vendredi 3 décembre 2010

Pascal Lamy : « Je n'emploierais pas le terme de "guerre des monnaies" »


La Croix, no. 38833 - Vendredi, 3 décembre 2010, p. 16

Le directeur général de l'OMC appelle à ne pas céder aux sirènes protectionnistes

En dépit des engagements pris au G20 de Séoul, on assiste aujourd'hui à une montée du protectionnisme. Êtes-vous inquiet ?

Pascal Lamy : Qu'il y ait des pressions protectionnistes, c'est normal, avec le choc que nous venons de connaître. Mais il n'y a pas d'actions protectionnistes à proprement parler, ou de manière très marginale. Nous avons mis en place, à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), un système de surveillance rapprochée et nous n'avons, à ce stade, rien détecté de vraiment significatif. Le commerce international est aussi ouvert qu'au début de la crise, ce qui n'est pas un mince résultat.

Cela s'explique pour plusieurs raisons. D'abord, le commerce international est un des rares systèmes de la vie économique internationale où il existe des règles, et des moyens à mettre en oeuvre. Ce que l'on ne retrouve pas en matière d'environnement ou de changes. Mais surtout, dans une économie internationale aussi intégrée, avec des chaînes de production multilocalisées, un pays qui restreint ses importations se tire une balle dans le pied, car il freine en même temps ses exportations. Les dirigeants politiques le comprennent aujourd'hui.

De plus en plus de pays cherchent malgré tout à faire de leur monnaie une arme commerciale. Craignez-vous une « guerre des monnaies » ?

Je n'emploierais pas cette expression. Il est difficile de vérifier si certains pays manipulent leurs monnaies à des fins commerciales. La monnaie chinoise est sous-évaluée, mais personne n'est d'accord pour dire de combien ni quels seraient les effets d'une réévaluation du renminbi sur le commerce extérieur chinois. Il n'est pas évident, par exemple, que les Américains se remettent à produire des tee-shirts si le renminbi est réévalué de 20 ou 30 %. La principale conséquence serait un exode des emplois chinois vers les pays voisins, où les coûts sont moins élevés.

C'est ce qui explique d'ailleurs la réticence de la Chine à réévaluer sa monnaie, alors qu'elle a déjà dû faire face à des hausses de salaires de 20 % ces derniers mois dans les secteurs du textile et de la chaussure. Une réévaluation de la monnaie ou une hausse des coûts, salariaux ou autres, ont le même effet sur la compétitivité à court terme.

Mais il est vrai que l'interprétation politique qui est faite de ces actions monétaires par certains pays comporte un danger de rétorsions commerciales, et donc de protectionnisme, dommageable surtout pour les pays en développement.

Ne manque-t-on pas, malgré tout, d'une véritable autorité en matière de changes, l'équivalent de l'OMC pour les relations commerciales ?

Certes. Mais il faut aussi se demander pourquoi l'OMC a un système de gouvernance plus sophistiqué qu'ailleurs : c'est parce que la politique d'ouverture des échanges mise en place depuis la Seconde Guerre mondiale a perduré jusqu'à aujourd'hui. Le socle idéologique des années d'après-guerre, destiné justement à éviter des engrenages protectionnistes, est resté stable.

Le contraire s'est produit pour la doctrine qui a présidé à la naissance du FMI, celle des changes fixes, qui a connu un retournement brutal en 1973 avec les changes flottants. Un changement à 180 degrés avec disparition des disciplines et du rôle de gendarme du FMI. D'où la recherche, relancée par le G20 et par le FMI, d'une formule plus coopérative et plus stable.

La crise que nous traversons ne marque-t-elle pas la fin de cette période de « mondialisation heureuse » ?

Je n'ai jamais pensé ni dit que la mondialisation était heureuse. Mais je ne crois pas non plus à la « dé-mondialisation », pour une raison simple : le vrai moteur de la mondialisation, c'est la technologie, qui ne revient pas en arrière. Internet et les conteneurs ont changé la face du monde. Quant à la perception des opinions publiques face à l'ouverture des échanges, elle est inversement proportionnelle au niveau de développement. Les pays riches ont davantage peur et les pays pauvres ont plus d'espoir.

En Europe, face à cette désindustrialisation qui n'en finit plus, n'avez-vous pas le sentiment que les vertus du libre-échange apparaissent de moins en moins évidentes pour beaucoup de citoyens ?

La « désindustrialisation » est à prendre avec précaution. Statistiquement, de plus en plus de métiers industriels et d'activités de sous-traitance sont classés aujourd'hui dans les services. Je n'ai pas le sentiment, non plus, que l'Allemagne se soit beaucoup désindustrialisée. On ne peut plus interpréter les chiffres comme il y a quarante ans, quand un pays exportait un produit fini vers un autre.

Regardons les effets du commerce international sur les économies en raisonnant en termes de valeur ajoutée. Moins de 5 pour cent de la valeur de l'iPod sont générés en Chine et les deux tiers des salaires correspondant à un an de production d'iPods sont versés aux États-Unis. C'est difficile à expliquer avec les concepts traditionnels, mais c'est la réalité du monde économique d'aujourd'hui.

En France, la connaissance et la perception de la manière dont fonctionne l'économie internationale demeurent biaisées. Les deux tiers du commerce extérieur de la France se font dans l'Union européenne. Ce n'est pas là qu'il y a du dumping fiscal, social ou environnemental. Pourtant, quand on écoute les Français, on a l'impression qu'ils sont pour l'essentiel en concurrence directe avec la Chine ou le Vietnam. Ce n'est pas la réalité.

Ou en est-on du cycle de Doha, sur la libéralisation des échanges ?

Les négociations ont avancé très lentement depuis deux ans, mais nous travaillons dur, avec un espoir raisonnable de conclure avant fin 2011. Il y a encore quatre ou cinq sujets de blocage sur la vingtaine qu'il aura fallu résoudre. Mais avec 153 pays en présence, c'est inévitablement complexe. Et quand on arrive à l'étape finale de la négociation, les pays raisonnent de manière politique, avec en arrière-plan la manière dont ils feront ratifier le compromis final par leur parlement. L'idée selon laquelle l'OMC serait un ring de bataille Nord-Sud entre les pays industrialisés et les pays en développement n'a plus guère de sens. C'était vrai il y a quinze ans. Il y a désormais autant de difficultés Nord-Nord ou Sud-Sud que Nord-Sud.

JEAN-CLAUDE BOURBON et MARIE DANCER

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