Manière de voir, no. 115 - Batailles pour l'énergie, mardi, 1 février 2011, p. 19
Noam Chomsky, Professeur de linguistique au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Auteur de Guerre et paix au Proche-Orient, Belfond, Paris, 1974.
Avril 1977. Dix ans après la guerre des six jours et l'annexion par Israël des territoires égyptiens et jordaniens, le président américain James Earl Carter tente d'obtenir du premier ministre israélien Itzhak Rabin un règlement politique du conflit.
La préoccupation fondamentale du gouvernement américain n'est pas Israël ni ses voisins immédiats mais plutôt le contrôle des immenses réserves d'énergie du Proche-Orient. Au cours de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont fermement assuré leur emprise sur les réserves de l'Arabie saoudite - ce qui n'est guère surprenant puisque, comme le notait le département d'Etat à l'époque, ces réserves constituent "une formidable source de puissance stratégique et l'une des plus grandes richesses matérielles de l'histoire du monde (1)". Etant donné leur mainmise sur les ressources de l'hémisphère occidental (2), les Etats-Unis contrôlaient effectivement les principales réserves d'énergie du monde non communiste, avec tout ce que cela impliquait quant à l'organisation de la société internationale.
Le monde évoluant de plus en plus vers une économie fondée sur le pétrole, en partie sous la pression du gouvernement américain, il était devenu de plus en plus important pour les Etats-Unis de contrôler cette "énorme richesse matérielle" s'ils voulaient être en mesure de dominer les affaires internationales. A cet égard, les relations entre le gouvernement américain et les compagnies pétrolières sont complexes.
Le rapport présenté en janvier 1953 au Conseil national de sécurité par le département d'Etat, la défense et l'intérieur notait que "les opérations pétrolières américaines sont, à toutes fins pratiques, des instruments de notre politique étrangère...".
En dépit de la convergence ultime d'intérêts, des conflits sont apparus dans le passé et continuent de surgir. Depuis plusieurs années, les sociétés pétrolières américaines opérant dans le monde arabe pressent le gouvernement de modifier son soutien à l'occupation israélienne des territoires conquis en 1967. Elles ont fait remarquer que "la politique de notre gouvernement dans cette région causait de jour en jour une aggravation presque intolérable dans nos relations avec le gouvernement saoudien" et que les intérêts américains pourraient se trouver menacés (3). Jusqu'ici, ces pressions ont été ignorées. Le gouvernement américain a des préoccupations plus importantes que les difficultés rencontrées par les responsables des compagnies pétrolières et n'a jamais pris très au sérieux les mises en garde saoudiennes, directes ou par l'intermédiaire des sociétés pétrolières, selon lesquelles la domination des Etats-Unis dans la région serait menacée par leur politique envers Israël. L'avenir de la région sera déterminé dans une large mesure par le sérieux avec lequel on tient compte de ces menaces.
Les principales puissances militaires régionales, l'Iran et Israël, sont étroitement liées aux Etats-Unis - et l'une à l'autre, bien que l'"importance du programme [de coopération] irano-israélien demeure en général secrète (4)". L'Egypte et la Syrie font tout pour être absorbées dans le camp américain, de même que les principaux producteurs de pétrole de la péninsule arabique. Les régimes "radicaux" s'adaptent à la puissance américaine. Les plus grands partenaires commerciaux arabes des Etats-Unis après l'Arabie saoudite sont l'Algérie et la Libye, et les exportations américaines en Irak sont considérables (5).
Pendant ce temps, les exportations américaines en Israël, qui se montaient à 1,4 milliard de dollars en 1976, ne sont dépassées que par celles destinées à l'Arabie saoudite et à l'Iran (2,8 milliards de dollars chacune en 1976, les ventes à l'Arabie saoudite devant atteindre 4,8 milliards de dollars en 1977) (6). Les compagnies de construction et autres grandes sociétés américaines font des bénéfices colossaux. En outre, les investissements de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en Occident, dans lesquels la part américaine a doublé pour atteindre 44 % au début de 1976, ont réduit les problèmes des balances des paiements et contribué à "expliquer la force du dollar" et "la reprise du marché américain des valeurs au début de l'année" (7). Bien qu'il s'agisse d'un secret bien gardé, on estime officieusement l'investissement saoudien en bons du Trésor américain entre 5 et 10 milliards de dollars (8).
