jeudi 16 décembre 2010

RAMADAN-AMARA - Islam et République, l'épreuve

Le Point, no. 1996 - France, jeudi, 16 décembre 2010, p. 38,39,40,42,44

Saïd Mahrane

Choc. Burqa, halal, prières dans la rue... La polémique s'envenime. Comment Marine Le Pen se place au centre du jeu.

C'est donc ça, l'islam de France. Une occupation. Ou voulait-elle dire une Occupation, bien sûr « sans blindés » et « sans soldats », mais encore trop visible, trop audible, beaucoup trop ? Le débat sur les minarets hier; celui sur la burqa et les prieurs de rue musulmans aujourd'hui. Et ces fondamentalistes qui voudraient des règles d'exception, autant dire une mise entre parenthèses de la loi de 1905 sur la laïcité, pour que leurs épouses aient accès aux piscines municipales loin du regard des hommes. Et ces mêmes fondamentalistes qui réclament un menu 100 % halal dans les cantines scolaires. Les arrière-pensées sont nombreuses, le climat est lourd, la récupération politique, ô combien tentante.

Au nom de cette sacro-sainte laïcité, au nom « des racines chrétiennes de la France », et parce qu'elle est en campagne pour la présidence du Front national, Marine Le Pen a enjoint l'islam tricolore - un oxymore, selon elle - à davantage de discrétion, à plus de pudeur. A l'entendre, c'est d'une burqa qu'il faudrait recouvrir la pratique de cette religion, qui compte, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, environ 5 millions de fidèles en France, pratiquants ou non.

L'eurodéputée Rachida Dati peut prétendre traduire la pensée de l'ensemble des politiques quand elle répète à sa blonde rivale, comme l'autre soir sur le plateau d'Arlette Chabot : « Vous posez les bonnes questions, mais vous apportez les mauvaises solutions. »

Le politique, homme ou femme, quand il ne caricature pas l'islam - souvenez-vous de Nicolas Sarkozy et de son « mouton dans la baignoire »-, minimise souvent les problèmes concrets de sa pratique. Le respecté Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, qui, à trop vouloir associer l'islam et les Lumières, est aujourd'hui menacé de mort par des intégristes, ne dit pas autre chose : « Marine Le Pen pose un réel problème qui est celui du manque de lieux de culte dans notre pays. Les musulmans n'ont pas de goût pour la prière dans les caniveaux ou sur les trottoirs, ce n'est pas leur vocation. » Lui aussi parle d'une « occupation, mais au sens strict du terme » et même d'une « réquisition arbitraire » concernant les prières en plein air. La France compte 2 200 mosquées et, selon lui,« il en faudrait le double pour désengorger les lieux de culte officiels ». Et pour libérer la France, donc, de « l'occupation »...

Ce parallèle douteux a pour conséquence d'offrir enfin aux observateurs et aux acteurs politiques matière à enténébrer la vice-présidente du FN. Pis, à la lepéniser. Elle en rigole : « Brrrrr ! Voilà la bête immonde ! Brrrr ! » Elle qui n'a pas connu la guerre, elle qui s'intéresse à l'Histoire dans ses seules grandes lignes, elle qui a toujours déploré le fameux « détail » de son père évitait jusqu'ici de s'aventurer sur le terrain historique. Elle-même l'affirmait, se plaignant de devoir sans cesse montrer patte blanche : « Je n'ai pas les références de mon père, que les choses soient claires. »

Avant d'être élue en 2008 au conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, elle siégeait en Ile-de-France, où il existe depuis 1999 un partenariat avec le Mémorial de la Shoah pour l'organisation de voyages scolaires à Auschwitz. Combien de fois, au nom de son groupe, a- t-elle déposé des amendements pour que toutes les tendances politiques puissent accompagner ces classes d'enfants dans le camp de concentration ? Marine Le Pen, alors présidente d'un groupe politique tenu à l'écart de ces initiatives mémorielles, voulait en être, voulait marquer sa différence, celle d'une femme moderne, qui ne maudit pas forcément Simone Veil pour sa loi sur l'IVG. Ses amendements ont tous été rejetés...

Jusque-là, c'était sa seule filiation paternelle qui lui interdisait les plateaux télé de Michel Drucker et de Laurent Ruquier. Contrairement à son provocateur de père, jamais elle n'a été condamnée par la justice. Le terme d'« occupation » qui ,à coup sûr, la suivra comme le « détail » suit son père, conforte néanmoins les deux animateurs dans leur volonté de ne pas l'inviter.

