lundi 13 décembre 2010

Lucien Jerphagnon : « Le politiquement correct est un refus de penser »


Le Point, no. 1995 - Idées, jeudi, 9 décembre 2010, p. 132,133

A l'origine spécialiste du monde antique et éditeur de saint Augustin, Lucien Jerphagnon s'amuse à traquer à travers les siècles l'infinie variété des opinions humaines. Il publie chez Albin Michel « La sottise... (Vingt-huit siècles qu'on en parle) ». Une façon originale d'inviter à la recherche de soi.

Le Point : Pourquoi consacrer un florilège à la sottise ? L'époque vous paraît très atteinte ?

Lucien Jerphagnon : Non, mais le constat s'est imposé à moi : ce thème est aussi vieux que l'homme. On en a toujours parlé, à commencer par la Bible, Homère ou Hésiode. Depuis vingt-huit siècles, c'est une des rares choses qui n'aient pas évolué, même si elle ne cesse de poser question. Ainsi, pourquoi chaque milieu a-t-il son style de sottise ? Serait-elle de classe ? Si j'avais été plus jeune, j'aurais écrit une phénoménologie de la connerie, pour savoir sur quel trajet de la conscience individuelle et collective se place l'adjectif « crétin ». Mais j'ai 90 ans, alors...

Vous n'en donnez pas de définition. Pourquoi ?

Le faire m'aurait exposé à dire moi-même une sottise. La bêtise ne s'enferme pas dans un concept exhaustif. C'est d'abord une subjectivité qui regarde une autre subjectivité : quand on qualifie l'autre de « sot », on s'affirme d'abord soi dans toute sa supériorité. « Les imbéciles sont ceux qui ne pensent pas comme nous » : ce n'est pas de moi, mais de Flaubert, dans son « Dictionnaire des idées reçues ». On est donc toujours l'imbécile de quelqu'un... Je préfère par conséquent me contenter d'en donner une image, celle de la « sphère » de Pascal, qu'il a lui-même empruntée à l'ouvrage médiéval « Le livre des XXIV philosophes » : la sottise est une sphère dont le centre est partout et la circonférence, nulle part.

« Au lieu de se donner la peine de rechercher la vérité, on préfère généralement adopter des idées toutes faites », a écrit Thucydide : le conformisme rime-t-il pour vous avec bêtise ?

Oui, et le « politiquement correct » également. L'un et l'autre sont des marques d'inféodation à l'idéologie ambiante. Or, comme l'a dit Jean-François Revel, que j'aimais beaucoup, l'idéologie, c'est ce qui pense à votre place : le « politiquement correct » est donc un refus de penser par soi-même. Mauriac, dans ses « Mémoires intérieurs », va plus loin : pour lui, « il existe une sottise d'époque, à laquelle tous les contemporains, grands et petits, et eussent-ils du génie, participent ». Moi, je veux penser librement, car je suis moi, et pas un autre. Le « politiquement correct » me donne immédiatement l'envie d'être incorrect, comme un animal qui réagit quand on est entré de force sur son territoire.

Vous avez souvent dit que vous n'aimiez pas les concepts. Pour un historien de la philosophie, c'est original...

Je n'aime pas les concepts, parce que nous les employons mal. L'histoire de la philosophie m'a amené, comme Paul Veyne, à penser que les idées générales ne sont ni vraies, ni fausses, ni justes, ni injustes : elles sont creuses. Je me méfie donc des plaqueurs de concepts et, si j'ai une pensée, elle est phénoménologique : elle se construit et évolue sans vouloir détenir la vérité. L'expression française « détenir la vérité » est d'ailleurs étonnante : comment la vérité pourrait-elle être une détenue ? Il faut toujours faire attention à la manière dont nous utilisons les mots.

Et les citations ? Vous les multipliez. Utiliser les formules des autres, n'est-ce pas se masquer derrière leur pensée ?

Allons, si je cite l'un ou l'autre, ce n'est pas pour me planquer, bien au contraire, c'est pour mieux m'affirmer. Grâce aux citations, je ne suis pas tout seul : or la pensée de Jerphagnon ne vaut rien en elle-même, elle n'est pas absolue, mais s'inscrit dans un courant qui remonte loin dans l'Histoire et dont elle se nourrit.

Mais l'érudition et la culture ne sont-elles pas des obstacles à une pensée originale ?

Non, pourquoi ? La culture est pour moi un filtre qui me permet de mieux respirer l'air du temps. Aujourd'hui, les gens sont convaincus que l'Histoire commence avec leur naissance : c'est le problème. J'ai peur que nous ne revivions le coma culturel qui est tombé sur l'Occident après la prise de Rome par Odoacre en 476. Une remarque en passant : vous saviez que le père de ce type s'appelait Edécon ? Cela ne s'invente pas. Ce coma culturel s'est prolongé pratiquement jusqu'à Charlemagne, et il aura fallu l'abnégation des moines copieurs de manuscrits pour éviter que des textes essentiels ne soient perdus à jamais. Il est primordial, à mon avis, de revenir à un vrai enseignement qui permette aux élèves d'apprendre la langue française de façon rigoureuse, de bien connaître l'Histoire en général, et l'histoire de la philosophie en particulier, afin que les nouvelles générations comprennent bien comment les idées sont passées des uns aux autres. Il faut d'urgence cultiver chez les jeunes le goût de lire et l'amour de la culture. C'est une telle joie, cette sensation de découvrir constamment des choses nouvelles.

