mercredi 12 janvier 2011

ANALYSE - La grande convergence - Martin Wolf


Le Monde - Economie, mardi, 11 janvier 2011, p. MDE2

La domination de l'Occident résulte de la divergence des gains de productivité entre les pays au XIXe siècle. La donne s'inverse.

Revenus convergents et croissance divergente, telle est la situation économique pour l'heure. Nous assistons au renversement de la période de revenus divergents qui prévalait au XIXe siècle et au début du XXe. A l'époque, les peuples d'Europe occidentale et les plus prospères de leurs anciennes colonies s'assurèrent un énorme avantage économique sur le reste du monde. Aujourd'hui, cette situation s'inverse plus rapidement qu'elle n'était apparue. C'est à la fois inéluctable et souhaitable. Mais cela génère également d'immenses défis mondiaux.

Dans son livre The Great Divergence (Princeton, 2000), Kenneth Pomeranz, de l'université de Californie à Irvine, fait remonter la « grande divergence » entre la Chine et l'Occident à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe. Angus Maddison (1926-2010), doyen des chercheurs en statistiques, a montré qu'en 1820 la production britannique et la production américaine par tête étaient déjà respectivement trois fois et deux fois supérieures au niveau chinois. Au milieu du XXe siècle, les revenus réels par tête (calculés à parité de pouvoir d'achat) en Chine et en Inde étaient tombés respectivement à 5 % et 7 % des niveaux américains. Et, en 1980, cela n'avait guère changé.

Cette divergence est désormais en train de s'inverser. C'est de loin la caractéristique la plus marquante de notre monde.

Dans les données étudiées par Maddison, le ratio de la production chinoise par tête par rapport à l'américaine est passé entre 1980 et 2008 de 6 % à 22 %, pendant que celle de l'Inde augmentait de 5 % à 10 %. Selon la « base de données de l'économie totale » du Conference Board, compilées selon une méthode légèrement différente, le ratio est passé de 3 % à 19 % en Chine et de 3 % à 7 % en Inde entre la fin des années 1970 et 2009. Les comparaisons varient, mais la direction du changement relatif reste la même.

Une convergence rapide dans la productivité des économies occidentales avancées n'est pas sans précédent dans la période suivant la seconde guerre mondiale. Le Japon a ouvert le chemin, suivi de la Corée du Sud et de petits dragons économiques asiatiques - Hongkong, Singapour et Taïwan. Le Japon avait commencé à s'industrialiser dès le XIXe siècle avec un succès remarquable. Après sa défaite de 1945, il a dû redémarrer à partir d'un niveau représentant environ un cinquième de la production américaine par tête, soit à peu près le niveau où en est la Chine aujourd'hui, et était remonté à environ 70 % du niveau des Etats-Unis au début des années 1970. Il a atteint un pic à près de 90 % du niveau américain au cours des années 1990, mais sa bulle économique a éclaté et il a amorcé un nouveau déclin. La Corée du Sud a commencé à 10 % du niveau américain au milieu des années 1960, frisait les 50 % en 1997 juste avant la crise asiatique et atteignait 64 % en 2009.

Ce qui est sans précédent dans la situation actuelle n'est donc pas la convergence, mais son ampleur. Imaginons que la Chine emprunte la voie suivie par le Japon au cours des années 1950 et 1960. Elle aurait alors devant elle encore vingt ans de croissance très rapide et atteindrait 70 % de la production américaine par tête en 2030. A ce moment-là, son économie serait un peu moins de trois fois plus importante que l'économie américaine, à parité de pouvoir d'achat, et pèserait plus lourd que celles des Etats-Unis et d'Europe occidentale réunies. Au vu de ses taux de croissance récents, l'économie indienne, elle, équivaudra à environ 80 % de celle des Etats-Unis en 2030, et son produit intérieur brut (PIB) par tête moins du cinquième.

Aujourd'hui, comparé aux niveaux américains de l'époque, la Chine en est où en était le Japon en 1950. Mais sa production par tête est bien plus importante en termes absolus, puisque les niveaux des Etats-Unis eux-mêmes ont été depuis multipliés par trois. A l'heure actuelle, le PIB chinois réel par tête se situe à peu près au niveau où en était celui du Japon au milieu des années 1960. Le niveau indien équivaut à celui du Japon au début des années 1950.

Ben Bernanke, président de la Réserve fédérale américaine (Fed), remarquait en novembre qu'au cours du deuxième trimestre 2010 la production réelle agrégée des économies émergentes a été de 41 % supérieure à ce qu'elle était au début de 2005 - 70 % en Chine et environ 55 % en Inde. Pendant ce temps, dans les économies avancées, la production réelle n'a augmenté que de 5 %. Pour les pays émergents, la « grande récession » n'aura été qu'un petit cahot sur la route. Pour les pays à hauts revenus, elle a été une calamité.

Aujourd'hui, l'Occident - c'est-à-dire l'Europe occidentale et ses « surgeons coloniaux » (Etats-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) - représente 11 % de la population mondiale. La Chine et l'Inde en rassemblent à elles seules 37 %. La position actuelle des pays occidentaux est le produit de la grande divergence. Elle prendra fin avec la grande convergence.

Cela en supposant que ladite convergence se poursuive, même si ce n'est pas nécessairement au rythme que l'on connaît depuis quelque temps. La meilleure réponse que l'on puisse faire à ceux qui en doutent est : pourquoi pas ? De puissantes forces technologiques et de marché propagent les réserves de connaissances sur toute la surface du globe. Nul ne doute que les peuples chinois et indien sont en mesure d'en faire usage. Ils sont tout aussi entreprenants et dynamiques que les peuples occidentaux. Etant plus pauvres, ils sont même sans aucun doute beaucoup plus motivés qu'eux.

Jusqu'à une date récente, les obstacles politiques et sociaux étaient insurmontables. Mais cela n'est plus vrai depuis plusieurs décennies. Pourquoi les verrait-on réapparaître ? Certes, de nombreuses réformes seront nécessaires si l'on veut que la croissance se poursuive, mais il est probable que la croissance elle-même transformera les sociétés et les politiques dans le sens voulu. Il est fort possible que ni la Chine ni l'Inde ne puissent surpasser la production américaine par tête : le Japon n'y est pas parvenu. Mais l'une et l'autre ont beaucoup progressé aujourd'hui. Pourquoi ne pourraient-elles pas atteindre, disons, la moitié du niveau de productivité américain ?

Bien entendu, des catastrophes ne sont pas à exclure. Mais il est frappant de constater que même des guerres mondiales et des dépressions planétaires n'ont fait qu'interrompre momentanément la montée en puissance des premiers pays qui se sont industrialisés. Si nous laissons de côté l'éventualité d'une guerre nucléaire, rien ne semble susceptible d'entraver l'ascension des grands pays émergents, même s'il est possible qu'elle puisse être ralentie. La Chine et l'Inde sont suffisamment vastes pour asseoir leur croissance sur leurs marchés intérieurs au cas où le protectionnisme s'installerait. En vérité, elles pèsent d'un poids suffisant pour soutenir également la croissance d'autres pays émergents.

Au cours des derniers siècles, ce qui était auparavant la périphérie européenne puis américaine est devenu le coeur de l'économie mondiale. Aujourd'hui, les économies qui en étaient devenues la périphérie en forment à nouveau le coeur.

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