirlà, chez l'ambassadeur, ce n'est pas vraiment une soirée mondaine. Weber est en campagne. Pour succéder à Jean-Claude Trichet, il doit convaincre les élites françaises en général et Nicolas Sarkozy en particulier (ce sont les chefs d'Etat qui le nommeront) qu'il est l'homme de la situation. Or ce n'est pas acquis. Cela fait des mois et des mois que Sarkozy a Weber dans le collimateur. Il tient le patron de la Banque centrale allemande pour responsable des atermoiements d'Angela Merkel pendant la crise grecque. Il a surtout en travers de la gorge les sorties de ce « faucon » monétaire qui, en mai, a osé se démarquer de Trichet - du jamais-vu dans la courte histoire de la BCE.
Signe du manque d'enthousiasme de l'Elysée pour la candidature Weber, les conseillers de Nicolas Sarkozy invités à la réception parisienne se sont décommandés quelques heures auparavant. Ils n'auraient pourtant pas eu à se boucher les oreilles. Malgré la crise irlandaise et l'insistance du journaliste du Financial Times qui tentait de décrocher la une pour son papier du lendemain, ce soir-là Axel Weber n'a rien dévoilé de ses ambitions (« j'ai une mission, je ne pense à rien d'autre ») ni surtout de ses convictions orthodoxes. Il a fait du monétairement correct. Morceaux choisis : la France et l'Allemagne doivent marcher main dans la main pour faire avancer l'Europe, la crise entraîne de nouvelles responsabilités pour les chefs d'Etat, l'euro est notre destin, il faut en finir avec les déficits publics qui nous mettent en difficulté ou encore l'Europe a aujourd'hui toutes les armes pour lutter contre la crise, etc. « Il nous fait du Trichet light », confie en souriant un grand chef d'entreprise qui savoure, presque déçu, la modération des réponses du patron de la Bundesbank aux questions des uns et des autres. Quant à la crise irlandaise, elle est expédiée en deux ou trois phrases anodines. Comme pour prouver aux observateurs que celui qui se verrait bien dans le fauteuil de Trichet n'est pas du genre à trembler sous la mitraille.
L'homme de Merkel
L'homme qui est souvent considéré comme le ministre des Finances fantôme d'Angela Merkel a depuis dix ans une influence considérable sur la politique allemande. D'abord parce qu'en Allemagne la Buba, installée un peu à l'extérieur de Francfort dans une citadelle de verre et de béton (Weber occupe le 12e étage et veille sur 10 000 employés), est depuis cinquante ans l'un des principaux lieux de pouvoir du pays. Ensuite parce que Weber a petit à petit placé des hommes à lui, ses anciens étudiants, un peu partout. C'est ainsi lui qui a recommandé à Angela Merkel de prendre Jens Weidmann comme conseiller économique. C'est encore lui qui a appuyé la nomination de Jörg Asmussen comme secrétaire d'Etat au ministère des Finances. Et ses deux disciples lui sont fidèles.
Symbole de son influence, « l'homme de Merkel » a emporté le morceau à l'automne 2008, lors de la faillite de Lehman Brothers. Alors qu'en Allemagne la banque Hypo Real Estate, spécialisée dans l'immobilier, était à deux doigts de la faillite, beaucoup estimaient que l'Etat n'avait pas àintervenir. Il ne fallait pas venir en aide aux canards boiteux. C'est Axel Weber qui a mis tout son poids dans la balance, des heures et des heures durant, en décrivant aux uns et aux autres un scénario apocalyptique, pour inverser la vapeur et tordre le bras aux patrons de banques mais aussi aux politiques. L'Etat et les établissements financiers ont finalement cédé et signé un chèque de 35 milliards d'euros pour éviter la contagion au reste du système financier allemand. Avec ce résultat : depuis le début de la crise, au sein de l'Union européenne, du FMI ou du G20, personne ne doute que Weber incarne la parole de l'Allemagne ni que, sous ses mots, ce sont ceux de Merkel qu'il faut entendre.
L'ascension de cet homme de 54 ans est spectaculaire. Il y a encore dix ans, personne n'aurait imaginé l'étonnant parcours de cet universitaire de renom (il a enseigné à Bonn, Francfort et Cologne, où il détenait la chaire d'économie internationale), totalement inconnu des cercles du pouvoir.