En ce qui concerne la hausse des prix pétroliers, comme on l'a souvent observé, "loin de pénaliser l'économie américaine, le quadruplement du prix mondial du pétrole a créé un marché beaucoup plus vaste pour les produits américains au Proche-Orient, ce qui a accéléré la reprise de l'économie des Etats-Unis en suscitant une nouvelle période de croissance et en faisant plus que compenser l'augmentation supplémentaire des importations de pétrole (9)". Selon les chiffres disponibles, les ventes d'armes furent un facteur essentiel dans le retour à une balance des paiements américaine positive avec les pays du Proche-Orient membres de l'OPEP en 1974 et 1975 (10). La presse spécialisée s'est largement fait l'écho de ces faits qui, à n'en pas douter, constituent autant de facteurs du rétablissement de la puissance américaine dans le monde du capitalisme international, érodée à la fin des années 1960 (11). Plus généralement, ne faut-il pas voir davantage qu'une coïncidence dans le fait que les Etats-Unis, l'Allemagne et le Japon sont "en tête de la course à la fourniture de biens de consommation et d'équipement pour une industrialisation rapide des nations productrices de pétrole (12)" ?
Les compagnies pétrolières se heurtent à des difficultés locales du fait du maintien des obstacles américains à un règlement politique de la crise israélo-arabe impliquant la reconnaissance de l'existence de deux Etats grosso modo sur les frontières de 1967, le seul qui soit possible. Mais les intérêts fondamentaux à long terme du capitalisme américain ont été bien servis jusqu'à présent par une telle politique. Comme on l'a déjà noté, ce n'est pas la première fois que les sociétés pétrolières, en dépit de leur puissance, doivent se soumettre à des intérêts plus généraux, l'Anglo American en fit l'expérience en Iran, après le rétablissement du chah sur son trône en 1953 (13).
Certains analystes américains s'appuient sur de tels exemples pour justifier leur thèse selon laquelle le gouvernement ne fait que servir un "intérêt national" abstrait et que sa politique n'est tout au plus que marginalement influencée par les préoccupations des grandes sociétés. Mme Myra Wilkins, notamment, note que "la doctrine Truman, par exemple, engageait les Etats-Unis à défendre la Grèce et la Turquie contre le communisme et, ce faisant, assurait la sécurité des investissements des grandes entreprises pétrolières au Proche-Orient ; toutefois, le président du conseil de direction de Texaco témoigna que la promulgation de la doctrine l'avait pris par surprise (14)" - allusion à sa déposition devant le Sénat américain. Faut-il prendre ce témoignage au pied de la lettre ?
La question est à débattre, mais il est très possible qu'il soit exact, auquel cas cela ne ferait que confirmer un principe naturel, qu'illustre tout ce qu'on peut savoir par ailleurs : les dirigeants de grandes sociétés se préoccupent de problèmes spécifiques tels que la maximalisation des profits, l'extension du contrôle des marchés, etc., tandis que les dirigeants de l'Etat - dont le personnel provient en grande partie de ces mêmes sociétés - s'inté-ressent aux intérêts à long terme, généraux et durables du capitalisme américain.
Le point de vue des experts en question serait plus crédible si la politique étrangère ne visait pas aussi systématiquement à "assurer la sécurité des investissements des grandes entreprises pétrolières au Proche-Orient" et ailleurs. Aussi longtemps que l'Etat se sert de sa puissance pour favoriser des "profits au-delà des rêves de l'avarice (15)", comme dans le cas des compagnies pétrolières, et pour susciter les conditions idéales à de tels profits, il est à peine nécessaire pour ceux qui s'occupent directement des affaires d'essayer d'intervenir dans celles de l'Etat. (...)
