samedi 15 janvier 2011

TUNISIE - La "révolution Facebook" - Martine Gozlan


Marianne, no. 717 - Monde, samedi, 15 janvier 2011, p. 46

La Tunisie, l'un des régimes les plus verrouillés au monde, vit une révolte qui a déjà fait plus de 50 morts. Récit d'une insurrection qui se propage aussi grâce aux réseaux sociaux.

Tunisie - La fille en jeans jaillit de la foule et s'accroche aux grilles, les bras en croix. A gauche, la haie de flics casqués, à droite celle des policiers en civil. Elle a 20 ans et le visage âpre de ces pasionarias qui, dans le monde entier, génération après génération, immortalisent l'instantané des révolutions. Elle n'a pas de voile, ce n'est pas une islamiste. Elle crie : "N'ayez pas peur de la police, n'ayez pas peur des balles ! Où est la liberté alors qu'on est en train de nous massacrer ? Le fils du peuple est nu et il a faim, mais il sera plus fort que les Trabelsi !"

Les Trabelsi : la famille de Leila Ben Ali, l'épouse du président, le clan haï par les Tunisiens. Où la jeune fille a-t-elle puisé la force de hurler ces mots au coeur de la capitale, place Mohamed-Ali, sous le balcon de l'UGTT, l'Union générale des travailleurs tunisiens, le syndicat unique complètement dépassé par sa base ? Ses aînés l'observent dans la foule, sidérés. Et, finalement, les larmes aux yeux, emportés. "Karama Wataniyia ! Dignité nationale ! Ben Ali dehors !" scandent les manifestants. Une sono crache à pleins décibels l'hymne national pour couvrir leurs slogans. Le secrétaire général adjoint du syndicat, Abid Brighi, a quitté le balcon, affolé. Une nouvelle génération de la colère remplace ses syndicalistes muets depuis deux décennies. Ce sont les huées de la jeunesse qui ont arraché in extremis au leader de l'UGTT le "soutien au mouvement populaire", la "condamnation de ceux qui répondent avec des balles aux besoins des travailleurs". Mais les rebelles ne s'en contentent plus. "Mohamed Bouazizi, tu nous as légué le lait de la révolte !" hurlent-ils, soudés autour de l'ombre du suicidé de Sidi Bouzid. On est le samedi 8 janvier, la semaine sera sanglante.

Dimanche 9 janvier, à l'aube, une poignée de militants épuisés boivent le premier café à une terrasse de l'avenue Habib-Bourguiba qui compte autant de flics en civil que de pigeons. Il y a là Attia Othmani et ses camarades de la région de Sidi Bouzid. Prof de philo maintes fois arrêté, aujourd'hui en liberté provisoire, Othmani est membre du Parti démocratique progressiste, une opposition légale mais constamment réprimée. Ce matin-là, on dénombrait déjà 24 morts (le chiffre montera à plus de 50 victimes le 11 janvier) à Kasserine et Thala, ces puits de misère, à 50 km de la frontière algérienne par laquelle se glissent les contrebandiers de pétrole protégés par les gros bonnets du gouvernorat. Partout grossissaient les cortèges, dans des zones dissemblables. Dans le centre, à Djelma, bourgade abandonnée où une famille sur 10 compte un harraga, un clandestin prêt à risquer sa vie sur la Méditerranée du désespoir. A l'est, sur la côte, à Sousse, la ville natale de Ben Ali, en apparence si prospère, les facs commencent à s'embraser. Attia Othmani est stupéfait : "Je me bats depuis des années dans l'espoir et le désespoir ; j'essaie de faire bouger les gens mais c'était impossible parce que la peur vivait en eux. Aujourd'hui, ils se dressent d'un seul élan..."

C'est que le peuple nouveau est arrivé. Tagueur et rappeur, armé de téléphones portables et de réseaux sociaux qui lui communiquent en un éclair la douleur de ses frères. Les jeunes insurgés ne se "réveillent" pas : ils n'étaient pas endormis. Ils se fichent des indics et des lacrymogènes, bravent même les balles : ils n'avaient pas peur.

