mercredi 12 janvier 2011

ANALYSE - Il faut craindre les Chinois, même lorsqu'ils apportent des cadeaux


Le Figaro, no. 20665 - Le Figaro, mardi, 11 janvier 2011, p. 15

La Chine est devenue en 2010 la deuxième puissance économique mondiale. Elle l'est devenue avec dix ans d'avance sur les prévisions. En soi, c'est un événement très positif. D'abord, la dynamique chinoise explique à elle seule un tiers de la croissance mondiale. Ensuite, tout ce qui se passe au sein de l'Empire du Milieu oblige les économies traditionnelles à se remettre en cause, et à repenser leur rapport capital-travail. Enfin, il existe là-bas, à Shanghaï, Pékin ou Canton un regard ébloui sur le capitalisme, qui fait tant défaut dans notre Hexagone, où chacun attend tout de l'État et plus grand-chose de lui-même.

Ces considérations suffisent à justifier la ruée des entreprises européennes vers cet Orient lointain, pas tant pour y délocaliser des usines, mais pour y conquérir un marché en forte croissance. Et tous ceux qui se pincent le nez à chaque fois que l'on parle de la Chine, pour des questions de droits de l'homme, feraient bien de relire Montesquieu qui considérait le commerce comme le meilleur moyen de faire entrer la démocratie dans un pays aux moeurs très différentes.

Malgré cela, il ne faudrait pas que la fascination de l'Occident pour la Chine se transforme en une pitoyable naïveté. Certains industriels qui ont voulu commercer à tout prix avec Pékin vont vite se mordre les doigts des concessions qu'ils ont dû faire. Il y a cinq ans, beaucoup se sont félicités après la signature par EADS d'une commande record portant sur 150 Airbus A 320. Le problème, c'est que le constructeur franco-allemand a accepté, à cette occasion, de produire sur place ces avions. Ce qui ouvre la porte à de considérables transferts de technologie.

Chez Alstom, Patrick Kron a adopté une attitude plus réservée, mais aussi plus courageuse en acceptant de perdre des marchés, plutôt que de s'accorder sur des partages de savoir-faire dans le domaine des trains à grande vitesse. Il le regrette d'autant moins que, désormais sur certains marchés, il rencontre dans des appels d'offres, des Chinois proposant des techniques qu'ils ont pillées sans scrupule.

Mais la Chine va aujourd'hui bien plus loin. Riche de ses immenses réserves de change, elle se propose de venir au secours d'une zone euro en capilotade. Il y a quelques mois, elle a été accueillie à bras ouverts par les Grecs auxquels elle a racheté le port du Pirée. La semaine passée, elle a conclu un accord avec des Espagnols au seuil de la banqueroute, en les assurant qu'elle ferait leurs fins de mois. Le bémol, dans cette affaire, c'est que le gouvernement espagnol se serait engagé à ne pas mêler sa voix à ceux qui exigent une réévaluation du yuan. Cet « achat du silence » espagnol peut paraître anecdotique. Mais dès lors qu'un gouvernement perd la maîtrise de son expression publique, il perd aussi une partie de sa souveraineté.

Au même moment, en France, on découvrait qu'une possible filière chinoise aurait monnayé auprès de trois cadres de Renault des informations très sensibles sur le véhicule électrique de la firme au losange. Pour l'heure, rien n'est avéré. Mais cela confirme qu'à Pékin, tous les moyens sont bons pour rattraper le retard pris sur les économies traditionnelles et pour reconquérir le rang de première puissance mondiale, perdu au milieu du XIXe siècle.

Face à cette situation, l'Europe peut rester sans rien faire. L'inertie, qui est hélas devenue la marque de fabrique tes technocrates bruxellois, ne serait pas très surprenante. Mais certains sont heureusement conscients des dangers qui guettent nos richesses traditionnelles. C'est le cas du commissaire italien à l'Industrie qui propose, avec le soutien d'Éric Besson, la création d'une autorité européenne chargée de superviser et d'autoriser - ou pas - les investissements chinois en Europe. À l'image des outils d'intelligence économique dont se sont dotés les États-Unis.

Au moment où l'Europe essaie de reconstruire une politique industrielle, il serait temps de mettre sous le boisseau quelques théories érigées en dogmes, comme le libre-échangisme aveugle. Surtout lorsqu'il est pratiqué avec une puissance qui n'en respecte ni les codes, ni les pratiques. En se montrant trop conquérant, trop pressé, trop intrigant, l'empire du Milieu va obliger le G20 à mettre sur son agenda des sujets qui ont pour nom l'équité et la réciprocité. Des vertus sans lesquelles la mondialisation perdrait tout son sens.

Il est encore temps de se remémorer le discours de Laoconte, cherchant à convaincre les Troyens de ne pas laisser entrer le Cheval de Troie dans leurs murs : « Timeo Danaos et dona ferentes ». Et de l'adapter aux circonstances actuelles. Ce qui donnerait : Je crains les Chinois même lorsqu'ils apportent des cadeaux.

Yves de Kerdrel

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NOTE - Sylvie Kauffmann avait déjà utilisé cette formule : "Timeo Sinenses et dona ferentes"

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