samedi 29 janvier 2011

Oeuvres d'art : le casse-tête des restitutions - Vincent Huguet

Marianne, no. 719 - Culture, samedi, 29 janvier 2011, p. 64

Faut-il rendre aux pays jadis occupés ou colonisés les oeuvres d'art qui en ont été rapportées... pour le bonheur des plus grands musées mondiaux ? En promettant la restitution de manuscrits coréens, Nicolas Sarkozy a peut-être ouvert la boîte de Pandore.

Ce serait comme un cauchemar, refoulé pendant longtemps et qui, soudain, commence à prendre l'apparence de la réalité : celui fait par les conservateurs de musée à qui on réclame de restituer certains de leurs joyaux. L'histoire est loin d'être neuve, tant le pillage d'oeuvres d'art a toujours été l'un des corollaires des guerres et conflits, mais il semble que, depuis quelques années, quelque chose est en train de changer : face à l'inflation des demandes de restitution et à leur caractère de plus en plus virulent, les grands musées européens vacillent sur les certitudes derrière lesquelles ils se réfugiaient depuis des décennies.

En promettant à la Corée du Sud en novembre dernier le retour de 300 manuscrits royaux, emportés par l'armée française en 1866 et conservés à la Bibliothèque nationale de France, Nicolas Sarkozy a contribué à affermir dans l'Hexagone et dans le monde des musées l'impression que la boîte de Pandore a été ouverte et qu'il va désormais falloir y faire face. Là encore, l'affaire n'est pas neuve puisque François Mitterrand avait, en 1993, rendu un de ces volumes, vraisemblablement en cadeau accompagnant la signature d'un contrat avec Alstom pour vendre le TGV à la Corée... Ajoutez à cela les éternels cris de la Grèce pour récupérer les frises du Parthénon, la croisade lancée par le bouillonnant directeur égyptien des antiquités, Zahi Hawass, ou encore les multiples demandes plus ou moins farfelues, comme celle, récente, de voir les reliques de saint Nicolas revenir en Turquie (qu'elles ont quittée depuis le XIe siècle...), et le chaos semble être à l'ordre du jour dans les musées. Pourtant, derrière ce mouvement qui semble d'un seul bloc, de multiples cas extrêmement différents coexistent et un petit livre clair et vivant* arrive à point nommé pour mettre un peu d'ordre dans un débat qui déchaîne les passions et que plus personne ne prend à la légère.

Beaucoup de fantasmes

Le premier enseignement de ce livre est que la question des restitutions d'oeuvres d'art charrie énormément de fantasmes et d'approximations. Le musée du Louvre, qui, s'il a bien restitué à l'Egypte, il y a un an, cinq fragments muraux de la tombe d'un prince égyptien de la XVIIIe dynastie achetés entre 2001 et 2003, affirme n'avoir reçu aucune demande officielle à ce jour : souvent, les demandes n'émanent pas officiellement des Etats mais apparaissent dans les médias, relayées avec plus ou moins de fougue et de bonne ou mauvaise foi. Dans le cas du Louvre, la restitution ne fut pas celle d'un trésor longtemps réclamé mais plutôt le règlement à l'amiable d'un contentieux né du fait que le musée avait acheté de bonne foi ces fresques sans savoir qu'elles provenaient de fouilles illégales. Le Louvre a suivi ainsi la convention de l'Unesco de 1970 relative au trafic d'oeuvres d'art, ratifiée par la France en 1997, par laquelle les Etats signataires s'engagent à faire tout le nécessaire pour ne pas acquérir d'oeuvres exportées illégalement et, le cas échéant, à les restituer à leur pays d'origine, mais sans rétroactivité, ce qui laisse à l'abri, pour la France, toutes les oeuvres entrées dans les musées avant 1997... Or, ce sont évidemment les oeuvres acquises au cours de l'épopée napoléonienne, des empires coloniaux ou de la Seconde Guerre mondiale que visent souvent les demandes de restitution. Avec plus ou moins de pertinence. Les auteurs du livre constatent ainsi "l'ignorance" du grand public à ce sujet, citant en exemple l'obélisque de la Concorde, très officiellement offert par le vice-roi d'Egypte Méhémet-Ali à la France en 1830, la Joconde, cadeau de Léonard de Vinci, lui-même, à François Ier, ou encore l'immense tableau de Véronèse, les Noces de Cana, confisqué à Venise en 1797, mais propriété officielle du Louvre après un échange conclu avec la Sérénissime en 1815... ce que semblaient ignorer "Carla Bruni, lorsqu'elle n'était encore qu'un mannequin célèbre, associée à son compagnon de l'époque, le médiatique Arno Klarsfeld" qui plaida en 1995 pour un retour de l'oeuvre sur la lagune, qui n'avait donc pas lieu d'être.

