mardi 18 janvier 2011

A la conquête de l'Ouest - Serge Halimi


Manière de voir, no. 115 - Batailles pour l'énergie, mardi, 1 février 2011, p. 38

Aux Etats-Unis, forages pétroliers et extraction minière ont longtemps rimé avec patriotisme et valeurs traditionnelles. Pour le plus grand profit des républicains, prompts à associer démocrates, écologie et pertes d'emplois. Mais avec la hausse des prix des hydrocarbures, les scandales liés à la dérégulation électrique et l'altération des paysages, ce registre-là a trouvé moins d'écho auprès des Américains.

Depuis 2005, M. Brian Schweitzer est gouverneur du Montana, un Etat agricole et minier peuplé de moins d'un million d'habitants mais presque aussi vaste que la Californie. Propriétaire d'un ranch, spécialiste de l'irrigation et passionné par les énergies nouvelles, c'est "un tourbillon dans une paire de jeans". Pendant la convention démocrate de Denver, en 2008, M. Obama lui a demandé de prononcer un discours sur l'énergie. Mission accomplie - en jeans - à une heure de grande écoute.

La recette de la popularité du gouverneur du Montana est assez simple. Pour rameuter leurs troupes et encombrer leurs adversaires des casseroles de l'athéisme, de l'étrangeté et de l'angélisme, les républicains ne cessent de parler des trois "G" : "God, gays and guns" ("Dieu, les homosexuels et les armes à feu"). Eh bien, estime M. Schweitzer, les démocrates devraient éviter de batailler sur ce terrain, faire comme si ces questions ne comptaient pas vraiment. Afin, ensuite, de déplacer le combat vers des thèmes moins porteurs pour les républicains : l'économie, l'énergie, l'environnement. Esquive sur un front, assaut sur l'autre.

M. Schweitzer n'est pas un radical. Mais, dans un Etat où être gouverneur signifiait souvent être le "chien de garde de l'industrie" - ce dont se vanta en ces termes précis sa devancière républicaine Mme Judy Martz -, il affiche son indépendance à l'égard des grands lobbys économiques. En fustigeant par exemple les fortunes multipliées par la déréglementation de l'énergie, les fraudes, les abattements fiscaux destinés aux riches et aux grosses entreprises, le prix des médicaments, nettement plus élevé au Montana qu'au Canada voisin.

Territoire tranquille (pour les humains) - tellement tranquille que le mathématicien et tueur en série Theodore Kaczynski ("Unabomber") s'y était réfugié -, le Montana doit à cet isolement une part de son charme auprès des Américains en quête d'espaces intacts et paisibles. Mais dans une région de montagnes et de plaines balayées par le vent, que certains en exagérant un peu qualifient de Sibérie américaine, la chaleur sèche de l'Ouest coïncide parfois en plein été avec des tempêtes de grêle et des paysages enneigés aux abords de la capitale. Un automobiliste peut traverser d'interminables territoires de western, à la fois libéré du signal de son téléphone portable et en ne redoutant rien d'autre que la somnolence au volant ou la percussion d'un cerf. Çà et là, des petits puits de pétrole en activité, des trains à charbon longs de deux kilomètres, quelques vaches.

Dans les Etats de l'Ouest, des multinationales n'ont eu de cesse de piller les ressources minérales (cuivre, charbon), avant de laisser derrière elles des paysages dégradés, des déchets toxiques (lire l'encadré page40), des maladies professionnelles : à Libby, dans l'est du Montana, 92 % des employés de l'entreprise WR Grace sont morts de complications pulmonaires liées à l'amiante au bout de vingt ans de carrière. "Le Montana, nous rappelle M. Raney, a toujours été traité comme une colonie. Ils ont extrait toutes les matières premières et nous ont laissé les puits et des communautés brisées. Ils se sont enfuis après avoir pris le pétrole." Profits privatisés, dégâts socialisés ; comme à Wall Street...