En l'occurrence, celle qui se présente désormais comme une élue « ni de droite ni de gauche » réfute toute bavure.« Je n'ai pas porté de jugement sur l'Histoire[à l'inverse de l'encore président du FN].J'ai parlé d'une chose qui est au coeur des Français et je maintiens qu'il s'agit d'une occupation. » Elle l'a dit à Lyon, un vendredi soir de campagne pour la présidence de son parti. A Lyon, la terre électorale du très droitier Bruno Gollnisch, son rival qui se pose comme l'unique tenant de la ligne pure nationaliste, celle qui ravit tant les nostalgiques de l'Algérie française, les quelques racistes notoires qui ont encore leur carte au Front, les catholiques intégristes, les pieds-noirs revanchards et tous ceux que Marine a récemment qualifiés de « zozos provocateurs ».

Elle s'étonne que personne n'ait relevé cette même référence à la Seconde Guerre mondiale lors d'une conférence de presse organisée le 18 juin, au cours de laquelle elle s'en prenait déjà aux prieurs de rue musulmans. Qu'importe si « la caste médiatique veut[s]a perte », elle dit assumer son mot et plus encore son caractère polémique : « Il y a des polémiques qui sont de bonnes polémiques. » Cette affaire, à l'entendre, confirmerait deux choses : 1) Que, toute « diva des médias » qu'elle soit (elle se définit comme une « bonne cliente »), elle ne serait pas, quoi qu'en dise Bruno Gollnisch,« la candidate du système ». Voire. 2)« Cette polémique, affirme-t-elle,prouve que je mets le doigt là où ça fait mal, sur les renoncements et sur les lâchetés de nos politiques. » Jean-François Copé la désigne comme un « danger »? Quoi de plus « flatteur », pour elle ?

Internet étant à ses yeux la seule agora contemporaine qui vaille, elle invite ses contempteurs à y faire un tour pour constater que « 90 % des internautes[la]soutiennent »... Internet, voilà la nouvelle arme du FN. Jamais Marine Le Pen n'a mis les pieds rue Myrha pour vérifier l'engorgement de la mosquée Khalid-Ibn-Walid et les rangées de musulmans priant sur le trottoir; Internet lui a fourni les images, le son et peut-être même l'argumentaire. Le Bloc identitaire affirme en effet sur son site qu'en parlant d'occupation « Marine Le Pen n'a fait que reprendre » les propos d'un dirigeant du groupuscule d'extrême droite. Internet lui fournit, aussi, les témoignages, nombreux et outrés, de riverains « lassés de voir leur rue bloquée ». Pour cette élue au parti sans moyens, cela vaut tous les sondages... Un internaute, qui sévit sous le nom de Lépante - référence à la bataille navale qui opposa chrétiens et Ottomans en 1571 -, inonde les forums frontistes de vidéos sur des « musulmans qui prennent le contrôle de deux rues de Barbès ».

Alain Vizier, le conseiller en communication du Front national, n'en revient pas de l'« avalanche » d'adhésions et de messages de soutien qui arrivent au parti depuis les déclarations de Marine. Leur tonalité est souvent semblable à celle des commentaires postés sur les sites d'information généralistes, tel Lepoint.fr : « Quand j'ai entendu les propos de Mme Le Pen,écrit Scorpion,je me suis mis sur Google et j'ai tapé rue Myrha... J'ai vu ces vidéos de rues fermées par des barrières avec tous ces musulmans qui priaient à même la chaussée.[...]Je me dis que je suis bien dans mon petit village de 400 habitants... »

Saucisson-pinard. Selon Bernard Godard, ancien responsable des cultes au ministère de l'Intérieur et auteur des « Musulmans en France » (Hachette), la particularité de ce front anti-islam est sa composition hétéroclite.« Des laïques de gauche et des proches de Marine Le Pen s'entendent sans problème sur la question de l'islam. C'est le cas du Bloc identitaire et de Riposte laïque, une association qui compte des éléments de gauche », explique-t-il, ajoutant que ces militants sont pour beaucoup « jeunes » et souvent en lien avec leurs homologues européens,« jusqu'en Russie ». Ces mêmes militants sont à l'origine des apéros géants « saucisson-pinard », organisés pour dénoncer la montée du halal, et les organisateurs des prochaines Assises contre l'islamisation de l'Europe, où doit intervenir l'écrivain Renaud Camus. Pour Bernard Godard, le Front national extrapole exagérément la question des mosquées saturées. Seules deux rues,« la rue Myrha à Paris et la rue Bon-Pasteur à Marseille », poseraient des problèmes de voie publique et de circulation, car bloquées à l'aide de barrières aux heures de prière.