C'est en 2002, à l'époque du gouvernement rouge-vert du social- démocrate Gerhard Schröder, qu'il sort des cénacles universitaires. Lui qui n'a jamais affiché ses convictions politiques est nommé membre du « cercle des cinq sages », la plus haute distinction pour un économiste allemand puisque ce petit groupe conseille le gouvernement sur sa stratégie économique. Deux ans plus tard, c'est à nouveau vers lui que se tournent les regards lorsque Ernst Welteke, le patron de la Buba d'alors, est emporté par une affaire de corruption (il avait accepté de passer le nouvel an 2002 avec femme et enfants dans un hôtel de luxe berlinois aux frais de la Dresdner Bank). Et la candidature Weber est plébiscitée par la gauche et la droite, qui veulent à tout prix tourner la page du scandale. Sans forcer son naturel, Weber se prête au jeu pour redorer le blason de l'institution jusque-là la plus crédible d'Allemagne (pendant cinquante ans elle a garanti la stabilité financière d'un pays traumatisé par l'inflation d'avant guerre). La rumeur raconte qu'il monte lui-même ses meubles Ikea dans son nouvel appartement de fonction. Quant au plan de réduction du train de vie de la Buba, les 10 000 salariés le sentent passer.
Le patron d'une banque centrale fait certes rarement les choux gras de la presse people. Du nouveau patron de la Buba les Allemands n'apprendront rien. Tout juste qu'il avait les cheveux longs l'année où il passait le bac et qu'il est originaire du fin fond de la province du Palatinat. A l'époque, les journalistes chargés de faire le portrait du nouvel homme fort de l'économie allemande s'arrachent les cheveux. Certains tentent de trouver quelques indices piquants aux alentours de la maison de ses parents (son père était prof de lycée), qui vivent toujours dans une petite rue en pente, totalement insignifiante, dans une petit village de quelques centaines d'habitants à 30 kilomètres de Kaiserslautern, pas loin de la frontière avec la France. Avant de se replier sur l'autre célébrité locale, Miroslav Klose, l'un des joueurs de l'équipe nationale allemande de football. Seule originalité : le 7e président de la Buba est marié à une Anglaise, rencontrée alors qu'elle effectuait un échange linguistique et avec qui il a deux enfants.
Une sortie calculée
En mai, en pleine crise grecque, les journalistes allemands vont pourtant trouver matière à nourrir leurs papiers... Le dimanche 9 mai, alors que Weber et les autres gouverneurs de la zone euro affrontaient les marchés et tentaient de trouver des solutions pour sauver la Grèce, celui-ci a dit non à ses homologues. Tandis que la plupart d'entre eux avaient choisi de racheter des bons du Trésor grecs ou irlandais pour contrer les spéculateurs, Weber s'est ingénié à faire capoter ce projet qui, selon lui, était une brèche inacceptable dans le traité de Maastricht. Il ne pouvait pas cautionner cette dérive. Mais Weber a perdu la bataille... Deux jours plus tard, il se venge. Dans une interview à la Börsen Zeitung, il confie son désaccord. Une véritable trahison. Jamais dans la courte histoire de la BCE l'un de ses membres ne s'était permis de raconter publiquement le contenu des discussions au sein de celle-ci. Personne n'avait surtout osé critiquer ouvertement une décision prise par l'ensemble des gouverneurs. Applaudi en Allemagne, il a brisé un tabou, quitte à griller ses chances de remplacer Jean-Claude Trichet. A moins qu'en s'appuyant sur la crédibilité allemande sur les marchés il n'ait parfaitement calculé sa sortie... Et annoncé qu'avec lui à la tête de la BCE les choses ne se passeraient plus tout à fait comme avant....
Romain Gubert et Pascale Hugues (à Berlin)
1. Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, auteurs d'une enquête très fouillée publiée sous le titre « Le contrat » (Stock, 2010).
2. « Ce que je sais », tome 2, « Un magnifique désastre », de Charles Pasqua (Seuil, 2008).
© 2010 Le Point. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire