Le Monde - Economie, mardi, 18 janvier 2011, p. MDE2
La croissance de l'Asie engendre des besoins énergétiques tels que l'accès aux ressources pourrait engendrer de fortes tensions.
De quelle façon la « grande convergence » entre les économies occidentale et émergentes va-t-elle façonner le monde du XXIe siècle ? Pour aborder cette question, j'ai heureusement un guide : le livre de Ian Morris de l'université américaine de Stanford, Why the West Rules - For Now (« Pourquoi l'Occident domine - pour l'instant », Profile Books, 2010), qui couvre 16 000 ans d'histoire humaine.
Selon le professeur Morris, le développement social est produit par « des gens avides, paresseux et anxieux » qui, « chacun, cherchent leur équilibre personnel entre vivre confortablement, travailler le moins possible et être en sécurité ». Du fait que les êtres humains sont intelligents et hautement sociaux, ils inventent des technologies et créent des institutions pour atteindre ces objectifs. Mais c'est la géographie qui détermine ce que chaque groupe humain peut accomplir. Or l'impact de la géographie change avec le temps : il y a mille ans, les océans représentaient un formidable obstacle; il y a cinq cents ans, ils étaient devenus de grandes voies de communication.
Le professeur Morris livre le récit fascinant de deux pôles de civilisation : l'« Occident », qui regroupe les civilisations issues de la révolution agricole survenue dans le « croissant fertile » de l'actuel Moyen-Orient, et l'« Orient », c'est-à-dire les civilisations nées d'une révolution agricole indépendante qui se déroula dans une partie de ce qui est aujourd'hui la Chine. L'Occident fut, conclut-il, un peu plus avancé que l'Orient jusqu'à la chute de l'Empire romain occidental; ensuite, il fut dépassé par l'Orient jusqu'au XVIIIe siècle, puis il repassa en tête. L'exploitation orientale des « avantages de l'arriération » laisse augurer un nouveau renversement de situation au cours du XXIe siècle.
Pour le professeur Morris, le développement social agrège quatre facteurs : la consommation d'énergie, l'urbanisation, les capacités militaires et les technologies de l'information. Le premier est fondamental : la maîtrise de l'énergie est une condition indispensable à l'existence ; plus la société est complexe et avancée, plus elle capture d'énergie. C'est pourquoi il est incorrect de parler de « révolution industrielle » pour qualifier ce qui s'est passé il y a deux siècles. Il s'agissait d'une révolution de l'énergie : nous avons appris à exploiter la lumière solaire fossilisée. L'énergie et les idées sont les deux fondements de notre civilisation.
Les mesures du développement social et de la « capture de l'énergie », qu'utilise le professeur Morris, coïncident les unes avec les autres. La capture de l'énergie était, en Occident, la même en l'an 1700 qu'en l'an 100, tandis qu'elle n'atteint son apogée en Chine prémoderne qu'au XIIe siècle. La capture de l'énergie et le développement social ont explosé au cours des deux derniers siècles, mais la consommation d'énergie de l'Orient augmente rapidement.
Une analyse de l'Organisation de développement et de coopération économiques (OCDE) soutient que la convergence a modifié l'équilibre global de l'offre et de la demande de ressources (« Perspectives on Global Development 2010 : Shifting Wealth », www.oecd.org). L'Agence internationale de l'énergie (AIE) souligne que la demande primaire globale d'énergie pourrait augmenter de 50 % d'ici à 2035. Si toute l'humanité en utilisait la même quantité par tête que les pays riches, la consommation de l'énergie commerciale serait, en l'absence de changement dans l'intensité de production, trois fois ce qu'elle est actuellement.
Mais, comme le remarque l'OCDE, l'intégration dans l'économie mondiale des mains-d'oeuvre chinoise, indienne et ex-soviétique a multiplié par deux le nombre de personnes travaillant dans des économies ouvertes. Cela a certainement tiré vers le bas les salaires relatifs des travailleurs peu qualifiés, même si l'évidence contredit la notion répandue selon laquelle cela aurait été le principal facteur de la montée des inégalités dans les pays riches.
La croissance de la Chine et de l'Inde a directement aidé, d'une part, les exportateurs de ressources, et, d'autre part, les acheteurs de produits gourmands en main-d'oeuvre. Dans le premier cas, les pays riches en ressources ont été les grands bénéficiaires, même s'ils courent le risque d'une désindustrialisation. Dans le second cas, ce sont les consommateurs des pays riches qui sont bénéficiaires. Par ailleurs, l'une des conséquences les plus surprenantes de cette situation a été que l'épargne a augmenté plus vite que l'investissement, générant ainsi une pression à la baisse sur les taux d'intérêt réels.
Bien qu'importantes, ces conséquences traduisent des développements à somme positive : prospérité croissante et élargissement des opportunités. Les plus grands défis surviennent lorsque les résultats à somme nulle deviennent plus probables. Les ressources en fournissent un exemple. Le pouvoir politique en est un autre. Un Orient émergent doit modifier l'équilibre du pouvoir mondial et l'abondance de ressources à bas prix.
Concernant ce dernier point, une ironie de l'histoire intellectuelle veut que Thomas Malthus, le prophète de la surpopulation, se soit inquiété de la pénurie de ressources au moment précis où ses hypothèses pessimistes se trouvaient démenties. La plus grande question du XXIe siècle pourrait être de savoir si les ressources vont s'avérer une fois de plus des contraintes, comme elles l'ont été si souvent avant 1800.
L'ingéniosité continuera-t-elle ou non à compenser la rareté ? Si la réponse est oui, alors l'humanité entière pourrait un jour bénéficier des modes de vie que connaissent les gens les plus favorisés. Si la réponse est non, nous pourrions alors succomber à ce que le professeur Morris appelle les cinq cavaliers de l'Apocalypse - changement climatique, famines, effondrement des Etats, migrations et épidémies. De plus, même si ces problèmes sont solvables, il faudrait, pour les résoudre, un niveau de coopération politique infiniment plus élevé que celui que l'on constate. Cela est particulièrement vrai lorsque la croissance économique engendre des conséquences telles que le changement climatique. Or on ne s'y attaque pas. Le développement politique est en retard sur la réalité.
Il en va de même pour les rapports de forces politiques. Maintenant que nous avons la possibilité de détruire la civilisation, les relations entre Etats puissants sont devenues périlleuses. Après l'utilisation de la bombe atomique, Albert Einstein avait déclaré que « le seul salut pour la civilisation et la race humaine réside dans la création d'un gouvernement mondial ». Einstein fut qualifié de naïf mais sa remarque pourrait être pertinente aujourd'hui encore.
La grande convergence offrira à la majorité de l'humanité une économie fondée sur l'énergie abondante. Mais si nous ne maîtrisons pas la pression que cela entraînera sur les ressources, cela pourrait se terminer dans la misère; et si nous ne maîtrisons pas les changements dans l'équilibre des pouvoirs, cela pourrait finir dans la guerre. Optimiste, le professeur Morris estime que chaque époque échafaude la réflexion dont elle a besoin. Vu la rapidité du changement, celle-ci viendra-t-elle à temps ?
© 2011 SA Le Monde. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire