vendredi 3 décembre 2010

OPINION - Iran, l'Etat désuni - Antoine Sfeir


Marianne, no. 711 - Monde, samedi, 4 décembre 2010, p. 58

Le président Ahmadinejad est contesté et fragilisé. Le clergé est divisé. Les pasdarans font de la République islamique une dictature affairiste. Seul le nationalisme perse cimente encore la nation.

A toute heure, de jour comme de nuit, le nouvel aéroport Imam-Khomeyni, flambant neuf, grouille de monde. Il est difficile d'imaginer que l'Iran est sous embargo et que les sanctions sont si dures à supporter par la population. Les dernières en date, décidées par l'Union européenne, qui concernent les banques et les assurances, font mal. Jusque-là, le système D et la proximité de Dubaï permettaient aux Iraniens d'avoir facilement des comptes en banque dans l'émirat, de l'autre côté du Golfe ; désormais, les choses se compliquent en raison de la pression occidentale sur les autorités et les banques de Dubaï.

Avec un quotidien de plus en plus dur à supporter, comme en témoignent les restrictions sur l'essence dans un pays où la voiture est indispensable, les Iraniens - que l'on disait majoritairement déconnectés de la vie politique - se lâchent. L'élection contestée d'Ahmadinejad en juin 2009 et les manifestations qui l'ont suivie ont libéré la parole. "J'ai voté Ahmadinejad, avoue Kamran, qui travaille dans le tourisme, mais aujourd'hui il fait n'importe quoi. Il se fait applaudir par les chiites du Liban ou les Vénézuéliens de Chavez, mais il ne s'occupe pas de nous. Il ne redistribue pas la richesse du pétrole, il continue à subventionner les gens de la campagne [dans un pays dont 75 % de la population habitent en ville] ; il déverse des pommes de terre sur les places des villages, les distribuant ainsi gratuitement à la population, mais notre salaire moyen est toujours de 300 dollars [230 €] par mois."

Ces critiques se font entendre contre un pouvoir qui est lui-même très divisé. Le président Ahmadinejad, soutenu du bout des lèvres par le guide de la révolution, Ali Khamenei - le successeur de l'iman Khomeyni -, se montre nettement moins provocateur depuis quelques mois. S'il poursuit ses rodomontades à l'égard des Etats-Unis et d'Israël, il réserve ses critiques les plus acerbes au président du Parlement (le Majlis), "l'aristocrate" Ali Larijani, qui, avec ses mains manucurées et ses cheveux tirant sur le roux, ressemble plus à un officier britannique de l'armée des Indes qu'à un révolutionnaire islamique excité. Les deux hommes s'échangent quotidiennement, par journaux interposés, des noms d'oiseaux dignes des stades européens. Mais Ali Larijani, toujours conseiller du guide Ali Khamenei, fait partie des intouchables, comme son allié Ali Akbar Velayati, l'ancien ministre des Affaires étrangères, qui forme avec son frère, à la tête de la justice iranienne, un clan puissant et redouté.

Critiqué au sein même du pouvoir islamique, Ahmadinejad use de ses prérogatives de chef de l'Etat pour procéder à des nominations contestées. Ainsi, depuis sa "réélection-nomination", il était redevable envers les bassidjis et de leur "corps spécial", cette milice toujours prête à voler à son secours, comme lors des manifestations de l'été et de l'automne 2009. Plusieurs bassidjis se sont retrouvés nommés à la tête d'administrations à la place d'hommes, certes acquis au régime, mais qui se contentaient d'être des technocrates. A force de nominations imposées, qui soulèvent l'ire de la plupart des membres du Parlement, Ahmadinejad est en train de transformer en profondeur l'appareil d'Etat.

Le président place ses pions

Chahrzad, 42 ans, récemment diplômée en traduction, en est révoltée. Cette élégante mère de famille espérait enseigner à l'université, mais elle se voit mal évoluer dans un milieu universitaire aussi dégradé. "Onze recteurs d'université sont aujourd'hui issus de cette population bassidjie, inculte et sans diplôme. Ils tiennent plus des tontons macoutes que des serviteurs de l'Etat, martèle-t-elle. Quel sera le visage de notre université dans quelques années ?" Avec son chignon haut et son maquillage - une manière pour elle de résister -, Chahrzad appartient à cette couche privilégiée de la population qui envoie ses enfants en Europe. L'aîné fait ses études d'ingénieur en Grande-Bretagne et le cadet, qui aimerait étudier la médecine, pourrait venir en France, espère Chahrzad, malgré l'opposition de son époux. Issu d'un milieu plus modeste, celui-ci reste acquis au régime.