Des instants partagés

"Le régime s'est complètement trompé, il croyait que les jeunes étaient apolitiques, qu'ils se connectaient sur Facebook simplement pour s'amuser. Ben Ali et ses sbires n'auraient jamais pensé qu'Internet deviendrait un instrument de subversion. L'opposition non plus d'ailleurs !" résume une contestataire de longue date, la cinquantaine usée par la peur. En arrivant chez elle, on est prié d'éteindre son téléphone portable, d'enlever la batterie et de l'enfouir au fond de son sac "parce qu'on est écouté même quand on ne parle pas". L'angoisse a paralysé sa génération. "Tout le monde s'est trompé, répète-t-elle, les jeunes sont plus inventifs que nous ! Ils n'ont pas les divergences idéologiques qui nous minaient, seulement des convergences sur la manière de vivre."

Vivre, pour les jeunes de Tunisie et d'ailleurs, c'est partager l'instant. Dès que les vidéos relaient les manifestations locales de solidarité, le suicide par le feu de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre, déclenche des millions d'instants partagés. Un nouvel outil médiatique se greffe sur le malheur social et le fait enfin exister. Sous la chape de secret, le pays bouge depuis longtemps. Au sud, dans la région des mines de phosphate, Gafsa s'était soulevé le 5 janvier 2008 pour les mêmes raisons qu'aujourd'hui : chômage, corruption et répression. Le mouvement dure six mois ! Dans un black-out total : le régime embastille tous les leaders. Le seul journaliste qui couvre les événements, Fahem Boukadous, écope de quatre ans de prison. La révolte reste circonscrite à la région.

Trois ans plus tard, tout le monde est journaliste sur son portable et sur Facebook. En moins d'un mois, l'onde de choc tunisienne se propage à une telle échelle et une telle vitesse qu'elle alerte la Maison-Blanche. Washington invite le régime de Carthage à la "retenue". La révolution du Web et des réseaux, amie de toutes les jeunesses, haïe des petits et grands tyrans, braque les projecteurs sur l'étrange pays du Jasmin en sang. Elle transforme ainsi un acte isolé en révolte de masse contre une conjonction d'asphyxies : le chômage des diplômés, la censure des internautes, l'impossibilité de sortir du pays - sauf vers l'Algérie et la Libye -, alors que l'Européen repu de Facebook et de libertés débarque en Tunisie pour bronzer. Sans oublier, bien sûr, l'aversion pour un régime qui s'enkyste dans l'archaïsme politique et policier. La rage face à la morgue des affairistes proches du pouvoir, au bling-bling des privilégiés du premier cercle. Dans la minuscule Tunisie, riches et pauvres se côtoient, les mondes se frôlent, les haines se croisent. A La Marsa, banlieue chic de Tunis, un bachelier éboueur ramasse les ordures à mains nues devant les villas bourgeoises. Mais cette constellation de rancoeurs ne suffisait pas à l'embrasement des derniers jours. Pour que la Tunisie de la protestation devienne celle de l'insurrection, il fallait un élément décisif : la riposte du pouvoir.

Il y a une faille de taille chez les dictateurs : l'incapacité totale à comprendre le peuple qui subit leur loi. Cette paresse les conserve dans le formol pour une durée qu'ils croient éternelle. A long terme, elle fait leur perte.

"Si le pouvoir continue à se crisper, j'ai peur que la Tunisie ne sombre dans l'anarchie ! Dans notre histoire, il est très rare qu'on tire sur le peuple et tout le pays est sous le choc..." : Noura Bensaad, enseignante et écrivain, fait partie de ces nombreux intellectuels apolitiques qui réclament depuis longtemps une ouverture. La crise actuelle la désespère, le bain de sang la bouleverse. Le 11 janvier, à Tunis, elle a tenté de rejoindre le rassemblement auquel avaient appelé les artistes devant le théâtre municipal, avenue Habib-Bourguiba. Mais le coeur de la capitale était truffé de policiers en civil et le petit rassemblement avait déjà été dispersé avec brutalité. Noura s'installe néanmoins en haut des marches. Trois policiers s'approchent, lui donnent l'ordre de circuler et la poussent au bas des marches en l'insultant. "Le président avait dit dans son discours que les manifestations pacifiques ne posaient aucun problème, c'était faux, résume Noura. A croire que même un citoyen isolé représente un danger..."

Universités bouclées

Sousse, lundi 10 janvier. Le quartier universitaire se dresse le long de la route nationale, près du faubourg Erriadh, à quelques kilomètres du centre-ville. La Tunisie est le seul pays du monde arabe a avoir réussi le pari de l'éducation, du primaire au supérieur. Chaque année, 80 000 nouveaux diplômés sortent de l'université. Il est 15 heures et une assemblée générale se tient sur le campus. De la route, on distingue un étudiant qui harangue ses camarades. Comme partout, à l'entrée, un rang serré de policiers en civil. Une heure plus tard, dans son allocution télévisée qui alterne promesses sociales et menaces directes, Ben Ali annoncera la fermeture temporaire de toutes les universités, lycées et collèges du pays. On ne discute pas, on boucle.

