dimanche 16 janvier 2011

LES FRANÇAIS - Michèle Tribalat : La fabrique des Français

Le Point, no. 2000 - Société, jeudi, 13 janvier 2011, p. 95

Question immigration, la France a une longueur d'avance. Pourtant, son modèle d'intégration paraît aujourd'hui anachronique. L'immigration étrangère est chez nous beaucoup plus ancienne que dans la plupart des autres pays européens, qui ont même longtemps été des terres d'émigration. Alfred Sauvy avait calculé que la moitié de l'accroissement démographique des années 1872 à 1927 était le fruit des « francisations », les personnes acquérant la nationalité française. Cette participation s'est maintenue. J'ai ainsi estimé que l'immigration étrangère des années 1960-1998 expliquait près de la moitié de l'accroissement démographique sur la période. La France a donc eu le temps de développer un modèle d'inclusion des immigrés et de leurs descendants. Ce modèle, élaboré à une époque où les droits de l'homme ne pesaient guère et où les droits sociaux étaient limités, était résolument assimilationniste. L'école et le travail avaient pour mission de fabriquer des petits Français adhérant aux valeurs et aux modes de vie des Français de plus longue date. Cette confiance dans l'efficacité de ces instances de socialisation allait de pair avec un Code de la nationalité très ouvert. Ayant usé leurs culottes sur les bancs de l'école française, les enfants d'immigrés étaient censés devenir « naturellement » français. La pression sociale faisait le reste pour que les immigrés et leurs enfants adoptent naturellement les modes de vie « à la française ».

La suspension du recours à la migration économique au milieu des années 70 et l'approfondissement des droits attachés à la migration, dans la foulée de celui des droits de l'homme, ont découplé l'immigration étrangère de l'immigration économique et donc des besoins réels ou supposés tels de l'économie. Des droits nouveaux ont été reconnus aux étrangers. Avec l'avancée en âge des enfants d'immigrés, nés ou non dans le pays d'accueil, et la possibilité de faire valoir des liens personnels et familiaux, ces liens sont devenus un vecteur important de l'immigration étrangère en Europe.

Dès lors, si ce n'est plus le bien du pays d'accueil qui détermine la politique migratoire, pourquoi l'invoquer quand il s'agit d'intégration ? Quelle légitimité y a-t-il à poser des exigences aux nouveaux venus ? N'ont-ils pas des droits tout aussi impératifs que ceux qui motivent la migration ?

La propension à inclure les pratiques culturelles dans le périmètre des droits de l'homme a tendance à rendre anachronique notre modèle assimilationniste. Celui-ci s'est également retrouvé en porte-à-faux avec celui mis en place à l'échelle de l'Union européenne. Le premier des onze principes de base, adoptés à l'unanimité par le Conseil européen du 19 novembre 2004, définit l'intégration comme « un processus dynamique, à double sens, de compromis réciproque entre tous les immigrants et résidents des Etats membres ». Le huitième principe garantit, lui, la pratique des différentes cultures et religions. Quand on sait que la Commission nationale consultative des droits de l'homme considère l'interdiction de représenter Mahomet comme une pratique religieuse, on mesure l'évolution attendue chez les Français pour espérer atteindre les exigences bruxelloises. Ces engagements européens sont pris « dans le dos » des citoyens, les responsables politiques nationaux n'hésitant pas à jouer un double jeu entre Bruxelles et leur capitale. En France, on assiste au regain d'intérêt des politiques pour l'« identité nationale », alors qu'on esquisse, à Bruxelles, un modèle de citoyen européen affranchi de sa culture nationale.

Les Français n'avancent pas à la mesure de ce qu'on échafaude pour eux en haut lieu. Pour 90 % d'entre eux, d'après la Commission nationale consultative des droits de l'homme, les étrangers qui viennent vivre en France doivent adopter les habitudes de vie françaises. Les Français, dans leur ensemble, ont donc gardé une bonne partie des attentes d'autrefois, alors que le discours dominant actuel fait l'éloge des différences. Au final, cette dissonance n'aide pas les nouveaux venus à comprendre ce qu'on attend d'eux, dans la vie réelle...

Michèle Tribalat, directrice de recherche à l'Institut national d'études démographiques, auteur de « Les yeux grands fermés » (Denoël).

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