Il est important de rappeler que l'augmentation des prix du pétrole, souvent attribuée dans la presse populaire occidentale aux "émirs du pétrole", n'a en fait qu'un rapport lointain avec le conflit israélo-arabe : "L'offensive au sein de l'OPEP pour accroître les prix est venue de l'Iran et du Venezuela, pays qui ont un intérêt mineur dans le conflit israélo-arabe (16)". De surcroît, les compagnies pétrolières sont fort satisfaites des augmentations de prix et il existe des indices d'une participation probable du gouvernement américain à ces manoeuvres. Certains commentateurs vont jusqu'à affirmer que, "depuis 1971, les Etats-Unis ont encouragé les Etats producteurs du Proche-Orient à élever le prix du pétrole et à le maintenir élevé (17)". Comme de nombreux analystes américains et européens l'ont souligné, cette politique sert les intérêts des Etats-Unis en rétablissant leur position dominante sur leurs rivaux industriels plus dépendants qu'eux des importations pétrolières (en provenance en grande partie de sociétés américaines).
Le gouvernement américain s'inquiète depuis longtemps de l'éventualité d'initiatives indépendantes des pays d'Europe occidentale vis-à-vis du Proche-Orient et de l'Afrique. Ces craintes ont été clairement exprimées par M. Henry Kissinger dans son important discours sur l'Année de l'Europe, en avril 1973, où il adjurait la Communauté européenne d'en rester à ses "intérêts régionaux" tandis que les Etats-Unis assurent leurs "intérêts et responsabilités planétaires". Plus spécifiquement, il exprimait son inquiétude devant "la possibilité d'un système clos enserrant la Communauté européenne et un nombre croissant d'autres nations d'Europe, de la Méditerranée et d'Afrique (qui se ferait vraisemblablement) aux dépens des Etats-Unis et d'autres nations exclues (18)".
Après qu'eut éclaté la crise de l'énergie, M. Kissinger lança, en janvier 1974, un nouvel avertissement contre le développement d'accords bilatéraux avec les producteurs de pétrole, bien que les Etats-Unis ne se soient pas gênés d'étendre leurs propres accords bilatéraux. La conférence de Washington, en février 1974, mit au pas les membres de la CEE dans ce domaine. Dans une étude récente pour le Centre d'étude des affaires internationales de l'université Harvard, M. Robert Lieber analyse l'échec de la tentative de la France d'organiser une politique européenne indépendante face à l'accord germano-américain "sur la nécessité d'un code de conduite convenu limitant les accords bilatéraux". Pour les pays de la Communauté, "suivre la position française signifiait une rupture sérieuse avec les Etats-Unis, ce que les Allemands, puis les Britanniques, trouvèrent intolérable. (...) Finalement, étant donné les ressources énergétiques de l'Amérique, sa force économique (en particulier sa vulnérabilité limitée aux difficultés internationales d'approvisionnement et de financement) et sa posture de superpuissance politique et militaire, l'orientation atlantique semblait offrir des dividendes en traitant des problèmes tangibles alors que la politique préconisée par la France ne pouvait tout simplement pas en fournir".
Plus simplement, les pressions américaines pour aligner l'Europe sur "les intérêts et les responsabilités planétaires" des Etats-Unis, fortement soutenues par l'Allemagne, étaient irrésistibles. Lieber note aussi qu'"on a largement observé que les Etats-Unis avaient bénéficié de la crise à la fois économiquement (par leurs compagnies pétrolières multinationales et l'affaiblissement de leurs rivaux économiques) et politiquement (par la réaffirmation de leur rôle dirigeant). (...) La crise renforça la domination américaine et affaiblit l'influence de la Communauté en matière de sécurité, de finance et d'économie en raison de l'absence en son sein d'une voix unique (19)".
L'emprise militaire et économique américaine sur le Proche-Orient est, pour le moment, assez forte. Commerce et construction prospèrent. Le rapport du Sénat qu'on vient de citer estime que "le nombre de citoyens américains présents en Iran, à titre officiel ou privé, et dont une forte proportion participe aux programmes militaires, s'est également accru d'environ quinze mille à seize mille en 1972 à vingt-quatre mille en 1976 ; il pourrait facilement atteindre cinquante mille à soixante mille au plus en 1980". Il y a environ trente mille Américains en Arabie saoudite, pour la plupart des employés de l'Aramco, et la pénétration de l'économie et de la défense saoudiennes par les Etats-Unis est importante. Israël, pays riche et extrêmement puissant selon les critères de la région, est virtuellement une dépendance des Etats-Unis. Il ne semble pas y avoir de menace immédiate à la domination américaine.