Le président de la République n'est pas le seul à faire l'objet de critiques. Le guide suprême, successeur de l'imam Khomeyni, doit lui aussi faire face à une opposition... religieuse. Ali Khamenei, premier personnage du pays, tente tant bien que mal de rallier et de calmer les religieux qui se sont dressés contre lui. C'est le cas de la majorité des grands ayatollahs. Fin octobre 2010, le guide s'est rendu dans la ville sainte de Qom où, neuf jours durant, il a tenté de réaffirmer son autorité et de reprendre en main l'ensemble des séminaires religieux sous l'autorité des ayatollahs les plus influents. Tâche difficile, au point qu'il a dû s'y rendre une seconde fois, mi-novembre. L'accueil y fut beaucoup moins chaleureux que lors de la précédente visite, qui avait été soigneusement préparée. Les ayatollahs réfractaires les plus loquaces, Youssef Saanei, Ali Mohammad Dastgheib et Asadollah Bayat Zanjani, avaient vu fermer leurs sites Internet. Les hommes du guide avaient tenté de convaincre des ayatollahs parmi les plus influents d'accueillir Ali Khamenei à l'entrée de la ville. Refus catégorique de ce que les hiérarques religieux considéraient comme une marque de soumission trop ostentatoire ! Le guide s'est finalement contenté de rencontres publiques avec quelques membres éminents de la hiérarchie chiite.

Un guide contesté

Après les critiques qui ont suivi l'élection de 2009 et ont déstabilisé jusqu'à sa légitimité religieuse à la tête de la République, il était particulièrement important pour Khamenei de faire reconnaître son autorité dans le bastion du clergé chiite. A la différence de Khomeyni, fondateur de la République islamique, Khamenei n'a jamais eu de soutien populaire. Nommé ayatollah dans l'urgence la veille de son accession au pouvoir comme guide suprême, Khamenei ne dispose d'ailleurs pas du titre de marja ("référent") qui lui permettrait d'interpréter les textes de loi religieuse à la lumière de la situation contemporaine du pays. Cette légitimité religieuse lui manque, en particulier aux yeux de la hiérarchie cléricale de Qom. Jusqu'à présent, toutes ses tentatives pour être reconnu comme marja ont échoué.

Dans l'enceinte du mausolée de Fatima, la soeur du huitième imam, où les pèlerins défilent jour et nuit, l'ayatollah Youssef Saanei, le plus virulent et l'un des plus écoutés, s'adresse d'une voix posée et calme à ses étudiants. Pour lui "la posture de Khamenei après l'élection de juin 2009 [son soutien à Ahmadinejad] a remis en question [leur] position en tant que guides de la communauté". Ainsi, depuis le passage en force d'Ahmadinejad, les grands ayatollahs de Qom n'hésitent plus à exprimer ouvertement leur désaccord, voire leur mépris vis-à-vis de la tournure prise par le régime.

Depuis la révolution de 1978-1979 qui a renversé le chah, la hiérarchie cléricale a rarement été aussi divisée. Peu avant sa mort, en décembre 2009, l'ayatollah Montazeri, dauphin pressenti de Khomeyni tombé en disgrâce, n'avait pas craint de dire que la République islamique n'avait plus rien d'une république ni même d'islamique, et qu'elle virait à la dictature militaire. Dans une fatwa publiée après les manifestations de 2009, il avait violemment mis en cause la légitimité de Khamenei comme guide. Ses obsèques ont rassemblé des centaines de milliers de personnes, virant en une protestation contre le pouvoir.

Ainsi, c'est sur l'appareil militaire et paramilitaire que le guide suprême Ali Khamenei doit s'appuyer pour consolider son pouvoir, consacrant la montée en force des gardiens de la révolution (les pasdarans) dans le système politique et économique du pays. L'association entre les pasdarans et les puissantes fondations religieuses (bonyad) constitue un pôle important du pouvoir en Iran. Ces fondations sont les héritières de la colossale fortune des Pahlavi, la dynastie du chah. Leurs dirigeants, nommés par le guide, n'ont de comptes à rendre qu'à lui. Exonérées d'impôts, elles échappent aux contraintes réglementaires des entreprises et contrôlent des pans énormes de l'économie - près de 35 % du PIB. Elles brassent des sommes d'argent considérables et bénéficient de réseaux d'influence efficaces.