La mode de la repentance

Pour les deux auteurs, cette initiative fantasque souligne aussi combien dans ce domaine également "la mode est à la repentance" : "Il n'y a pas de raison que les oeuvres d'art y échappent." Une affirmation qui simplifie pourtant à l'excès le sens de ce mouvement : si certaines demandes sont en effet fantaisistes, infondées ou formulées au nom de préoccupations plus politiques, voire nationalistes, que patrimoniales, d'autres concernent des oeuvres qui font partie intégrante de l'identité d'une communauté. C'est le cas des frises du Parthénon pour la Grèce (lire ci-contre), et c'est aussi le cas pour l'Afrique subsaharienne "dont 95 % de la production que l'on peut appeler ethnographique est aujourd'hui hors d'Afrique", tempête Jean-Yves Marin, directeur du musée d'Art et d'Histoire de Genève, qui travaille depuis longtemps sur les restitutions et plaide pour que les musées entrent dans une nouvelle ère.

Face au discours traditionnellement opposé par les grandes institutions comme le British Museum, qui entendent être des "musées universels", où le patrimoine n'est pas la propriété d'une nation mais offert à tous, Jean-Yves Marin parle d'"argument postcolonial" : "Quand le musée du Quai-Branly prétend que la numérisation de ses collections les rendra accessibles au monde entier, je dis que c'est une supercherie, car on sait très bien que la majorité des habitants de ces régions ne viendront jamais en Europe et n'ont pas accès à Internet." Pour lui, quels que soient les arguments juridiques ou historiques, "il faudra bien rendre certaines oeuvres" et il a en ce sens établi un comité de déontologie dans son musée.

Les musées, confrontés depuis quelques décennies aux restitutions d'oeuvres spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment aux juifs, entrent-ils dans une nouvelle période où les pays ayant été des colonies ou des protectorats se feront de plus en plus offensifs ? C'est probable, même si une sérieuse limite arrête les musées qui se lancent dans ces démarches : le risque de se voir à son tour sur la sellette, tant les collections se sont souvent constituées aussi avec des oeuvres "mal acquises". Il reste que le patrimoine culturel semble de plus en plus menacé de devenir une arme de chantage politique et économique. V.H.

* La Restitution des oeuvres d'art, solutions et impasses, de Corinne Hershkovitch et Didier Rykner, Hazan, collection "Art en travers", 112 p., 18 €.


LES MARBRES DU PARTHÉNON

Quatre oeuvres emblématiques qui montrent que la question des restitutions doit se traiter au cas par cas, de l'ancestral et légitime combat de la Grèce pour les marbres du Parthénon à l'histoire loufoque des bronzes chinois de la collection de Pierre Bergé et Yves Saint Laurent.

