samedi 29 janvier 2011

Franz Liszt, le people du XIXe siècle - Benoît Duteurtre


Marianne, no. 719 - Culture, samedi, 29 janvier 2011, p. 68

La Folle Journée de Nantes est consacrée, cette année, aux grandes figures du postromantisme allemand parmi lesquelles Liszt, le plus époustouflant virtuose du piano. Portrait d'un artiste engagé avant l'heure.

Regardez son portrait : on dirait un peu Bernard-Henri Lévy. De grands cheveux, un visage élégant, une pose artistique ; et l'on pourrait pousser plus loin la comparaison. Franz Liszt, de son vivant, connaissait tout le monde : l'aristocratie, les puissants, les écrivains qui comptaient ; mais c'était aussi un homme de morale, attaché aux causes "humanitaires" (il employait ce mot), tenant des discours aux confins de la politique et de la religion. Pour ses détracteurs, ce n'était qu'un faiseur, son oeuvre se résumant à une suite d'effets clinquants, fondés sur la virtuosité, non sur le génie ; quant à sa posture morale, elle dissimulait une soif d'honneurs et de pouvoir. Ceux-ci voient Liszt comme une sorte de people avant l'heure. Ses admirateurs préfèrent souligner l'originalité d'un artiste qui n'échappe à la profondeur du romantisme que pour inventer un monde musical plus personnel, coloré comme la peinture, qui annonce tout à la fois Richard Strauss et Ravel.

Franz Liszt est né en 1811 à Raiding, une petite ville hongroise aujourd'hui autrichienne. Pour célébrer son bicentenaire, quantité de concerts, de livres et de CD nous invitent à redécouvrir la vie d'un homme plus complexe qu'il n'y paraît ; car, si tout dans son existence semble au premier regard facile, glorieux, conquérant, heureux, ce destin fut par beaucoup d'aspects celui d'un homme "décalé". Toute sa vie, il portera l'étiquette de génial virtuose, mais il attachait plus de prix à ses oeuvres symphoniques ou chorales, largement méconnues. Aujourd'hui encore, à tort ou à raison, l'année Liszt s'annonce comme un hommage à sa musique pour piano. Quantité de rééditions discographiques sont déjà là pour nous donner une idée de l'art époustouflant, séduisant, spectaculaire (trop, selon certains) de ce magicien du clavier qui a influencé des générations de pianistes. On ne saurait trop recommander, pour s'en convaincre, d'écouter la grande anthologie historique de France Clidat (Decca), les enregistrements précurseurs d'Alfred Brendel (Philips), les époustouflantes Rhapsodies hongroises par Cziffra (EMI) ou, plus récemment, les Années de pèlerinage par Nicholas Angelich (Ambroisie).

Comme le rappelle Jean-Yves Clément dans une biographie intéressante et enlevée, ce décalage qui marque toute son existence fut d'abord social : un véritable complexe poussait Liszt à se présenter comme "noble d'origine", ce qui n'était pas le cas. Il mettra beaucoup d'ardeur à aimer les grandes dames de l'aristocratie ou à recevoir maints honneurs, tout en montrant une inlassable aspiration (dès l'âge de 16 ans) à la retraite, à la vie monacale, à l'austérité. Monté à Paris avec les encouragements de sa famille, le jeune pianiste surdoué devient rapidement l'idole du public, le virtuose romantique par excellence avec Paganini (quand Chopin reste un maître plus inaccessible). Il compose dans la capitale française ses premières grandes pages pour piano. Ami et complice d'Hector Berlioz, il partage son goût de l'effet. Sa production, qui comporte quantité d'études somptueuses, apparaît, aussi, comme un miroir du Paris romantique à travers ses innombrables transcriptions d'opéras à la mode.

Beau-père de Wagner

A Paris, Liszt tombe amoureux de Marie d'Agoult, avec laquelle il va fuir la capitale française en 1835 pour d'incessants voyages dont on retrouve l'écho dans ses Années de pèlerinage. Né en Hongrie, idolâtré en France, séjournant en Suisse et en Italie, il finit par se fixer en Allemagne. Européen comme on savait l'être en son temps, voici, selon Henri Heine, "le moderne Homère que l'Allemagne, la Hongrie et la France réclament comme l'enfant de leur sol". Mais, à Weimar, Liszt s'éloigne de la carrière de virtuose, pour se faire chef d'orchestre et compositeur à part entière : il écrit ses fameux poèmes symphoniques, sa Sonate en si mineur, sa Faust Symphonie, ses concertos, quantité de pages pour orgue ou d'oratorios. Il soutient les premiers opéras de Wagner et produit une abondante oeuvre littéraire dans laquelle il parle de la "responsabilité de l'artiste". Pour lui, "servir autrui est la tâche de ceux qui ne cherchent point leur compte en ce monde". Déclaration qui peut faire sourire de la part d'un homme qui dit aimer la solitude tout en la fuyant : "Ou bien c'est un imbécile, ou bien c'est un hypocrite", observe cruellement George Sand.

En 1861, comme si l'idéal mystique finissait par l'emporter, Liszt se retire à Rome où il reçoit les ordres mineurs. On parlera désormais de l'abbé Liszt, presque bigot... très romain quand même dans sa fréquentation des meilleurs cercles du Vatican. La fin de sa vie sera marquée par les retrouvailles avec Wagner, qui a épousé sa fille Cosima et devient alors plus célèbre que son beau-père. Leur correspondance, publiée prochainement chez Gallimard sous la direction de Georges Liébert, devrait beaucoup éclairer leurs relations complexes en cette fin de XIXe siècle, où ils incarnent ensemble la modernité (la "musique de l'avenir", selon la formule de Liszt), face à l'esthétique plus conservatrice incarnée par Johannes Brahms.

Figure centrale du premier romantisme, Franz Liszt accompagne ce mouvement jusqu'à son déclin. Il meurt en 1886, trois ans après Wagner. La Folle Journée de Nantes, consacrée cette année aux grandes figures du postromantisme allemand, lui fait donc une place d'honneur à côté de ses cadets Mahler, Brahms, Bruckner... Pourtant, si certaines oeuvres de Liszt semblent parfois rejoindre l'expression tendue et sombre de cette fin de siècle, ce sont surtout ses pages pour piano réputées "superficielles" qui révéleront leur modernité en enchantant Busoni ou Ravel, qui s'en inspirera dans Jeux d'eau. Moins que son aspiration à la profondeur, son génie de paysagiste sonore a fait de Liszt un prophète, annonçant également son cadet Richard Strauss et ses "poèmes symphoniques". La partie jugée clinquante de son oeuvre est ainsi restée son premier titre de gloire répondant involontairement à sa formule : "Il faut bâtir avec les pierres qu'on nous lance."

Franz Liszt, de Jean-Yves Clément, Actes Sud, 210 p., 17,10 €.

Rens. : www.anneeliszt.com


FOLLE JOURNÉE SUR LES BORDS DE LOIRE

De La Roque-d'Anthéron chaque été, à Nantes chaque hiver, René Martin invente des rendez-vous musicaux aux allures de performances, réunissant quantité de concerts et de grands interprètes en un temps réduit. Cette façon de créer l'événement enchante les élus locaux épris de culture "festive". La formule fait aussi mouche auprès du public. Depuis dix-sept ans, à Nantes et dans les Pays de la Loire, la Folle Journée séduit un auditoire plus large que celui des habituels concerts classiques. On peut y suivre récitals, conférences, concerts symphoniques... Au menu, cette année, "Les Titans", autrement dit quelques grands compositeurs qui relient le romantisme à la modernité : Liszt, Brahms, Bruckner, Mahler, Strauss et l'école de Vienne. Plus de 100 concerts en région (du 28 au 30 janvier) et à Nantes (du 2 au 6 février).

www.follejournée.fr

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