jeudi 2 décembre 2010

PORTRAIT - Tout sur Eva Joly


L'Express, no. 3100 - france ENQUÊTE, mercredi, 1 décembre 2010, p. 42-43

L'affaire Elf a imposé l'image de la juge intrépide. Mais qui est vraiment Eva Joly, reconvertie en politique et possible candidate à la prochaine présidentielle ? Regards sur un personnage plus contrasté qu'il n'y paraît.

Un jour, un grand avocat parisien, dans le luxe discret d'un bureau bourgeois, l'a prise en défaut de culture. Il lui a parlé d'un roman de Victor Hugo, Claude Gueux, plaidoyer contre la peine de mort, qu'elle n'avait jamais lu. En un instant, Eva Joly s'est trouvée anéantie. En un instant, elle est revenue au début du voyage, il y a quarante ans, lorsqu'elle s'appelait encore Gro Farseth, apprenait le français (dont elle ne parlait pas un mot), et découvrait les subtilités du mépris social propre aux familles aisées. Fille d'un artisan tailleur norvégien, issue d'une famille qui n'avait pas les commodités mais un simple seau à l'étage, la future Eva Joly n'en était alors qu'au début de sa mue.

Aujourd'hui, elle parle un français parfait, elle a tenu tête aux puissants (voir pages 44 et 46), et continue à défier le pouvoir. Elle a une personnalité forte, un ego qu'elle revendique, un sens aigu de ses intérêts et une grande idée de sa valeur. Il n'empêche : ce monde-là n'est pas le sien, et aucun apprentissage ne lui en donnera jamais l'aisance, ni l'évidence des codes. La raideur d'Eva Joly, sa froideur sont autant de carapaces qu'elle a fabriquées pour parer à sa propre fragilité : au milieu d'eux, ne jamais montrer qu'elle n'en est pas.

Depuis deux ans qu'elle pratique la politique, le doute l'a souvent glacée - être prise en défaut, ne pas comprendre le jeu. Le 8 novembre, sur France 2, ce doute a tétanisé Eva Joly, l'une des invitées de l'émission Mots croisés. "J'ai sous-estimé la difficulté", confie-t-elle un peu plus tard au JDD, pour justifier une prestation calamiteuse. Face à des professionnels de la politique, ce soir-là, malgré des heures à lire ses notes pour se préparer, elle n'a pas pu contrôler ses angoisses : "en milieu hostile", comme elle le qualifie elle-même, elle a lâché.

Imposer la candidature d'Eva Joly : c'est l'enjeu majeur des prochains mois, au menu des déjeuners prévus avec ses troupes, alors qu'elle revendique de représenter les écologistes à l'élection présidentielle. Ecarter toute autre éventualité, dont l'hypothèse Nicolas Hulot - depuis peu, l'animateur de l'émission Ushuaïa répète, en effet, qu'il n'exclut pas de se lancer dans la bataille de 2012.

La fusion des Verts et d'Europe Ecologie, le 13 novembre, devait dégager le chemin d'une candidature Joly. Mais la piètre démonstration télévisuelle de l'ex-magistrate a surtout permis aux voix les plus critiques de s'exprimer. Eva Joly a beau avaler les notes des groupes d'experts qu'elle a constitués, s'imprégner des réflexions des quelques personnes auxquelles elle fait confiance, elle vient de montrer qu'il n'est pas si facile d'être forte dans un environnement étranger. Femme irréductible, forgée dans l'épreuve, elle a gardé l'âme d'une jeune immigrée, éternellement "déclassée", en quête éperdue d'une reconnaissance sociale. Norvégienne en France et française en Norvège (voir pages 48 et 50).

Avec le temps, elle a appris à temporiser. "Eva, elle mettrait tout le monde en prison !", lui lança un jour Daniel Cohn-Bendit alors qu'elle avait approuvé l'emprisonnement de José Bové pour fauchage d'OGM. Elle est consciente que son image d'autorité est sa marque de fabrique médiatique, mais qu'elle doit aller au-delà pour porter un message politique. Jusqu'à présent, elle savait ce que tout le monde raconte : une campagne présidentielle, c'est un combat de chaque jour. Désormais, elle a commencé à le comprendre.

Élise Karlin


Affaires et dame de fer - Pascal Ceaux et Jean-Marie Pontaut

De 1992 à 2002, Eva Joly fut une juge emblématique qui imprima sa marque dans les dossiers de scandales politico-financiers. Avec un bilan controversé...

Il fut une époque où il n'était pas forcément bon de s'asseoir en face d'Eva Joly. Celle qui est aujourd'hui une éminence verte exerçait dans les années 1990 la redoutable fonction de juge d'instruction. Derrière la pointe d'accent norvégien, la blondeur bouclée, elle malmenait patrons et politiques de renom dans son bureau exigu de la galerie financière du palais de justice de Paris. Fini, les passe-droits, les faveurs : ils étaient soudain traités en délinquants ordinaires. Et tant pis si elle bouscule parfois la loi, en usant sans ménagement de la détention provisoire.

Pendant de longs mois, à partir de 1998, Eva Joly et le président du Conseil constitutionnel, Roland Dumas, formèrent un étrange duo d'ennemis. Pris dans les rets de l'affaire Elf, l'ex-ministre, ami de François Mitterrand, était devenu la cible privilégiée de la magistrate. "Elle n'écoutait aucun argument, dit-il. Elle faisait des recherches uniquement pour confirmer son intuition que j'avais été payé par Elf." Roland Dumas évoque des face-à-face tendus, un curieux mélange de déférence et de "ton pète-sec". "Mme Joly avait envie d'être reconnue, poursuit-il. Elle pensait qu'en me faisant tomber, elle serait honorée." Pourtant, quelques années plus tard, lorsque la magistrate croise par hasard l'épouse de l'ancien ministre, elle lui demande d'un ton affable : "Et comment va M. Dumas ?"

Dès 1994, le dossier Elf l'accapare jusqu'à l'obsession

Entre les murs de son cabinet, la dame de fer n'aimait pas être contredite. Sophie Deniau, ex-directrice de la station de sports d'hiver Isola 2000, l'a appris à ses dépens, en 1996. Mise en cause pour des abus de biens sociaux, elle est convoquée par la magistrate. Après une longue attente, voici la suspecte enfin dans le bureau. Où la juge lui annonce d'entrée son... incarcération ! "Je me tenais à 1 mètre d'elle, témoigne Sophie Deniau. Elle était d'une telle brutalité, d'une telle froideur ! J'ai cru que mon ventre allait s'ouvrir et des mains en sortir pour l'étrangler." Finalement, la juge renoncera à l'emprisonnement. Huit ans plus tard, l'ex-suspecte obtiendra un non-lieu.

Eva Joly n'a pas toujours été si intraitable. A ses débuts, en 1992, elle apporte un sang neuf dans la conduite des enquêtes financières. Très vite, elle se distingue par son aversion viscérale des forces de l'argent et de la corruption. Un trait de caractère qu'expliquent à la fois ses origines scandinaves et son expérience professionnelle au sein du Comité interministériel à la restructuration industrielle (Ciri). "Le milieu des chefs d'entreprise lui était familier, insiste Me Jean Veil, avocat de plusieurs grands groupes français. Elle apportait aussi à ses enquêtes une imagination et un vrai courage."

A ses débuts, elle sait donc écouter, voire changer d'avis pour peu que l'on sache la convaincre. Mais, dès 1994, le dossier Elf l'accapare jusqu'à l'obsession, il devient "sa chose". Pour mener à bien des investigations complexes, Eva Joly s'appuie sur la police, et s'attire une indéniable popularité au sein de la Brigade financière (BF), le service qu'elle sollicite en priorité. Ses enquêteurs spécialisés lui sont dévoués ; elle a leur confiance. De son côté, la BF a l'assurance de son appui en cas de coup dur. "Après le vol de scellés de l'affaire Elf à notre siège, raconte un policier, quatre collègues avaient été placés en garde à vue. Mme Joly s'est activée pour obtenir leur libération. Surtout, le lendemain, elle est venue déjeuner ostensiblement avec nous. Tous les juges ne l'auraient pas fait."

Pour instruire ce dossier d'exception, elle s'adjoint, ce qui est inédit, une collègue, Laurence Vichnievsky. A l'arrière de leurs cabinets respectifs, les deux magistrates partagent le même bureau, cohabitation rarissime. Le parquet approuve pour sa part l'action d'Eva Joly. Mieux, il n'hésite pas à gommer les imperfections procédurales émaillant parfois son instruction. "Mme Joly n'avait pas la réputation d'être la meilleure d'entre les magistrats, confirme un ancien substitut, mais elle était la plus volontaire." Le greffier "historique" de la juge, Serge Rongère, se souvient, lui, d'un travail acharné. "On était constamment sous pression, assure-t-il. Nous avons même été menacés par lettres anonymes."

N'empêche, avec les avocats, la guerre menace. Certains s'indignent de sa "brutalité". "Mme Joly avait un contact personnel désastreux avec Loïc Le Floch-Prigent", accuse Me Francis Chouraqui, défenseur de l'ex-PDG d'Elf. Le Floch, renvoyé en septembre en détention, aura passé de longs mois en prison, alors qu'il souffrait d'une grave maladie de peau.

Une propension à chasser "en flic plus qu'en magistrat"

Le fracas médiatique de l'affaire Elf semble perturber la juge, obsédée par les commentaires médiatiques sur son enquête. "La notoriété finit par irriter le muscle de l'ego, qui s'hypertrophie", ironise Me Veil. Au bout de six ans d'une instruction tumultueuse, Eva Joly considère que les investigations sont terminées. A quelques détails près, tout de même : il faudra deux ans de plus à son collègue Renaud Van Ruymbeke, appelé à la rescousse, pour clore le dossier et renvoyer l'affaire devant le tribunal.

Ne pas mener à terme ses dossiers : voilà un reproche fréquemment adressé à la magistrate. A en croire ses détracteurs, cette incapacité à conclure trahissait une extrême confusion dans la conduite des enquêtes, une propension à chasser "en flic plus qu'en magistrat", selon la formule cinglante d'un avocat. Certains vont plus loin, doutant de ses qualités professionnelles. C'est pourtant ce passé de juge qui vaut à la femme politique qu'elle est devenue sa popularité.



Pas si reine en Norvège - Axel Gyldén

Au début, les compatriotes d'Eva Joly étaient fiers de son retour à Oslo en qualité de "conseiller spécial". Et puis, ils lui ont trouvé une arrogance... bien française.

Comment une fille d'ouvrier née à Oslo est-elle parvenue à s'imposer dans un univers aussi élitiste et snob que la société parisienne ? Cette performance reste une énigme aux yeux des Norvégiens. "Hormis le compositeur Grieg, le peintre Munch, les champions olympiques de biathlon, ou encore le groupe A-ha, rares sont nos compatriotes à s'être fait un nom sur la scène internationale", note la journaliste politique Marie Simonsen. Mais la médaille a un revers. Celle qui a quitté Oslo à 18 ans a acquis des défauts bien français : une certaine arrogance, une tendance à se prendre pour le sel de la terre, au point d'en attendre un traitement dû à son "rang". Péchés capitaux dans un pays passionné d'égalitarisme.

Les retrouvailles d'Eva Joly avec son lieu de naissance avaient pourtant bien commencé. En septembre 2002, la magistrate de l'affaire Elf, auréolée de son prestige, est accueillie en héroïne lorsqu'elle devient "conseiller spécial" du ministre de la Justice, à la tête d'une petite unité composée de cinq fonctionnaires, Okokrim (acronyme de Criminalité économique), chargés de conseiller le gouvernement en matière de lutte contre le blanchiment et la corruption. "Sa mission consistait à pointer du doigt ce qui pouvait être amélioré dans notre système, et elle l'a fait", se félicite l'ancien ministre de la Justice Odd Einar Dorum.