Exposés dans une immense salle du British Museum, les bas-reliefs et sculptures qui ornaient autrefois le Parthénon, à Athènes, empoisonnent les relations entre la Grèce et la Grande-Bretagne depuis près de deux siècles. A l'origine du litige, Lord Elgin, ambassadeur britannique auprès de l'Empire ottoman, qui obtint en 1801 du pacha Selim III, qui règnait sur la Grèce "occupée", la signature d'un firman, une autorisation aux termes ambigus qu'il utilise pour arracher une grande partie de la frise sculptée des Panathénées, moyennant quelques bakchichs. Les marbres arrivent à Londres entre 1804 et 1812. Après un vote du Parlement britannique, ils sont rachetés en 1816 et offerts au British Museum. Depuis son indépendance, en 1830, la Grèce n'a cessé de réclamer le retour des fameux marbres, notamment par la voix de sa ministre de la Culture Melina Mercouri dans les années 80. La polémique s'est ravivée il y a quelques années quand on s'est rendu compte que les marbres avaient fait l'objet d'un décapage qui les avait endommagés. En 2009, le nouveau musée de l'Acropole a prévu un emplacement spécifique pour leur retour... qui compte aujourd'hui de nombreux partisans, y compris l'actuel vice-Premier ministre britannique Nick Clegg.

LA VÉNUS HOTTENTOTE

La triste histoire de Saartjie Baartman, emmenée d'Afrique du Sud à Londres au début du XIXe siècle pour y être exhibée (le musée du Quai-Branly organisera d'ailleurs une exposition en novembre prochain consacrée à ce thème : "Exhibitions, l'invention du sauvage"), est mieux connue du grand public depuis le film que lui a consacré Abdellatif Kechiche en 2010, Vénus noire. Morte à Paris en 1815, son corps est moulé avant d'être disséqué par le grand anatomiste Georges Cuvier, fasciné par sa morphologie. Ses organes sont placés dans des bocaux et seront exposés au Muséum national d'histoire naturelle, à Paris, jusque dans les années 70. A la fin de l'Apartheid en Afrique du Sud, Mandela demande à Mitterrand le retour de la Vénus au pays natal. L'affaire traîne, puis, en 2002, une loi est votée spécialement pour que ce retour ait lieu et que la Vénus reçoive enfin une sépulture. Cette affaire illustre l'un des aspects des restitutions, celles de "restes humains", dans laquelle la France est toujours enlisée, malgré une nouvelle loi et la bonne volonté de la ville de Rouen, au sujet d'une tête maorie conservée au musée de Rouen et demandée par la Nouvelle-Zélande.

LES TÊTES CHINOISES DE LA COLLECTION SAINT LAURENT-BERGÉ

Ces têtes en bronze de rat et de lapin ont été à l'origine du plus croustillant épisode de la "vente du siècle", dispersant aux enchères la collection de Pierre Bergé et Yves Saint Laurent en février 2009. Dessinées par un jésuite français et fondues en Italie au XVIIIe siècle pour une fontaine impériale en Chine, elles ont déclenché l'ire d'une association pour la défense de l'art chinois, qui réclamait leur restitution, avant qu'un acheteur anonyme, au téléphone, ne fasse grimper leur prix au cours de la vente jusqu'à 32 millions d'euros... avant de déclarer qu'il ne paierait pas un centime et qu'il réclamait lui aussi la restitution. Ce à quoi Pierre Bergé ne s'est pas privé de répondre : "Je ne ferai pas de cadeau aux Chinois, contrairement à ce qu'ils imaginent. Je suis prêt à donner ces têtes chinoises à la Chine s'ils sont prêts à reconnaître les droits de l'homme." Un recours en justice a donné raison à Pierre Bergé qui a finalement rapporté les fameuses têtes chez lui.

LE TRÔNE DU SULTAN DES BAMOUNS

Selon Jean-Yves Marin, directeur du musée d'Art et d'Histoire de Genève, l'histoire de ce trône symbolise la nécessité de certaines restitutions : emporté par les Allemands en 1907 à Berlin, le trône du sultan des Bamouns (Cameroun) a une importance primordiale pour ce peuple, puisque la tradition veut que, si le sultan ne s'y assoit pas au moins une fois par an, il perde son pouvoir... ce qui entraîne donc depuis plus d'un siècle une obligation ubuesque : chaque année, le sultan doit se rendre avec une partie de son entourage à Berlin pour une cérémonie du trône au coeur du musée, avant de reprendre l'avion pour l'Afrique ! Enjolivée ou pas, l'histoire témoigne bien de l'importance symbolique et rituelle de certains objets irremplaçables.

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