Pour Marine Le Pen et son père, comme pour ces groupuscules islamophobes, le modèle, c'est la Suisse et sa tradition référendaire, qui a permis, au nom du peuple helvète, l'interdiction de construire des minarets et l'expulsion vers leur pays d'origine des délinquants étrangers. Ce système suisse devrait-il être appliqué à la France ? Pour Marine Le Pen et ses amis, l'interdiction de la burqa, avant d'être un débat parlementaire, aurait été un grand débat populaire « pro-laïcité ». Car ils ont acquis la conviction qu'une majorité de Français s'inquiètent de l'existence d'un islam de France. Qu'une majorité de Français n'ont pas admis le jugement rendu par le tribunal de Nantes qui a annulé le PV de cette « occupante » musulmane qui portait un niqab au volant. Qu'une majorité de Français ne tolèrent pas la multiplication des enseignes halal. Qu'une majorité de Français condamnent cette assistante maternelle de la crèche Baby-Loup qui s'est pointée un beau matin sur son lieu de travail voilée de la tête aux pieds.

La vice-présidente du FN, qui sera sans doute la future candidate de son parti à la présidentielle et qui fera de la défense de la laïcité un de ses chevaux de bataille, se défend pourtant de faire un amalgame entre les musulmans, le plus grand nombre, qui vivent leur foi en totale adéquation avec les lois de la République, et ceux qui ont une lecture politique et littéraliste du Coran.« J'appelle les musulmans laïques à me rejoindre, c'est un combat que nous devons mener en commun », assène-t-elle, l'air d'y croire.

Second tour. Et Jean-Marie Le Pen, dans tout ça ? Que dit l'homme aux mille polémiques, soit autant de médailles pour lui ?« Le mot occupation ne me choque pas », lâche-t-il, telle une évidence, observant avec fierté le baptême du feu de sa benjamine et lui conseillant de ne jamais émettre la moindre autocritique, de ne jamais revenir sur le moindre de ses propos. C'est une règle d'or au FN. Lui qui fut longtemps banni des médias, avant que François Mitterrand n'y mette un terme pour affaiblir le RPR, fulmine encore contre la décision de Michel Drucker (« C'est scandaleux ! ») et ponctue son propos par une mise en garde : « Marine représente des millions d'électeurs. Les Français se fâcheront face à une telle interdiction. Je rappelle à monsieur Drucker cette citation de Voltaire : "Les Français sont un peuple léger et cruel." »

Et que dit sa fille au MRAP et à la Ligue des droits de l'homme, qui ont déposé une plainte contre elle pour « provocation à la discrimination, à la haine et à la violence »? Merci !« Qu'ils portent plainte contre moi et, s'ils me font condamner devant les tribunaux, l'accession au second tour de la présidentielle est inscrite ! » Un 21 avril à l'envers, donc. Ou la veille de la Libération, selon Marine Le Pen...


« A la télé, ce sont des françaises de souche qui défendent la burqa avec un discours construit par des extrémistes. »
Propos recueillis par Michel Revol

Interview Fadela Amara

Fadela Amara : Je ne pratique pas la politique de l'esquive. Beaucoup de nos citoyens sont inquiets, il faut leur répondre. Je prends donc ce problème à bras-le-corps. Je dis que Marine Le Pen fait du Jean-Marie Le Pen. Son projet, c'est une France repliée sur elle-même. Avec ce genre de déclaration, elle pose avec intelligence et fiel les jalons de sa candidature à la présidentielle en 2012. Quand elle parle des prières dans la rue, quand elle rebondit sur le référendum suisse contre la construction de minarets, elle instrumentalise la laïcité pour construire son discours, celui de la France blanche et chrétienne qui se bat contre l'envahisseur. Elle prépare étape par étape son argumentaire de campagne présidentielle : l'épuration ethnique, la stigmatisation du musulman et de l'immigré.

L'accumulation d'affaires, comme le port du niqab, la viande halal servie dans certains fast-foods ou encore les prières dans la rue, ne traduit-elle pas une friction entre islam et République ?

Dans notre pays, en grande majorité, les citoyens sont attachés à la laïcité, quelle que soit leur religion. Ils savent que la France est la fille aînée de l'Eglise et qu'elle est devenue la mère de la République laïque. Mais je constate aussi, depuis quelques années, des coups d'estoc portés par des groupuscules extrémistes contre la République. Ils la testent par la burqa, notamment. C'est pourquoi j'ai été favorable au débat sur l'identité nationale lancé par le gouvernement pour réaffirmer une France sûre d'elle-même et forte de sa diversité. La laïcité est un atout car, comme disait Jean Rostand,« La laïcité, c'est l'école de l'intelligence ».

Les prières dans les rues ne sont pas une affaire de laïcité, mais de moyens...

