En me confiant la responsabilité de l'éditorial qu'il assumait avec autorité depuis des années ici-même, Maurice Szafran a accompli un acte d'une générosité exceptionnelle. D'une élégance rare, dont bien peu seraient capables. Et surtout un acte de confiance dans l'avenir de ce journal, dans sa capacité de grandir et de s'ouvrir encore davantage, pour atteindre au statut auquel le destinaient ses fondateurs. Comment ne pas saluer ici Jean-François Kahn, l'inspirateur historique et l'éclaireur de voies nouvelles.
Certains ont cru m'embarrasser en rappelant que, dans le passé, il nous est arrivé, à Jean-François Kahn et à moi-même, de polémiquer vigoureusement. Et alors ? C'est pour nous un bon souvenir qui ne contredit en rien notre accord sur l'essentiel, comme récemment à propos de mon "Vingt thèses pour repartir du pied gauche", paru dans Libération. Merci donc à Maurice Szafran, à Jean-François Kahn, à Eric Conan et à l'ensemble du personnel de ce journal pour la chaleur de leur accueil. Comment ne pas les décevoir ? Aujourd'hui, après 1 627 chroniques parues dans le Nouvel Observateur, je confesse que j'ai un peu le trac. Amis lecteurs, il ne faudra pas me juger trop vite, il faudra surtout m'aider, car nous travaillons pour les mêmes causes.
En me passant le témoin il y a quinze jours, Maurice Szafran, à la question "Comment Marianne qui a toujours affirmé ne pas appartenir à la gauche peut-elle confier la responsabilité de son éditorial à un homme qui s'en est toujours réclamé ?" répondait en substance : parce que la gauche de Julliard ressemble à s'y méprendre à notre non-gauche à nous.
Oui, Maurice.
Si j'ai une conviction depuis toujours ancrée dans mon patrimoine génétique, et qui explique mon appartenance à ce que l'on appelait naguère la "deuxième gauche", c'est que la société civile doit l'emporter sur la société politique. Il s'est en effet produit au cours du dernier demi-siècle écoulé ce que l'on nomme en électricité une inversion de courant. Dans les phases infantiles ou prédémocratiques, ce sont les caciques de la religion, de la politique, de l'administration qui donnent le ton et qui donnent les ordres. Au stade évolué et démocratique, c'est la société devenue adulte qui choisit son destin et qui indique aux organes exécutifs dans quelles directions elle entend aller. C'est ce que l'un des plus profonds philosophes politiques du siècle, notre cher Cornélius Castoriadis, appelait "l'institution imaginaire de la société" : entendez, la capacité d'une société à s'imaginer elle-même un destin. Autrement dit, pour vivre et penser à gauche, nous n'avons nul besoin de nous étalonner sur les socialistes, les gauchistes ou les centristes. C'est à eux de s'inspirer de ce que nous, le peuple, pensons et voulons. Si Mai 68 continue d'avoir un sens et d'être source d'inspiration, c'est là qu'il faut aller chercher : dans cette déclaration d'autonomie intellectuelle et politique des citoyens par rapport à toutes les autorités instituées.
Ma deuxième conviction est aussi importante que la première. Elle tient en une phrase : la gauche moderne sera morale ou ne sera pas.
Je vous vois sourire et hocher la tête. Aussi, je me hâte de préciser. La morale, ce sont les exigences que l'on s'impose à soi-même. Le moralisme, ce sont les leçons que nous infligeons aux autres. Il est grand temps que la gauche cesse d'être moraliste. Il est encore plus grand temps qu'elle devienne morale.
Parlant des chrétiens d'aujourd'hui, Maurice Clavel, le grand journaliste et saltimbanque de Dieu, disait que, décidément, ils n'avaient pas des gueules de rachetés. J'ai envie de dire des socialistes d'aujourd'hui qu'ils n'ont vraiment pas des gueules de damnés de la terre. Il est vrai que, de nos jours, on ne leur en demande pas tant. Mais, enfin, je ne lis pas sur leurs traits ce lancinant désir de justice sans lequel ils ne seront jamais que des orléanistes de gauche. Je vois des gestionnaires résignés, des bureaucrates madrés, des stratèges de commissions des résolutions, des chanteurs d'Internationale gueularde, en un mot des bourgeois carriéristes. Mais rien en eux qui s'apparente à la Commune de Paris, au Front populaire et à la Résistance, rien sur leurs visages qui évoque les ombres de Varlin et de Pelloutier, de Blum et de Moulin.
Qu'est-ce que la morale politique aujourd'hui ? Pour faire bref, le refus de la prostitution universelle du monde moderne à l'argent (Péguy). Je n'ai rien contre l'argent capital : il est source de prospérité. Mais je hais l'argent fric : il est source de pourrissement. Quand le fric devient l'étalon universel et la valeur unique auxquels se rapportent non seulement l'économie, comme il est normal, mais l'ensemble des fonctions sociales, la science et la religion, l'éducation et la recherche, l'art et le jeu, la médecine et l'urbanisme, alors la société est minée jusque dans ses fondements. Or, réduisant le système des valeurs à un système de prix, autrement dit, en ramenant l'ensemble des activités sociales à leur équivalent financier, le capitalisme se prive de la ressource essentielle que lui apportaient naguère gratuitement les siècles antérieurs : des repères moraux, des raisons de vivre.
C'est là le véritable germe de mort qui est en train de se développer en son sein. Les inégalités croissantes, monstrueuses, obscènes entre les revenus ne sont que la conséquence de cette monétarisation de notre univers mental. En disant cela, j'ai conscience non de revenir aux archaïsmes du monde ancien, précapitaliste, mais, au contraire, de poser les bases d'un monde humain, d'un monde que, depuis nos origines, nous avions mérité d'aimer.
© 2010 Marianne. Tous droits réservés.
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