Ce sont là seulement quelques-uns des facteurs cruciaux qui forment la trame des conflits du Proche-Orient. Les Etats-Unis n'essaieront probablement pas de modifier un statu quo qui leur est relativement favorable. Israël compte là-dessus et va de l'avant avec ses programmes de développement dans les territoires occupés. Les Etats-Unis ont une position "de repli" satisfaisante, à savoir un règlement politique dans l'esprit de la résolution du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU) qu'ils ont rejetée en janvier 1976. Dans la situation actuelle, les risques d'une nouvelle guerre ne sont pas minces et, étant donné le niveau d'armement dans la région et la signification stratégique et économique d'un conflit, toute guerre importante serait désastreuse. Néanmoins, il ne semble guère réaliste de s'attendre à des initiatives sérieuses du gouvernement américain visant à promouvoir le type de règlement politique qui paraît possible à l'heure actuelle.
(1) Département d'Etat, Foreign Relations of the United States, 1945, VIII, 45 ; cité dans Joyce et Gabriel Kolko, The Limits of Power, Harper & Row, New York, 1972, qui fournit une analyse d'ensemble du développement de la politique américaine de l'époque. Pour de plus amples renseignements sur la politique pétrolière, cf. l'importante étude Multinational Oil Corporations and U.S. Foreign Policy, rapport à la Commission des affaires étrangères, Sénat américain, 2 janvier 1975 (désigné ci-dessous par : MNOC).
(2) Jusqu'en 1968, la production pétrolière en Amérique du Nord était supérieure à celle du Proche-Orient. Cf. John Blair, The Control of Oil, Pantheon, 1976.
(3) MNOC, op. cit.
(4) Edward A. Bayne, Four Ways of Politics, American Unlversity's Field Staff, 1965 ; cité par Robert B. Reppa, Sr., Israel and Iran : Bilateral Relationships and Effect on the Indian Ocean Basin, Praeger, 1974. Reppa fut un haut fonctionnaire de la section Proche-Orient du service d'analyse et d'estimation des renseignements de l'Agence de renseignement de la défense (D.I.A.), de 1961 à 1966.
(5) Cf. "U.S. trade with the Arab world", MEMO : Middle East Money, Beyrouth, 7 février 1977.
(6) The New York Times, 15 février 1977.
(7) Leonard Silk, The New York Times, 7 octobre 1976.
(8) Don Oberdorfer, The Washington Post, 12 décembre 1976.
(9) Ian Smart, "Oil, the super powers and Middle East", International Affairs, janvier 1977.
(10) Ian Smart, op. cit.
(11) Pour le contexte, cf. Yann Fitt, André Farhi et Jean-Pierre Vigier, La Crise de l'impérialisme et la troisième guerre mondiale, Maspero, Paris, 1976.
(12) John Saar, The Washington Post, 12 avril 1976.
(13) MNOC, p. 69.
(14) Myra Wilkins, "The oil companies in perspective", Daedalus, automne 1975.
(15) Blair, op. cit. L'auteur fournit d'abondantes preuves de la préoccupation gouvernementale d'assurer les bénéfices des trusts de l'énergie. Pour le contexte international, cf. Kolko et Kolko, op. cit. Cf. aussi Robert Engler, The Brotherhood of Oil, University of Chicago Press, 1977.
(16) MNOC, p. 5.
(17) V. H. Oppenheim, "Why oil prices go up the past we pushed them", Foreign Policy, Washington, hiver 1976-1977.
(18) Henry Kissinger, American Foreign Policy, version augmentée, Norton, New York, 1974.
(19) Robert Lieber, Oil and the Middle East War, Center for International Affairs, Harvard University, 1976.
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