Le débat existait bien avant que Marine Le Pen ne le relance. En matière de construction de mosquées, grâce au Conseil français du culte musulman, nous sommes dans une forme de rattrapage après les arrivées de musulmans dans les années 60 et 70. A la tête de Ni putes ni soumises, j'avais aussi demandé un schéma national de constructions de mosquées, pour éviter que les pratiquants ne soient obligés de prier dehors ou dans les caves. Mais le problème est différent avec certaines poches, comme celle de la rue Myrha. Là, des extrémistes instrumentalisent les croyants. Quant à la burqa, je ne suis pas sûre que le problème soit celui du respect de la laïcité, mais plutôt une question de dignité humaine. Enfermer une femme vivante dans un cercueil, ça a un lien avec les pratiques sectaires. Et attention au zèle des nouvelles converties : à la télé, ce sont presque toujours des Françaises de souche qui défendent la burqa avec un discours construit par les extrémistes !

La République fait-elle assez pour éviter les tensions ?

D'abord, je veux souligner l'excellent dialogue entre les communautés religieuses. Ensuite, il faut combattre les groupuscules extrémistes avec deux armes. Celle de la fermeté à l'égard de la défense des femmes, en premier lieu, car les extrémistes commencent toujours par s'attaquer à elles. Deuxième arme, l'école républicaine. C'est dans nos écoles que nous instruisons et construisons les citoyens de demain. J'estime qu'il faut donc renforcer l'école républicaine dans certains de nos quartiers. Chacun doit adhérer aux valeurs républicaines, notamment celle de la laïcité. Comment ? En étant unis et fermes. Je regrette que la loi interdisant le port de la burqa dans les lieux publics n'ait pas été votée par tous les partis. Il y a des rendez-vous à ne pas manquer. Il faut un bloc pour contrecarrer les groupuscules extrémistes.


« Les partis politiques de gauche et de droite ont, à propos de l'islam, un discours craintif. »
Propos recueillis par Saïd Mahrane

Interview Tariq Ramadan

Tariq Ramadan : Il y a de la part de Marine Le Pen une stratégie médiatique que je connais bien, pour avoir vu le même procédé dans mon pays, la Suisse. L'UDC, un parti populiste dont elle se dit proche, agit exactement de cette manière. Le propos controversé est excessif mais toujours calculé et vise à s'attirer une attention médiatique. Le Front national est habile : il a édité des affiches polémiques visant les Français musulmans, conscient qu'ils ont été, ces dernières années, les plus stigmatisés. Le débat sur l'identité nationale, par exemple, s'est aussi concentré sur eux. Mais Marine Le Pen met en évidence un vrai problème, celui des musulmans qui prient dans la rue. Il faut que les politiques prennent conscience du manque de lieux de prière et les musulmans, quant à eux, doivent comprendre qu'au nom d'une pratique religieuse ils ne peuvent faire abstraction des sensibilités des personnes qui les entourent. Il y a là un travail à faire.

Les politiques français sont-ils à la hauteur de ce défi ?

C'est le vrai problème. Les partis politiques de gauche et de droite ont, à propos de l'islam, un discours frileux et craintif. Le président de la République nomme un ministre d'ouverture, Eric Besson, celui-ci organise un débat sur l'identité nationale qui avive la peur des gens et il s'offusque ensuite qu'un parti populiste, ne faisant que ce qui est dans le droit-fil de son idéologie, instrumentalise les peurs pour gagner des élections. Quant au PS, censé être un parti proche des Français d'en bas, il est sur cette question totalement absent et décroché de la connaissance de sa population. Un vrai débat sur l'identité nationale n'aurait-il pas permis aux musulmans de France de mieux comprendre la spécificité historique du sol sur lequel ils vivent ? Ce débat est impossible dans l'état de la société française. Aujourd'hui, ce que demandent les musulmans de France, ce n'est pas un débat sur les spécificités identitaires, mais qu'on leur présente des défis communs. Si on veut qu'un citoyen se sente respecté, il faut lui parler de la nature de ses problèmes sociaux et non pas de son identité différentielle.

Se dirige-t-on vers un choc, en Europe, entre l'islam et les peuples qui plébiscitent de plus en plus les partis populistes ?

Non, je suis plus optimiste. Je vois aujourd'hui sur le terrain, au-delà des controverses nationales, des évolutions positives, certes plus lentes et plus longues, mais efficaces. Localement, un travail de normalisation de la présence musulmane est à l'oeuvre. Quelle image vous faites-vous d'un « bon » musulman de France ? Je conseille à ce musulman de France de cesser de parler d'intégration et de se sentir pleinement français. Je lui conseille aussi de développer ce que j'appelle les trois « L ». Un clair respect de la loi; connaître la langue de son pays et avoir vis-à-vis de lui une loyauté infaillible. Il faut donner ce que l'on peut à la société, sur le plan politique, journalistique, artistique... Il faut une visibilité de la contribution et plus seulement une visibilité du symbole. Le symbole fait peur, la contribution apaise.

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