Trafic et racket

Difficiles à contrôler, les pasdarans disposent d'un grand pouvoir : l'hiver dernier, ils ont ainsi réussi à bloquer le nouvel aéroport Imam-Khomeyni de Téhéran pendant six mois pour cause de non-versement de leurs "commissions" par les entrepreneurs turcs ! Les réseaux des gardiens de la révolution organisent le trafic de pièces de rechange et de voitures usagées depuis Bassora, en Irak, vers l'Iran. Trafic et même racket : dès lors qu'une ambassade étrangère organise une manifestation culturelle, les pasdarans exigent une contribution financière. Et gare à ceux qui refusent... L'ambassadrice d'Autriche et ses invités ont été molestés lors d'une vente de charité. L'ambassade de France en a également fait les frais à l'occasion d'un concert de musique traditionnelle iranienne. L'ambassadeur Bernard Poletti a utilisé des mots très durs, recommandant désormais au gouvernement français l'interdiction de toute réception à l'ambassade d'Iran en France, en représailles au mauvais traitement de ses invités, dont certains ont été arrêtés !

Pour Ali, fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères, il n'y a aucun doute : "Les pasdarans sont en train de grignoter lentement mais sûrement le pouvoir ; nous n'osons plus rien dire au bureau ni téléphoner à nos proches : ils ont installé leurs espions dans toutes les administrations, des délateurs chargés de rapporter aux dirigeants les mauvais comportements." Ce francophile, qui avait été volontaire pour se battre contre l'Irak en 1980, se résigne : "Il est temps de penser à quitter le pays, pour nous mais surtout pour les enfants."

La République islamique semble ainsi se muer en une banale dictature qui n'aurait rien à envier à celle du chah, avec pour seul objectif de faire des affaires. Les pasdarans veulent créer une nouvelle classe dirigeante. "Que les religieux rentrent dans les mosquées ! affirme Ahad, un dirigeant des pasdarans de la ville de Yazd. Que le président aille s'occuper de ses campagnards, et que le guide retourne à ses études, il en a bien besoin ! L'Iran est une grande puissance stratégique, politique mais aussi économique. Nous, nous saurons reconstruire une classe moyenne dans notre pays."

Quelle que soit la faction politique à laquelle appartiennent les Iraniens, ils sont unanimes à défendre le droit de leur pays à développer un programme nucléaire. Ainsi, Darius, professeur de science politique à l'université de Téhéran, tombé en disgrâce dans les années 90. Remis en selle au bout de dix ans, il ne porte pas dans son coeur les dirigeants religieux du pays. Barbe bien taillée en pointe, on le sent blasé. Jusqu'à ce qu'il aborde ce sujet de la défense du pays : "Vous, Occidentaux, ne comprenez pas que nous sommes des Perses avant d'être des chiites ; nous sommes des Perses entourés d'Arabes, de Pachtouns, de Baloutches, de Tadjiks, de Turkmènes et d'Ouzbeks. Nous sommes également des chiites noyés dans un océan sunnite. Nous n'aimons pas les Arabes et ce, depuis plus de cinq mille ans. Nous nous sentons proches des Israéliens, car nous nous sentons assiégés comme eux. Puis nous avons été traumatisés par la guerre Irak-Iran (1980-1988) qui a fait 1 million de morts. Plus jamais cela ! Plus jamais la guerre à nos frontières ! C'est notre obsession que d'éloigner les risques de guerre de chez nous et de dissuader quiconque de nous attaquer."

Tous un peu zoroastriens

C'est à Yazd, la ville du désert, à 800 km au sud-est de Téhéran, que Darius tient ces propos. Il refuse d'être perçu comme l'avocat d'une théocratie dont il souhaite la chute "à chaque instant de [s]a vie". Yazd est le foyer du zoroastrisme, ce culte vieux de 20 siècles, qui compte 20 000 adeptes en Iran. Beaucoup, toutefois, choisissent d'émigrer aux Etats-Unis, au Canada ou en Australie. A la périphérie de la ville, le temple du Feu y est toujours actif, et les tours du Silence, ancien lieu de sépulture maintenant désaffecté, restent une des fiertés des habitants de Yazd. Aux zoroastriens, la Constitution de la République islamique reconnaît un droit au culte et leur réserve un représentant au Parlement. Certains métiers leur sont interdits, comme l'enseignement ou le commerce du pain. Symboles d'une culture plusieurs fois millénaires qui imprègne les traditions iraniennes, les zoroastriens bénéficient de la tolérance de la part des autorités. "En chaque Iranien sommeille un zoroastrien, laisse tomber Darius. Le nouvel an iranien, le Norouz, fête zoroastrienne s'il en est, est bien la seule fête qui vide Téhéran de sa population." Paradoxes d'une République officiellement islamique.

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