La veille, comme l'avant-veille, la faculté de lettres de Sousse s'est mobilisée. A la façon des jeunes Tunisiens : on passe les examens et on manifeste entre deux sessions. Pas question de brader la réussite : c'est parce qu'on la leur vole que les désespérés s'immolent. La police a tabassé et tiré. Des grenades lacrymogènes, non des balles comme à Kasserine, au coeur d'une misère et d'un chaos à l'algérienne. On est à Sousse, ville riche, paraît-il.

Mais les étudiants sont pauvres. Originaires du Centre et de l'Ouest, ils réclament des aides depuis plusieurs années. En 2007, 19 d'entre eux avaient été inculpés pour avoir mangé sans payer au restaurant universitaire. Par quelle aberration cette vieille affaire est-elle brusquement jugée le 22 décembre dernier, cinq jours après l'immolation de Mohamed Bouazizi ? Pourquoi le procureur, bafouant la loi, refuse-t-il aux accusés l'accès à la salle d'audience ? Six sont condamnés à trois mois de prison ferme. Un vent d'indignation souffle sur le campus. Résultat : les facs de Sousse sont les premières du pays à rejoindre le mouvement social. Le 9 janvier, les étudiants manifestent pacifiquement en apprenant le massacre de Kasserine. Sans raison, la police charge. Du coup, les jeunes du quartier qui entourent les facs participent aux accrochages. Ils se poursuivent tard dans la soirée. "Si la police n'était pas intervenue, la manifestation se serait déroulée et dispersée dans le calme", affirme Djamel Msallem, enseignant, président de la section locale de la Ligue tunisienne de défense des droits de l'homme.

Il est 18 heures et la route des facultés est brusquement coupée. Encore une fois la police a chargé pour empêcher toute manifestation. Sur les talus, les habitants d'Erriadh observent de loin les affrontements. "Ils tirent, ils tirent !" crient les ados du coin. Un keffieh plaqué sur le bas du visage pour se protéger des gaz, ils ont pris possession de la route, y compris dans la direction de Tunis, et commencent à caillasser les voitures. De l'autre côté, les unités spéciales de la police se concentrent sur leur obsession de la manif étudiante qui ne doit pas exister sous le ciel tunisien.

On rebrousse chemin vers le centre du faubourg. Un soleil crépusculaire illumine des terrains vagues plantés d'oliviers et jonchés d'ordures. "La police a lancé des gaz sur le collège et l'école primaire !" crient deux gamines. C'est que les étudiants ont fui vers le coeur d'Erriadh et les flics les serrent de près. L'odeur de lacrymogène se rapproche. Des jeunes stagnent en scrutant l'horizon. Etudiants ou habitants d'Erriadh ? On ne sait pas, tout se confond dans la même fièvre, il y a aussi des vieux et des femmes, tétanisés. Brusquement, panique, tout le monde reflue. Une estafette blanche surgit, fonce au coin de la rue à droite. Un policier dressé sur le marchepied tire une grenade sur la première maison, là où un étudiant a tenté de trouver refuge. Des cris. On redémarre en trombe. Toutes les rues sont bloquées par la police. La seule par laquelle rejoindre la route de Tunis est barrée par les ados en keffieh. On les voit, à l'intersection de la nationale, rouler d'énormes pierres. Erriadh est une souricière. On est pris entre l'émeute et la police. Mais c'est la police qui, comme la veille, a déclenché l'émeute des ados du quartier en frappant la manifestation pacifique de la faculté de droit. "Un étudiant, Maher Dabar, a eu la jambe écrasée par un véhicule de la police qui lui a foncé dessus", explique Djamel Msallem. Une allégorie de ce qui se passe dans tout le pays. Un vague aperçu, mille fois moins grave, du processus qui a mené à la tragédie de Kasserine, une ville en proie au pillage le 11 janvier, au lendemain des massacres.

Mercredi 12 janvier. On s'est battu toute la nuit dans les cités d'Ettadhamen, une banlieue qui est à Tunis ce que Stains ou La Courneuve sont à Paris. La capitale tremble : "S'ils tirent à Ettadhamen, là c'est vraiment le chaos qui nous menace !" Il n'y aurait pas de morts. L'armée et les forces antiémeutes sont postées devant l'ambassade de France et aux carrefours stratégiques. Ben Ali a limogé le ministre de l'Intérieur : après Kasserine, il faut faire un exemple. Vers 14 heures, brouhaha sur l'avenue Bourguiba : une manifestation descend de la médina vers le centre. Des habitants du souk El-Jezira, tous originaires de Gafsa et de Sidi Bouzid. Charge, dispersion. Une demi-heure plus tard, la vie a repris son cours, Tunis commence à s'habituer à l'imprévisible. M.G.


OÙ SONT LES ISLAMISTES ?

Ils ont toujours été le meilleur alibi de Ben Ali : la propagande a immédiatement évoqué la présence d'islamistes pour expliquer la contagion de la colère. C'est douteux. Même si Rached Ghannouchi, le leader exilé du parti interdit Ennahda, soutient le mouvement de loin, aucun slogan, sur place, ne trahit l'influence salafiste. Beaucoup de Tunisiens laïcs s'alarment précisément de cette discrétion : et si les islamistes profitaient de la crise pour négocier leur retour en grâce et leur réintégration dans la vie politique ?

LE MAGHREB AUSSI VICTIME DE LA CRISE
Hervé Nathan

Le Maghreb flambe et les Occidentaux font mine de s'étonner. Vu du nord de la Méditerranée, l'Algérie et la Tunisie étaient jusque là déclarées "hors de la crise". L'archaïsme de leur système financier les avait préservées des folies des subprimes et leurs banques étaient déclarées saines. La manne pétrolière devait permettre à l'Algérie de soutenir sa croissance démographique. Ajoutons le "calme" politique obtenu par deux régimes autoritaires, et la messe était dite : au sud, rien de nouveau !

On pouvait pourtant anticiper aisément les tensions sociales. Pour deux raisons :

1) La flambée du prix des matières premières agricoles. Depuis l'annonce des mauvaises récoltes en Russie à l'été 2010, puis des inondations en Australie, les cours mondiaux du blé ont augmenté de 80 %. Ceux du sucre de 45 % et ceux de l'huile de palme de 60 %. Tous ces produits sont à la base de la consommation alimentaire au Maghreb. Les tensions sur les prix ont provoqué la valse des étiquettes, jusqu'à + 30 %, sur les produits de première nécessité.

Depuis 2008, lorsque la hausse des cours avait provoqué les émeutes de la faim en Afrique, en Asie et en Amérique latine, les mesures indispensables étaient connues : éradication de la spéculation, réduction de la culture des agrocarburants qui concurrencent l'alimentation humaine, aide à l'investissement dans l'agriculture des pays importateurs, constitution de stocks pour les mauvaises années. Des remèdes aussi vieux que la Bible, lorsque Joseph mettait les surplus de récoltes de Pharaon à l'abri dans des greniers ! Mais, en deux ans, rien n'a été fait. Les spéculateurs sont toujours à l'oeuvre et aux Etats-Unis la surface consacrée à l'éthanol représente 38 % des terres céréalières ! Quant aux stocks, les ultralibéraux les considèrent comme nuisibles pour les marchés...

2) L'austérité générale décrétée par l'Union européenne, premier marché de la Tunisie. La faible demande européenne, qui compte pour 73 % des exportations du pays, a fait baisser la croissance de la Tunisie à moins de 4 % en 2010, et a achevé un modèle intenable. La Tunisie s'est spécialisée dans la sous-traitance industrielle et le tourisme bas de gamme alors qu'elle forme 80 000 diplômés par an, pour lesquels elle n'offre que 20 000 postes. Les dizaines de milliers de jeunes, qui ne peuvent plus émigrer en Europe, sont condamnés à l'économie informelle et au désespoir.

Là encore, aucun effet de surprise ne peut être invoqué puisque ce constat était, dès 2007, à la base de l'Union pour la Méditerranée (UPM) souhaitée par Nicolas Sarkozy. Il s'agissait d'investir massivement dans le Sud, mais pour l'heure rien ne s'est concrétisé. Les projets sont quasi ficelés, les financements aussi (il faut trouver 50 milliards d'euros sur dix ans, c'est possible), les entreprises sont dans les starting-blocks. Il manque juste un traité qui protège les investissements de la corruption. Mais le blocage est politique : aucune réunion au niveau ministériel de l'UPM n'est encore programmée.

© 2011 Marianne. Tous droits réservés.

1 commentaires:

Choko a dit…

VIVE LA LIBERTÉ... VIVE LA TUNISIE