Vous-même vous réclamez toujours de vos maîtres, notamment de Jean Orcibal, qui vous a formé à l'histoire.

« J'ai gratté, vous devez creuser, toujours creuser ! » Voilà ce que disait Jean Orcibal, mon professeur de l'Ecole des hautes études, au moment de sa mort. En sortant de ses cours, on savait que l'on aurait toujours peur de faire une erreur, de se tromper de référence, de n'être pas assez attentif. Il m'a donné le goût de l'érudition, non pas pour en mettre plein la vue, ce qui serait idiot, mais pour trouver autre chose, comme les archéologues qui tombent sur une pièce romaine à l'endroit où l'on détruit une pissotière.

Et Vladimir Jankélévitch, votre professeur de philosophie de la Sorbonne ?

Il avait l'art de susciter en vous une pensée totalement nouvelle, car il savait faire découvrir à chacun son caractère unique. Pour lui, l'homme en tant qu'individu est une vérité éternelle à deux pattes. Chacun est seul à être « lui » dans toute l'éternité, ce que, dans notre patois de philosophe, nous appelons l'ipséité : je ne suis pas mieux que les autres, mais je suis unique. Quand on a compris cela, on regarde tout d'une autre façon, notamment l'amour. On ne cherche pas à faire de la vérité un absolu, on est prudent.

Vous êtes de ceux qui ont remis le philosophe néoplatonicien Plotin sur le devant de la scène. Pour son sens de l'absolu ?

Plotin a été le lointain maître de Bergson, qui a été le maître de Jankélévitch, mon maître. Plotin suggère d'où procède cette fameuse ipséité, d'un au-delà de tout, c'est-à-dire de l'Un absolu,ôn, en grec, l'un au-delà de l'être. Utiliser le terme « être » est d'ailleurs une inexactitude : pour Plotin, tout ce qui est, l'infinie multiplicité, procède de l'Un. C'est parce que j'aspire vers l'Un que je deviens moi-même. C'est donc une philosophie de la liberté : c'est moi qui me crée dans la mesure où je cherche à devenir Un, car j'émerge à ce moment-là de la multiplicité.

Est-ce ce goût de la liberté qui, il y a quelques années, vous a amené à vous intéresser à l'empereur romain Julien l'Apostat ?

Ce pauvre type tellement mal vu par les chrétiens, parce qu'il serait revenu au paganisme ? Mais toute sa famille fut massacrée par de soi-disant bons chrétiens pour accéder au trône ! Il fallait le comprendre. Moi, ce qui m'intéresse chez cet empereur philosophe, c'est son goût pour Plotin, même s'il l'a compris de travers, comme saint Augustin, d'ailleurs : l'un et l'autre n'atteignent pas la notion d'au-delà de l'Etre, mais en restent à celle d'Etre suprême, qui sera recyclée plus tard par bien des gens, dont Robespierre. En disant que Dieu existe, on ne l'arrange pas : le stylo à bille existe aussi. Je préfère ce qu'en dit saint Grégoire de Nazianze : « O toi, l'au-delà de tout, n'est-ce pas là tout ce que l'on peut dire de toi ? »

Vous définissez-vous comme mystique ?

Je suis mystique, car je suis attiré vers l'Un, le principe que l'on peut appeler Dieu. Mais je suis un agnostique mystique, puisque, Dieu étant au-delà de toute connaissance, je ne peux pas le connaître, et donc en parler. « Dieu est mieux connu en ne l'étant pas », a dit encore saint Augustin. En parler, c'est rester dans l'approximatif et risquer de dire une sottise. Dans ce cas, on parle surtout de soi, on est enfermé en soi, et donc toujours exposé à la bêtise. Vous comprenez donc pourquoi la sottise m'intéresse ?

Propos recueillis par Catherine Golliau


Repères

1921 naissance à Nancy.

1980 « Vivre et philosopher sous les Césars » (Privat).

1983 « Vivre et philosopher sous l'Empire chrétien » (Privat).

1986 « Julien, dit l'Apostat » (Seuil).

1987 « Histoire de la Rome antique » (Tallandier).

1992-2002 dirige l'édition de l'oeuvre de saint Augustin dans « La Pléiade ».

2004 « Au bonheur des sages » (Desclée de Brouwer); « Les divins Césars, idéologie et pouvoir dans la Rome impériale » (Tallandier).

2008 « Entrevoir et vouloir : Vladimir Jankélévitch » (La Transparence).

2009 « Histoire de la pensée d'Homère à Jeanne d'Arc » (Tallandier), et « La tentation du christianisme », avec Luc Ferry (Grasset).


«La... sottise ? : (Vingt-huit siècles qu'on en parle)», de Lucien Jerphagnon (Albin Michel, 130 pages, 9 E).

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