mardi 7 décembre 2010

OPINION - De l'avion au fromage, comment la Chine invente - Jöel Ruet


Le Monde - Economie, mardi, 7 décembre 2010, p. MDE3

Il est généralement admis que les entreprises actuelles innovent d'abord par les idées qu'apportent ou que suggèrent leurs clients, leurs fournisseurs ou leurs prescripteurs, plutôt que par les coups de génie d'inventeurs situés loin d'elles, comme ce fut le cas au XIXe siècle. Mais avec les économies émergentes, tout change; l'innovation est redevenue globale, et les inventeurs reviennent.

L'avionneur chinois Avic développe par exemple un programme d'avion de ligne monocouloir. Plus qu'un concurrent de l'Airbus A320 ou du Boeing B737, c'est un modèle innovant, en avance sur les matériaux composites et l'électronique. Ce moyen-courrier attise l'innovation chez Saint-Gobain, Safran ou dans les PME aéronautiques des Pouilles italiennes; il suscite déjà une industrie des composites en Chine, à Tianjin, et soutient les métallurgistes chinois tels Baosteel et Chinalco dans la course aux alliages spéciaux d'aluminium et aux terres rares. Dernières améliorations

Un dilemme se pose aux Occidentaux : faut-il garder " sous le coude " les toutes dernières améliorations pour éviter leur diffusion ? Ou faut-il jouer la course en tête en poussant au plus loin les spécifications du client chinois ? Un choix d'autant plus cornélien qu'un concurrent ou l'autre transférera au final une technologie qu'il n'aurait pas développée par lui-même : leur client Airbus attend en effet 2020 pour lancer la " nouvelle génération " de l'A320. Et le brésilien Embraer a la même ambition qu'Avic sur les marchés panaméricains; le russe Sukhoï est aussi dans la course.

Les prescripteurs asiatiques pèsent 37 % du marché mondial et ceux du Moyen-Orient 16 %. Ils veulent des " nouveaux modèles " sans attendre d'hypothétiques A320 nouvelle génération.

Mais la carte de l'innovation évolue tout aussi vite parmi les émergents eux-mêmes. L'Inde l'apprend à ses dépens. Dans les services de conception, de validation et de tests de pièces pour l'aéronautique, la Chine et déjà le Vietnam la menacent. L'entreprise publique Hindustan Aeronautics sait assembler des Sukhoï militaires, mais il n'y a ni programme d'avion indien ni d'industrie des pièces détachées en Inde... un rebond est possible si le pays diminue la part importée (70 %) de ses dépenses militaires (100 milliards de dollars soit 75,8 milliards d'euros d'ici à 2020).

Autre exemple, le premier bateau électrique de grande puissance sera conçu et produit par des Français en Chine... à partir d'innovations chinoises. Le chantier naval ODC, créé par des Français à Dalian, l'ancien Port-Arthur, a testé l'idée d'un bateau de cent passagers à propulsion électrique.

Cette innovation destinée au marché occidental n'est pas rentable sans l'industrie chinoise du moteur électrique, déjà en phase d'industrialisation du scooter au missile, quand l'Europe en est encore au stade du développement. Le second prototype, trois fois plus puissant, est en cours d'assemblage. L'essor de la propulsion électrique chinoise va élargir les débouchés des industries françaises et allemandes d'électronique de puissance, qui disposent encore d'une nette avance; mais leur valorisation viendra des émergents...

Troisième exemple, symbolique de ce bouleversement de la géographie de l'innovation : la société Fromager de Pékin a été fondée par un Chinois. Mais les bactéries de la capitale chinoise ne s'adaptant pas à la tradition française, il s'est adapté à elle pour créer une saveur qui n'existe pas au pays des 365 fromages...

Joël Ruet est chercheur CNRS au Centre d'études français sur la Chine contemporaine, à Hongkong.

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