Mais depuis quelques années, alors que le reste du pays peine à s'extraire de la récession et souffre des prix élevés de l'énergie, l'Ouest renaît. C'est particulièrement vrai là où les industries extractives rythment la vie économique. Dans l'Alaska de Mme Sarah Palin, égérie du Tea Party, l'Etat, dopé par le triplement de ses recettes fiscales tirées du pétrole, dégageait un excédent budgétaire de 2 milliards de dollars en 2010.

Le Wyoming ne se porte pas mal non plus. Principal fournisseur de charbon du pays, gros producteur de gaz aussi, il n'a cessé d'ouvrir de nouveaux territoires à l'exploration énergétique. Le gouverneur démocrate, M. Dave Freudenthal, évoquait le nombre de trente mille puits, soit un pour seize habitants... A défaut de baisser à nouveau les impôts - il n'y a plus de prélèvement sur les revenus individuels ni sur la consommation -, le Wyoming espère instaurer la gratuité totale de l'enseignement supérieur. En 2010, année budgétaire calamiteuse pour la plupart des autres Etats, il a presque réussi à équilibrer ses comptes. Nulle part le revenu des habitants n'a autant progressé depuis dix ans.

Dès 1975, Ronald Reagan a ouvert la voie à vingt-cinq ans de domination républicaine dans l'Ouest profond. Il l'a fait en reprochant aux démocrates d'"encombrer notre économie d'un fardeau croissant de réglementations", responsables de "la destruction d'emplois et de l'arrêt de notre approvisionnement vital en énergie". Plutôt que de protéger les refuges boisés des chouettes ou la survie des loups et des bisons afin d'apaiser des "écologistes extrémistes", mieux valait, expliquait-il, se soucier de l'avenir des bûcherons et du bétail des éleveurs.

"Le Parti républicain l'a emporté en associant les démocrates et l'environnement, nous rappelle Andrea Peacock, journaliste et écrivain qui vit à Livingston, non loin de Yellowstone. Or, dans l'esprit des bûcherons et des propriétaires de ranch, voter républicain, c'était préserver l'emploi. L'environnement représentait l'ennemi. La protection des loups, des ours, a donc symbolisé pour eux l'intrusion du gouvernement fédéral dans leur existence." Les chambres de commerce, les agences immobilières, les industries minières confortèrent ce sentiment populaire en serinant qu'il fallait exploiter les terres, pas les "conserver". Par la même occasion, ajoutaient-elles, il importait de cesser de subir sans broncher les règles édictées à Washington au mépris des particularités locales, limitation de vitesse et réglementation des armes comprises. Politiquement, c'était du cousu main.

Originaire du Wyoming, chrétien fondamentaliste, M. James Watt fut nommé en 1981 par Reagan à la tête du ministère de l'environnement. Son objectif : "Poursuivre en justice ces bureaucrates et ces avocats de la croissance zéro." Et M. Watt promit : "Nous allons ouvrir de nouvelles mines, des puits de forage, exploiter davantage nos forêts, afin d'utiliser nos ressources plutôt que de les conserver sous clé (1). "

Enhardis par les prix élevés de l'énergie, les républicains ont adopté en 2008 une plate-forme qui reprend cette recommandation : "Nous devons extraire davantage de pétrole américain du sol américain." Ce serait d'autant plus urgent, estimait M. McCain, alors candidat du parti à la Maison Blanche, que "nous envoyons 700 milliards par an à des pays qui ne nous aiment pas, et qu'une partie de cet argent atterrit entre les mains d'organisations terroristes (2)". D'ailleurs, affirment les républicains, les "scénarios alarmistes relatifs au changement climatique" sont "colportés par des aficionados d'un Etat centralisé qui aspire à tout commander et à tout contrôler". Dans le Colorado, un groupe de promoteurs, la Free Market Alliance, a diffusé pendant des mois des spots de publicité reprochant à un candidat démocrate, M. Mark Udall, de s'opposer à de nouveaux forages : "Combien allons-nous devoir payer pour un plein d'essence ? Udall est né dans une famille aisée, il ne peut pas comprendre à quel point les prix élevés font souffrir les familles qui travaillent"...

Toutefois, à mesure que les questions écologiques ont gagné en importance, que les forages ont altéré les paysages, que des riches, des retraités ou des amoureux de la nature ont émigré vers l'Ouest, on s'est soucié davantage de parcs sans clôtures ni derricks, de rivières propres et foisonnantes de truites. Pour M. Williams, "les républicains ont été trop loin, la rapacité est devenue trop crue, les destructions trop visibles. Et puis, depuis 1980, on a connu un afflux de nouveaux habitants, dont certains sont venus ici pour les paysages et la sérénité des lieux".

Autant de ressources que menacent le boom de l'énergie et la vente au privé de terres domaniales. Des sites du Wyoming naguère peuplés d'antilopes, de lièvres, couverts de pâturages, sont désormais criblés de derricks. De nouvelles propriétés privées menacent l'accès aux rivières, aux forêts. Or les électeurs républicains de la région apprécient autant que les autres d'avoir ce que M. Walton Gasson, directeur de la Wyoming Wildlife Federation, appelle "des espaces où chasser, pêcher, garer sa caravane, planter sa tente, faire venir ses chevaux. Des espaces où on se salit les bottes et où on conserve l'âme propre".

L'expérience d'un "développement" effréné laissant trop de dégâts dans son sillage s'enrichit d'une autre leçon. Celle des effets de la déréglementation de l'énergie. Pilotée à partir de 1997 par un gouverneur républicain, M. Marc Racicot, proche de M. George W. Bush, elle fut vécue comme un désastre. La saga des augmentations de tarifs en Californie, des spéculations à la manière d'Enron, de la faillite d'une grande entreprise suivie de celle de ses milliers de petits actionnaires qui y avaient investi le montant de leur retraite, s'est en effet répétée au Montana, avec des financiers de Goldman Sachs à la manoeuvre. "Nos services publics furent tronçonnés en petits morceaux, et d'énormes profits réalisés à cette occasion", nous raconte M. Steve Doherty, qui dirige la commission de la pêche, de la nature et des parcs de l'Etat.

M. Racicot s'est ensuite reconverti dans une fort lucrative carrière de lobbyiste, rétribué par des grosses sociétés envers lesquelles il s'était montré attentionné du temps où il était gouverneur. OEuvre pédagogique de plus, l'indignation provoquée par ce genre de parcours a permis de rediriger le mécontentement populaire. Là où les républicains blâment des écologistes "extrémistes", dont le malthusianisme livrerait l'Amérique aux prix extravagants du pétrole importé, leurs critiques mettent en cause les amis politiques des spéculateurs qui manipulent le prix des matières premières. Qui croit vraiment au demeurant que, si l'énergie (dont les prix ne sont plus réglementés) était plus largement produite aux Etats-Unis, elle serait meilleur marché ? Avant les privatisations, l'électricité du Montana était la moins chère de la région ; après, elle devint l'une des plus coûteuse.

Industriel, texan, républicain, M. T. Boone Pickens a fait fortune dans le pétrole. Pendant des années, il a été impossible d'écouter la radio ou de regarder la télévision sans qu'il y déboule avec, dans ses cartons, une nouvelle politique de l'énergie. "Le grand débat à Washington porte sur la question : forer ou ne pas forer ? Je dis : "Forez, forez, forez !" Mais cette question n'est pas la bonne. Car, quoi que nous fassions, nous resterons dépendants du pétrole importé." Conclusion : "Il faut remplacer le pétrole que nous importons par du gaz produit aux Etats-Unis. Et c'est pour cela que j'ai payé ce message." Mais dès lors que son fonds spéculatif a investi dans le gaz naturel, ce n'est pas tout à fait de l'argent perdu...

Le "message" de M. Pickens renvoie à un site Internet (3). Lequel évoque autre chose : "Le Dakota du Nord et les Etats des Grandes Plaines [ensemble couvrant dix Etats, dont le Texas, le Kansas, le Colorado, le Wyoming et le Montana] disposent, de loin, du plus grand potentiel éolien du monde." Or, pour réserver davantage l'usage du gaz aux automobiles, M. Pickens espère que le vent fournira 20 % de l'électricité américaine d'ici à dix ans. Contre... un peu plus de 2 % à l'heure actuelle.

