samedi 15 janvier 2011

Jean Sarkozy, président de la République... des Hauts-de-Seine - Vanessa Schneider

Marianne, no. 717 - France, samedi, 15 janvier 2011, p. 36

Rien n'y a fait, pas même la cuisante défaite de l'Epad : le président de la République considère toujours le très riche département comme sa chasse gardée. Et, pour laver l'affront fait à son fils, il a juré d'en chasser le désormais honni Patrick Devedjian.

Ce jour-là, Patrick Devedjian nous convie à déjeuner dans la salle à manger du président, quelques étages au-dessus de son bureau du conseil général des Hauts-de-Seine. L'atmosphère est paisible, la lumière est douce et la viande fond en bouche. Le patron des lieux félicite le maître d'hôtel pour l'excellence de sa prestation. Il a, dans la voix, le léger regret de celui qui sait qu'il ne profitera plus très longtemps de l'impeccable service du département le plus riche de France. Bientôt, au lendemain des cantonales de mars prochain, il sera éjecté de son fauteuil. C'est en tout cas le scénario sur lequel travaillent activement les Sarkozy père et fils.

Une obsession

Officiellement, Nicolas Sarkozy ne s'intéresse pas plus aux Hauts-de-Seine qu'à "n'importe quel autre département", prétend son entourage. Le président aurait tourné la page, ayant d'autres chats à fouetter. Et pourtant... Entre voyages d'Etat, sommets internationaux et le tout-venant d'un pays en crise, Nicolas Sarkozy consacre une partie importante de son temps aux Hauts-de-Seine, ce département au budget de 1,7 milliard d'euros qu'il présida de 2004 à 2007. Sans qu'il n'y vienne jamais, le conseil général reste au centre de ses préoccupations. Quelles que soient les dénégations de l'Elysée, qui redoute la mauvaise image d'un président obsédé par les enjeux locaux et les ambitions de son fils Jean. Pour agir dans le 92, Nicolas Sarkozy peut compter sur de nombreux bras armés. L'incontournable Claude Guéant, son secrétaire général, connaît le département par coeur et il a le contact direct avec la plupart des élus. Henri Guaino, son conseiller spécial, y avait été embauché par Charles Pasqua et y garde des réseaux. Jusqu'à l'année dernière, Erard Corbin de Mangoux, ancien directeur général des services de Nicolas Sarkozy dans les Hauts-de-Seine, faisait partie du staff élyséen. Il est aujourd'hui à la tête de la DGSE. Eric Césari, le directeur général de l'UMP, est l'ancien directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au département. Tout ce petit monde informe le président de ce qui se passe au conseil général. Leur but : faire place nette pour le prince Jean dans la perspective du renouvellement de 2014. Pour l'instant, ils s'activent à faire le vide. Les personnalités d'envergure sont une à une écartées : Roger Karoutchi, Rama Yade - que le Château tenta en vain d'envoyer dans le Val-de-Marne -, Chantal Jouanno, parachutée à Paris..., et, bien sûr, Patrick Devedjian.

Le vendredi 15 octobre dernier, celui-ci est convoqué de toute urgence à l'Elysée pour un entretien avec le président de la République. Le climat social est tendu, avec les manifestations contre la réforme des retraites. Le gouvernement est à bout de souffle et le chef de l'Etat a annoncé un remaniement qui tarde à venir. Les ministres en poste sont démotivés. Les élus qui rêvent de prendre leur place piaffent d'impatience. Patrick Devedjian, ministre de la Relance, est convaincu que Nicolas Sarkozy souhaite lui parler de son bilan au gouvernement, de son avenir, peut-être, de la sortie de crise, à coup sûr, de la situation économique du pays, certainement, de la France, évidemment ! Le naïf en sera pour ses frais. Le président n'a rien à lui dire du devenir de la nation. Ce qui l'intéresse ce jour-là, c'est ce qui se passe... dans la circonscription de Neuilly-sur-Seine. Le président est furieux : il vient d'apprendre que cinq candidats osent défier la candidature de son fils, Jean, lors d'une élection interne à l'UMP. Un crime de lèse-majesté ! Il accuse Devedjian, son ami de trente ans, d'avoir commandité ces candidatures. Le ministre nie, mais en vain. Nicolas Sarkozy, tout à sa colère, refuse de le croire. Et menace : "Tu auras bientôt une surprise !"

