mardi 7 décembre 2010

ENQUÊTE - Le renouveau religieux en Chine - Arnaud de la Grange


Le Figaro, no. 20637 - Le Figaro, mardi, 7 décembre 2010, p. 2

En quelques années, le nombre de croyants serait passé de 100 à 300 millions. Mais la religion est toujours tenue la bride courte par les autorités.

Si vous demandez à Ma Ying les raisons de sa récente immersion dans la foi chrétienne, n'attendez pas de discours lyrique sur une quelconque illumination, derrière un pilier d'église ou dans une aube glorieuse. Tout a commencé dans un café sale et froid de Pékin, par une rude matinée de l'hiver 2009. Cette jeune femme de 29 ans était foncièrement déprimée. « Je venais de quitter mon travail d'assistante, car mon patron me traitait avec brutalité, confie-t-elle. Je n'en pouvais plus d'être sous-employée, avec un salaire de misère, alors que je suis diplômée de l'université. » À la maison, ce n'était guère mieux, avec des parents lui reprochant sans relâche de ne pas être mariée, à son âge. « Les rapports humains sont trop rudes en Chine aujourd'hui, tout va trop vite, personne ne se soucie de personne », soupire-t-elle. Quand la serveuse du café lui a parlé de son groupe de prières, de l'écoute, de la chaleur qu'elle y trouvait, Ma Ying a tendu une oreille impatiente, puis s'est laissée glisser. « Pour la première fois de ma vie, j'ai trouvé des gens qui s'intéressent vraiment à moi, qui me traitent en égale », dit-elle aujourd'hui.

Lu Xia a embrassé une autre religion, mais son parcours est assez similaire, fait de quête de sens et de hasard. « Je ne connaissais pas le bouddhisme, et j'avais toujours pensé que c'était une sorte de superstition, dit cette jeune femme de 34 ans, directrice des ventes d'une entreprise d'électronique. Je n'avais rien compris. » Après une visite touristique au temple des Lamas, à Pékin, elle a acheté un livre dans une boutique voisine. « Désormais, tant dans ma vie professionnelle que personnelle, le bouddhisme m'aide à mieux résoudre mes problèmes avec les gens. Il m'a apporté la paix de l'esprit. »

Divinités locales

Même s'il est difficile d'en cerner les contours, on assiste aujourd'hui à un réel renouveau du sentiment religieux en Chine. Pour le révérend Chan Kim-Kwong, qui, depuis Hongkong, suit de près la situation des communautés protestantes sur le continent, « cette renaissance spirituelle est une évidence ». Il évoque deux vagues. La première, dans les années 1980, a touché essentiellement les régions rurales et côtières. Dans les années 1990, le mouvement a gagné les villes, atteignant notamment les jeunes, les intellectuels. « L'expansion la plus importante concerne les bouddhistes et les taoïstes, ainsi que tous les cultes traditionnels, qui honorent des divinités locales. »

À grands traits, le taoïsme séduit surtout à la campagne et dans les villes moyennes, le bouddhisme, la classe moyenne et le christianisme, les catégories plus aisées. Jusqu'à il y a peu encore, le chiffre officiel du nombre de croyants en Chine restait figé autour de 100 millions, soit moins de 10 % de la population. Mais de récentes études, reprises par la presse officielle, évoquent désormais le chiffre de 300 millions. À une question plus large, une étude montrait dernièrement que 85 % des sondés déclaraient avoir un sentiment religieux ou tout au moins croire au surnaturel.

« Aujourd'hui, le parti est bien plus fonctionnel qu'idéologique. Il offre aux gens la possibilité de progresser, de s'enrichir, c'est vrai, mais il n'est plus producteur de sens, de valeurs, poursuit le pasteur Chan Kim-Kwong, et la société a beaucoup changé. D'un modèle égalitaire communiste, on est passé à une société complexe, multistrate, très inégalitaire, et sans valeurs sociales claires aidant les gens à se comporter. » La foi, selon lui, aide ces « déboussolés » à gérer les incertitudes du futur. « Ils recherchent quelque chose de permanent, pour guider leur vie. » L'hypermatérialisme, qui s'expliquait par des décennies de privations, ne suffit plus à combler les esprits.

Conforter « l'harmonie sociale »

La quête proprement religieuse « ne représente qu'un aspect de la recherche spirituelle et culturelle qui marque la Chine aujourd'hui, explique dans son dernier livre * Benoît Vermander, jésuite sinologue qui enseigne à l'université Fudan, à Shanghaï. Les autorités elles-mêmes aiment distinguer entre la civilisation matérielle et la civilisation spirituelle. Si elles revendiquent toujours un monopole sur cette dernière, elles savent que ce monopole est aujourd'hui contesté ». Le « marché religieux », explique-t-il, fait sans doute partie d'un « marché du sens » plus large, dont « le nationalisme, les études nationales, le sport et l'art constituent d'autres expressions ».

La religion, donc, est tenue bride courte. Cinq religions sont reconnues officiellement : le bouddhisme, le taoïsme, l'islam, le catholicisme et le protestantisme, le christianisme étant ainsi décompté en deux confessions. Chacune d'elles est chapeautée par une organisation nationale, dirigée par de hauts cadres du parti. En ce sens, la Chine communiste s'inscrit dans le droit-fil de la tradition impériale. L'empereur se donnait le droit de dire quelle religion était orthodoxe ou non et d'en nommer les chefs. Plus que d'une question religieuse, bien sûr, il s'agit du problème majeur du contrôle de la société. « On peut accepter beaucoup de choses en Chine, à partir du moment où cela se fait sous la tutelle du parti », explique un jeune prêtre « souterrain ». Dès que les choses prennent trop d'ampleur ou s'autonomisent dangereusement, le bras séculier s'abat.

Même si elle est encore malmenée, la liberté religieuse a connu de réels progrès depuis trente ans, le pouvoir réalisant que l'exercice de la foi ne menaçait pas forcément le parti. Voire pouvait servir ses desseins. C'est ainsi qu'en 2007, et à plusieurs reprises depuis, le président Hu Jintao a affirmé que la religion pouvait aider à conforter « l'harmonie sociale ». L'an dernier, un immense congrès international bouddhiste a été organisé à Wuxi, non loin de Shanghaï. Et en juin dernier, de manière plus ludique, la province du Yunnan a organisé les premiers « Jeux religieux » de Chine. Pendant trois jours, un millier de moines bouddhistes, de nonnes taoïstes, d'imans, de pasteurs et de prêtres se sont affrontés dans des disciplines aussi diverses que l'athlétisme, le tennis de table, le badminton ou le tir à la corde.

Par sa connotation « occidentale », ou du moins étrangère, le christianisme occupe une place à part dans ce réveil religieux. Dans les années 1980 et 1990, être chrétien faisait « moderne ». Aujourd'hui, c'est un peu moins vrai. En revanche, ce qui attire beaucoup, c'est l'accent mis sur la communauté de « frères » et de « soeurs », notion que n'apportent ni le bouddhisme ni le taoïsme. Un soutien précieux, pour tous ceux dont la cellule familiale est bouleversée par la frénésie économique. « Le boom économique a divisé les gens en couches sociales et la religion restaure un sentiment d'égalité, poursuit le même jeune prêtre. La foi catholique apparaît aussi comme une voie pour apaiser les tensions et les contradictions si fortes de la société chinoise. Les notions de compassion et de pardon aident à mieux vivre l'arbitraire. »

Réseaux protestants très actifs

Le chiffre officiel de catholiques est de 5,7 millions, mais on estime leur nombre à au moins 12 millions. Les statistiques officielles évaluent à 16 millions les protestants, mais ils seraient entre 35 et 40 millions (certains parlent même de 70 à 90 millions). Les chrétiens formeraient donc entre 4 et 5 % de la population chinoise. Une chose est certaine, durant la dernière décennie, la communauté protestante a grandi beaucoup plus vite. « Ils sont plus actifs, plus dynamiques, et leur organisation en petites cellules est mieux adaptée, avance Anthony Lam, chercheur au Holy Spirit Study Center de Hongkong, et ils mettent l'accent sur la formation des laïcs, puis leur implication au quotidien dans les villages et les quartiers des grandes villes, auprès de petits groupes de 30 à 40 personnes. Ces réseaux vigoureux sont très adaptés à la société chinoise d'aujourd'hui ».

Pour Pékin, catholiques et protestants ne posent pas les mêmes défis, en termes de contrôle. Les missionnaires évangéliques, qui circulent avec bibles et dollars, sont un sujet de tracas pour les autorités. La hiérarchisation de l'Église catholique la rend plus facile à contrôler. Mais la centralisation romaine fait toujours planer la menace de « l'ingérence étrangère ». Le sujet est brûlant, avec la récente nomination d'un évêque à Chengde, sans feu vert papal, alors qu'un compromis sur le sujet tenait depuis 2006. Et la grande réunion nationale qui s'ouvre demain, pour donner de nouveaux chefs à la Conférence épiscopale et surtout à l'Association patriotique - l'organisation qui chapeaute l'Église officielle catholique sous contrôle du parti -, ne devrait pas arranger les relations entre le Vatican et Pékin.

Anthony Lam s'amuse à une comparaison avec les acteurs de la guerre civile en Chine. « L'Église catholique, c'est comme le Kuomintang, avec une hiérarchie très forte, de grands chefs, avance-t-il, alors que les églises protestantes, c'est plutôt le Parti communiste, avec de petits groupes de guérillas mobiles qui se suffisent à eux-mêmes. » Toute considération de transcendance mise à part, on sait qui fut le plus efficace...

* « L'Empire sans milieu », Éditions Desclée de Brouwer, 2010.

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