Des firmes comme JPMorgan ont investi plusieurs milliards de dollars dans le secteur. Seul problème, qui rappellera aux mauvais esprits ceux de la finance américaine, l'éolien industriel dépend de la manne étatique au point que, dès que les avantages fiscaux qui lui sont concédés viennent à expirer, il s'écroule.

La petite turbine à vent, individuelle, ne connaît pas les mêmes tourments. Artistes et politiques en raffolent et le disent. La vedette de télévision Jay Leno, qui cherche "des solutions vertes à ses problèmes de garage", en a installé une au-dessus du local où il a aligné ses cent cinq voitures et ses quatre-vingts motos, qu'il "utilise toutes". De tels petits moulins à vent coûtent cher et ne produisent guère d'électricité, mais ils sont chics et plaisent à la jet-set. Le designer Philippe Starck a promis d'en lancer un modèle en Europe. En plastique et "élégant".

A Helena, sur son bureau de gouverneur qui ressemble un peu à un plateau de démonstration des énergies nouvelles, M. Schweitzer nous signale plusieurs miniatures d'éoliennes. A quelques kilomètres de là, sur la route, de vraies machines attendent que le vent se lève.

(1) Cité par Lou Cannon, Ronald Reagan, Perigee Books, New York, 1984.
(2) Cité par U.S. News & World Report, Washington, 1er septembre 2008.
(3) "Pickens plan : media", www.pickensplan.com


Ville minière, ville minée
S. H.

Avec ses maisons individuelles, ses pelouses et son centre de convalescence, la petite ville paraît tranquille. On imagine le meilleur pour elle en découvrant le panneau : "Bienvenue à Butte, Montana, la colline la plus riche du monde."

On perçoit sur-le-champ certains des effets de cette richesse : des montagnes rougies qui paraissent avoir été décapitées. Ainsi le "Berkeley Pit", gigantesque trou (2 100 mètres de long, 1 700 mètres de large) empli d'eau, devenu "site touristique". L'entrée est payante ; ce n'est pas cher (2 dollars), mais on ne s'y précipite guère. Et pourtant...

L'histoire que raconte ce "pit" n'est pas banale. De 1955 à 1982, 4,4 millions de tonnes de gravats y ont été déblayées pour avoir accès aux veines de cuivre. En 1982, Atlantic Richfield Co., qui avait acquis la mine entre-temps, cessa de l'exploiter. Au cours de son gros quart de siècle d'activité, ce seul puits avait produit 1,4 milliard de tonnes de minerais. Autant dire qu'il avait fabuleusement enrichi ses propriétaires (1).

Des pompes demeurèrent en activité quelque temps, afin d'empêcher que les eaux ne l'inondent, charriant avec elles la pollution de la mine et notamment des métaux lourds. Mais, en 1982, le propriétaire décida d'arrêter les frais, c'est-à-dire les pompes. Le niveau des eaux acides s'éleva alors, inexorablement. En 2008, il atteignait 145 milliards de litres, soit le contenu de 48 000 piscines olympiques gorgées d'arsenic, de chlore, de sulfate... C'est le principal site toxique des Etats-Unis.

"Butte est le bas-ventre de la révolution industrielle, nous explique M. Pat Williams, qui fut longtemps parlementaire du Montana à la Chambre des représentants, mais dorénavant la ville se consacre au nettoyage des dégâts occasionnés. L'avenir économique pour l'Ouest passe aussi par la réparation des énormes cicatrices faites au paysage, dont 75 000 mines abandonnées dans les montagnes. Il y a beaucoup d'argent à gagner dans cette restauration de l'environnement." Qui paiera ? "Les anciens propriétaires, lorsqu'on peut les trouver... Sinon le public. Vaut-il mieux restaurer l'Irak et l'Afghanistan, ou restaurer les Rocheuses ?"

(1) Lire Jeffrey St Clair, "Something about Butte", dans l'anthologie Red State Rebels, AK Press, Oakland, 2008.

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