Pourtant, dès sa prise de fonctions, la Franco-Norvégienne accumule les impairs. A quatre reprises, l'ex-magistrate de l'affaire Elf sort de son obligation de réserve et, dans les médias, commente différentes affaires en cours d'instruction. Par deux fois, son ministre de tutelle est contraint de venir s'expliquer en personne devant la presse afin de couvrir la nouvelle recrue. Du jamais-vu. En privé, Odd Einar Dorum rappelle à l'expatriée certains codes sociaux norvégiens qu'elle semble avoir oubliés. "Ici, quelle que soit votre position, il ne faut jamais vous comporter comme si vous étiez au-dessus des autres. Faute de quoi, les concitoyens finissent par ne plus vous respecter", explique aujourd'hui l'ex-ministre. De son côté, le ministre de la Coopération Erik Solheim, pour lequel elle a également travaillé, plaide sa cause : "Elle parle sans prendre de gants parce qu'elle est davantage une politique qu'une bureaucrate. Et c'est pour ça que les gens l'apprécient."

Puissant patron d'un groupe de presse économique et financier, Trygve Hegnar n'est guère admiratif de la prestation d'Eva Joly. "Dès le début, le pays a été sommé de croire qu'elle était un personnage exceptionnel. Ce qu'elle a accompli dans l'affaire Elf, très bien. Mais ici, elle n'a fait ni mieux ni moins bien que n'importe quel autre fonctionnaire. Hormis l'organisation de séminaires et l'envoi de recommandations au gouvernement, elle n'a rien réalisé de concret. Pas même un document de travail consultable."

A la fin de l'été 2005, la mission d'Eva Joly s'achève. Elle reste cependant conseillère spéciale, mais auprès du ministre de la Coopération. Jusqu'en février 2009, elle dirige, toujours en électron libre, une petite équipe qui organise des tables rondes d'experts internationaux et, parallèlement, accomplit des missions de coopération axées sur la transparence et la bonne gouvernance auprès de différents Etats africains, notamment le Nigeria, l'Ouganda, le Kenya, ou encore Madagascar (voir ci-dessus). De Lagos à Nairobi, elle fustige le népotisme. Mais, à Oslo, la presse découvre qu'Eva Joly a recruté la fille de sa plus proche collaboratrice au sein de son équipe. Sans lancer d'appel à candidature, alors que l'usage l'exige dans la fonction publique.

Un pourboire de 245 euros sur l'argent du contribuable

Toujours en 2005, l'ex-magistrate du pôle financier de Paris tombe carrément de son piédestal lorsque le magazine à scandales Se og hor dénonce son train de vie à la Une. Il révèle notamment une information qui la ridiculise. En 2004, la "conseillère spéciale" avait organisé un déjeuner de travail avec une quinzaine de collaborateurs. Aux 10 000 couronnes (1 230 euros) de l'addition, elle avait royalement ajouté un pourboire de 2 000 couronnes (245 euros). Et réglé le tout avec la carte de crédit du ministère. Quand ils découvrent la facture, les comptables du ministère de la Justice la bloquent en raison du montant du pourboire, extravagant au regard des us et coutumes locales. A Eva Joly de trouver une solution. Au lieu de rembourser la somme sur ses propres deniers, elle entreprend des démarches écrites auprès du restaurant pour récupérer les 245 euros. Sans se soucier du manque à gagner qui en découlerait pour les serveurs. Le gérant de l'établissement refuse net. Avec cet argument en béton : donner, c'est donner ; reprendre... Auprès de son employeur, le ministère de la Justice, Eva Joly se justifie par écrit : "Lorsqu'on m'a présenté l'addition, j'ai laissé un pourboire comparable à ce qu'on donne à Paris ou à New York." Ce microscandale prend toute sa saveur lorsque les lecteurs apprennent le montant du salaire de base perçu par Eva Joly : environ 10 000 euros mensuels.

Un an et demi après avoir quitté la Norvège, l'élue des Verts au Parlement européen fait toujours parler d'elle. En septembre dernier, la presse révèle que trois ministres de l'actuel gouvernement ont omis de déclarer des cadeaux, d'une valeur approximative de 2 000 euros chacun, reçus dans l'exercice de leurs fonctions. Nouvelle tempête médiatique. Interrogée par téléphone, Eva Joly prend les choses de haut : "Franchement, cela prête à sourire. Lorsque j'instruisais l'affaire Elf, j'écartais toutes les factures qui n'atteignaient pas 1 million de francs. La Norvège, c'est vraiment la mare aux canards." L'arrogance française, toujours.

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