Promesses et intimidations

Elle ne va pas tarder. Un mois plus tard, le 15 novembre, à peine viré du gouvernement, Devedjian se fait battre à la tête de la fédération UMP du département par le député-maire de Chaville, Jean-Jacques Guillet, candidat au dernier moment contre lui. Une défaite programmée en haut lieu. L'Elysée voulait un parlementaire pour battre Devedjian. Les conseillers du président tentent de persuader plusieurs élus d'y aller, dont le député-maire de Boulogne, Pierre-Christophe Baguet. Refus. Le Château se rabat donc sur Jean-Jacques Guillet, 64 ans, compagnon de route de Charles Pasqua et ancien proche du mouvement d'extrême droite Occident, où il a ferraillé à la fin des années 60 aux côtés d'un certain... Patrick Devedjian. L'homme, maire d'une petite commune, n'a aucun poids politique dans le département, mais qu'importe, l'Elysée se charge de faire voter pour lui. Olivier Biancarelli, conseiller de l'Elysée chargé des relations avec les élus, et Eric Césari, directeur général de l'UMP, appellent les principaux responsables pour leur dire que le président souhaite l'échec de Devedjian. Le jour du vote, les époux Balkany et Jean Sarkozy, alpaguent les votants pour leur indiquer comment se prononcer. Promesses, intimidations, ils ne se privent d'aucune arme pour circonvenir les récalcitrants. Nicolas Sarkozy lui-même intervient directement auprès de certains parlementaires, comme le député-maire de Boulogne Pierre-Christophe Baguet, pour leur demander de "donner un coup de pouce" à Guillet contre Devedjian ! Après quelques jours de réflexion et sous les pressions (on le menace de le fragiliser à la tête de l'intercommunalité...), Baguet finit par céder. Le résultat est sans appel : 180 voix pour Devedjian, contre 319 à Guillet.

Fou de rage, Devedjian décide de ne pas rester les bras croisés. Dans une interview au Monde, il déballe tout sur les sales méthodes des sarkozystes dans les Hauts-de-Seine. La guerre est déclarée. Dans les couloirs du conseil général, l'ambiance, déjà délétère, tourne au règlement de comptes.

Quatre personnages sont à la manoeuvre pour avoir la peau du président du département avec la bénédiction de Nicolas Sarkozy : son fils Jean qui, sous ses airs de petit garçon sage, n'a renoncé à aucun dessein ; Thierry Solère, trentenaire ambitieux, vice-président du conseil général, au service de Jean en tant que porte-parole officieux ; Isabelle Balkany, influente conseillère générale et épouse du maire de Levallois, grande gueule et amie du chef de l'Etat ; Philippe Pemezec, enfin, 55 ans, maire du Plessis-Robinson, nommé secrétaire départemental de l'UMP par Xavier Bertrand sur ordre de l'Elysée. "Je crois que Devedjian est en train de péter un plomb", attaque Pemezec. "Il est dans l'insulte et dans le fantasme, renchérit Isabelle Balkany, il est ulcéré, aigri, il dit n'importe quoi." S'il s'est fait battre, c'est parce que plus personne ne peut plus voir en peinture Patrick Devedjian, raconte-t-elle. "Déjà, il y a deux ans, il a failli perdre à 50 voix près, se souvient-elle. Ça aurait dû l'alerter, mais ses relations avec les élus ne se sont pas améliorées. Il a un problème humain, relationnel avec les gens, il est désagréable." Tous les relais du Château entonnent le même refrain. "Sa situation personnelle est fragilisée à cause de sa façon de gérer les relations personnelles. Il n'a pas de gestion de proximité, il est froid et prend des décisions à l'emporte-pièce. Il s'est mis tout le monde à dos", ajoute Jean-Jacques Guillet, petites lunettes cerclées et cheveux gris coiffés en arrière.

Le 25 novembre, lors d'un déjeuner à l'Elysée en compagnie de sénateurs UMP, Nicolas Sarkozy s'en prend vivement "aux amis de trente ans", qui "auraient d'abord pu [le] remercier de les avoir nommés ministres au lieu de délivrer des propos amers". "Les états d'âme et les règlements de comptes, je ne les accepte plus", ajoute-t-il. Sous les dorures, tout le monde comprend qui est dans le viseur : Patrick Devedjian.

Comment les deux hommes en sont-ils arrivés là ? Plus qu'un événement marquant, c'est une succession de petits désagréments, de paroles maladroites et d'incompréhensions qui a transformé une véritable amitié en une franche détestation. Sarkozy et Devedjian se sont connus en 1976 dans les Hauts-de-Seine sous le patronage de Charles Pasqua. Pour en faire des rivaux, Pasqua avait découpé le département en deux : à Nicolas le Nord, à Patrick le Sud. Ses visées machiavéliques échouent et les deux jeunes gaullistes deviennent copains. Ensemble, ils font la campagne pour Jacques Chirac en 1981. Sarkozy est élu maire de Neuilly, Devedjian, d'Antony. On les voit fréquemment ensemble, ils se conseillent, discutent, militent, mais, de l'aveu de Devedjian, "on ne partait pas en vacances ensemble. Sarkozy partait avec les Balkany". Les deux hommes se retrouvent chez Balladur en 1988 et partagent la traversée du désert des lendemains de défaite. Dans son ascension vers l'Elysée, Nicolas Sarkozy peut compter sur le soutien de son ami, qu'il impose dans les gouvernements de Jean-Pierre Raffarin. Pendant la campagne de 2007, il l'appelle très régulièrement. Devedjian rêve d'être garde des Sceaux, il l'a dit à Sarkozy et croit enfin son heure arrivée. Comment en serait-il autrement : il fait partie de sa garde rapprochée ! Il tombe de haut. Son nom ne figure même pas sur la liste des membres du gouvernement de François Fillon. Amer, il lâche qu'il est en faveur de l'ouverture à condition qu'elle aille "jusqu'aux sarkozystes". Ce trait d'humour noir fait grincer des dents au Château.

A partir de ce printemps 2007, rien n'ira plus entre les deux amis. Devedjian récupère la présidence du département et le secrétariat général du parti. Nicolas Sarkozy s'estime quitte, mais se montre de plus en sévère. Il n'apprécie pas que son successeur au département parle de "nettoyer les écuries d'Augias"... Il critique ouvertement sa gestion du parti qu'il ne tardera pas à confier à Xavier Bertrand. Les irritations se multiplient. "Il ne m'a pas pardonné les promesses qu'il n'a pas tenues à mon égard", résume l'ancien ministre de la Relance.

L'épisode Devedjian n'est que le dernier d'une longue série d'interventions du président dans les affaires des Hauts-de-Seine. Quelques mois à peine après son élection à l'Elysée, il intronisait lui-même son porte-parole, David Martinon, candidat à la mairie de Neuilly. Avant de le lâcher en rase campagne lorsque celui-ci, trop piètre bateleur, fut rejeté par les Neuilléens. L'élection du nouveau maire, Jean-Christophe Fromantin, n'a pourtant jamais trouvé grâce à ses yeux. Dès qu'un élu des Hauts-de-Seine prend langue avec le maire, il a droit à un coup de fil courroucé de Nicolas Sarkozy lui-même ou d'un de ses lieutenants. Patrick Devedjian en sait quelque chose : il s'est fait vertement reprocher un déjeuner avec Fromantin par le président en personne.

Le plus gros couac fut évidemment celui de l'Epad, l'Etablissement public d'aménagement de la Défense. Quelques mois après la municipale de Neuilly, au cours de laquelle Jean Sarkozy avait donné le coup de grâce à Martinon, l'opération de mainmise par Sarko junior sur cet établissement richement doté est alors pilotée par l'Elysée. Il ne s'écoule pas une journée sans que le président ne se mêle du dossier pour finalement lâcher prise, accusé de népotisme et vilipendé par l'opinion publique.

Laisser passer 2012

Cette affaire de l'Epad, Devedjian la juge alors catastrophique. Il le fait savoir. Cela ne lui sera pas pardonné. Depuis, tout n'est que soupçons et basses vengeances entre les deux copains d'hier. Au conseil général, sous les sourires de rigueur, c'est la guerre de tranchées entre l'actuel patron et Jean Sarkozy qui s'empresse de raconter à papa toutes les vilenies dont il estime être l'objet. "J'ai le sentiment qu'entre moi et Nicolas Sarkozy il y a son fils", explique, avec un regard triste, Patrick Devedjian.

Il sait aujourd'hui que la chasse est ouverte. A l'Elysée, les consignes sont simples : pas question de le laisser se faire réélire en 2011 pour un second mandat. Echaudé par l'affaire de l'Epad, Jean Sarkozy refuse de monter en première ligne si tôt pour l'affronter. Sur le site Internet de la majorité au conseil général - il en est le président de groupe -, il jure qu'il ne sera "pas candidat à la présidence du conseil général des Hauts-de-Seine en mars 2011 et ce, bien sûr, pour toute la durée de [son] mandat". En clair : il ne faut pas compter sur lui pour gêner papa juste avant la campagne de 2012. Isabelle Balkany ne s'y trompe pas : "Le seul enjeu qui vaille, c'est la présidentielle." Qui donc aligner pour faire battre Devedjian ? "Nous sommes 30, il y a 29 possibilités", poursuit Isabelle Balkany. Manière de dire que n'importe qui fera l'affaire pourvu que Devedjian soit laminé. V.S.


LES HAUTS-DE-SEINE EN CHIFFRES

Population : 1 549 619

Prédécesseurs de Patrick Devedjian à la tête du conseil général : Charles Pasqua (1988-2004), Nicolas Sarkozy (2004-2007)

Budget : 1,7 milliard d'euros

Effectif : 7 000 employés

© 2011 Marianne. Tous droits réservés.

0 commentaires: