lundi 31 janvier 2011

OPINION - Et l'Allemagne fit faillite... - Pierre-Cyrille Hautcoeur


Le Monde - Economie, mardi, 1 février 2011, p. MDE1

Deux grands déséquilibres financiers mondiaux suscitent actuellement l'inquiétude. D'un côté, l'endettement des Etats-Unis, dont la dette nette envers l'extérieur s'élève à près de 3 000 milliards de dollars - soit 25 % de leur produit intérieur brut (PIB) -, fait face aux positions excédentaires du Japon mais aussi de la Chine, dont l'actif net sur l'étranger atteint 40 % de son PIB. L'autre déséquilibre oppose au sein de l'Europe l'Allemagne, qui accumule les excédents (sa position créditrice internationale atteint 40 % de son PIB), et les pays de la périphérie (Espagne, Grèce, Irlande, Portugal), dont les positions débitrices avoisinent les 100 % du PIB. Les dettes publiques engendrent la défiance des investisseurs, car elles sont largement détenues par des investisseurs étrangers, ce qui peut créer la tentation d'un défaut souverain.

Durant l'entre-deux-guerres, des déséquilibres comparables ont été réglés par des défauts massifs, en particulier celui de l'Allemagne entre 1931 et 1933. Certes, ce furent les crises bancaires de 1931 qui transformèrent la crise de 1929 en " grande dépression ", mais ces crises furent elles-mêmes le résultat de l'incapacité des grands pays à régler pacifiquement les déséquilibres des paiements internationaux et les dettes qui les liaient. Il vaut donc la peine d'y revenir.

En mai 1931, la principale banque autrichienne (le Creditanstalt), rendue insolvable par la crise, fit faillite. En quelques mois en résultent un retrait massif des crédits internationaux à court terme (dont l'encours recula de 30 % en quelques mois), la nationalisation d'un secteur bancaire allemand en faillite, une série de défauts de paiement étatiques et l'abandon par la moitié de l'Europe d'un étalon or péniblement restauré quelques années plus tôt. Si la crise austro-allemande eut un tel effet dévastateur, c'est que l'Allemagne n'était pas seulement endettée au titre des réparations dues aux vainqueurs de la première guerre mondiale, mais qu'elle avait également accumulé des dettes privées entre 1924 et 1929 (l'ensemble totalisait environ 100 % de son PIB), et qu'elle ne disposait en contrepartie d'aucun actif international à vendre. En outre, sa dette était libellée en devises, de sorte qu'elle ne pouvait s'en défaire que par le défaut de paiement. Enfin, ce défaut était facilité par son poids politique, celui-là même qui, au nom de son rôle de " rempart contre le bolchevisme " et de contrepoids à une supposée hégémonie française en Europe, lui avait valu prêts américains et réduction des réparations entre 1924 et 1929.

Le défaut allemand légitima ceux de la France et de la Grande-Bretagne sur leurs dettes de guerre (en 1932), la montée des nationalismes (protectionnisme, dévaluations compétitives) et l'abandon de tout système monétaire international organisé. Ce processus destructeur culmina fin 1932 quand les Etats-Unis, scandalisés par ces défauts qui équivalaient à environ un tiers de leur PIB, élurent un président, Franklin Roosevelt, moins attaché à l'étalon-or que ses prédécesseurs.

Ce qui conduisit à une vague de spéculation qui déstabilisa tout le système bancaire américain, provoqua la dévaluation du dollar et supprima tout espoir de réorganisation internationale.

Aujourd'hui, tous les pays débiteurs sont en même temps créanciers pour des montants élevés (100 % du PIB dans le cas de la Grèce, plus de 1 000 % pour l'Irlande), tandis que les créanciers sont aussi d'importants débiteurs, à l'exception de la Chine. Cela rend un défaut unilatéral risqué tant à cause des représailles possibles que des interdépendances entre créanciers et débiteurs.

Les Etats-Unis, endettés en dollars, peuvent se débarrasser de leur dette par l'inflation, mais pas les autres débiteurs, dont une dévaluation alourdirait la dette réelle. Les pays débiteurs pourraient tenter le défaut unilatéral, s'ils sont capables de renoncer à emprunter (au moins à l'étranger) quelque temps. Si les conséquences économiques du défaut d'un petit pays pourraient sans doute être surmontées, les effets politiques seraient désastreux pour l'Union européenne (UE).

Quand, comme en Europe, créanciers et emprunteurs sont reliés par des entrelacs multiples de dettes et sont structurellement alliés, la meilleure solution serait pour les prêteurs d'échanger une restructuration de dette contre l'octroi par les débiteurs de garanties politiques sous les auspices de l'UE, à qui se verrait par ailleurs déléguée la collecte de recettes fiscales spécifiques.

Parce qu'elle peut assurer les débiteurs qu'une telle manoeuvre ne les inféodera pas définitivement aux prêteurs, et parce qu'elle constitue d'ores et déjà une instance politique, l'UE serait crédible pour cette opération. Seul un tel transfert significatif de souveraineté à l'Europe peut désormais éviter tant la déflation que la montée de conflits entre Etats européens.

Pierre-Cyrille Hautcoeur,

Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d'économie de Paris.

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