Ce qui se passe vraiment. L'après-Ben Ali. La contagion est-elle possible?
L'Express, no. 3107 - monde en couverture tunisie, mercredi, 19 janvier 2011
Dominique Lagarde, avec Axel Gyldén à Tunis
Que s'est-il vraiment passé pour que la révolte de la jeunesse devienne en quelques jours, en quelques heures, celle de tout un peuple ? Alors que le pays cherche, entre espoir et chaos, les voies de l'après-Ben Ali, retour sur un événement sans précédent. Et dont la région devra méditer la leçon.
Despote vieillissant, il a fui son pays, dans la soirée du 14 janvier, après vingt-trois ans de règne sans partage et vingt-trois jours d'une révolte populaire dont la mort d'un jeune homme aura été le catalyseur. Les Tunisiens n'en sont pas encore revenus. "Jamais je n'avais imaginé que Ben Ali tomberait comme ça, si vite !" confie Ibtissem Jouini, une biologiste de 29 ans. Yes we can ! Avant la révolution du Jasmin, aucun autocrate arabe n'avait été chassé du pouvoir par la rue. La révolution tunisienne pourrait-elle faire tache d'huile ? Plusieurs régimes arabes sont déjà en état d'alerte (voir l'entretien avec Denis Bauchard, pages 52-54). Au Caire et à Amman, Egyptiens et Jordaniens ont manifesté leur joie et leur espoir devant les ambassades de Tunisie tandis qu'à Alger, la plupart des éditorialistes se félicitent, à l'instar du quotidien El Khabar, de la "leçon" donnée par les Tunisiens "à tous les pays arabes toujours sous la coupe de dictatures archaïques".
En début de semaine, à Paris, Marseille ou Lyon, les Tunisiens de France étaient en liesse. A Tunis, pourtant, rien ne semblait vraiment acquis. Ni la sécurité, ni la démocratie tant espérée. A la tête du pays, Ben Ali avait construit un Etat policier qui reposait sur le maillage de la population par une multitude de fonctionnaires et d'indics dépendant du ministère de l'Intérieur. A ces hommes s'ajoutait une vaste garde présidentielle, placée sous la direction du général Ali Seriati. Cette véritable police parallèle, forte de 10 000 à 14 000 hom- mes ultrafavorisés, disposait de son propre réseau de malfrats. Ce sont eux qui tentent - depuis qu'ils ont compris que leur patron était parti sans ticket de retour, à moins qu'ils aient reçu des ordres de l'ex-chef de l'Etat - de semer le chaos et la terreur dans le pays. "Les milices cherchent à faire basculer le pays dans l'anarchie afin de démontrer que le système Ben Ali constituait un rempart contre le désordre", explique l'un des chefs de service de l'hôpital Mongi Slim de la Soukra, dans la banlieue de Tunis. Face à ces nervis de l'ancien régime, les Tunisiens résistent, décidés à protéger l'acquis de leur révolution. Dans les banlieues de la capitale et partout à travers le pays, les habitants s'organisent, créent des comités de vigilance et organisent des rondes afin d'éviter les pillages. "L'armée ne peut pas se déployer partout, poursuit le médecin de la Soukra, qui a rejoint l'un de ces groupes. Alors, nous avons installé des barrages pour empêcher des inconnus d'accéder aux maisons. En cas d'incident, on prévient les militaires. Cela leur permet d'intervenir, en ciblant leurs déplacements." Le mouvement est d'esprit civique : certains prennent en charge la collecte des déchets et nettoient les rues.
Le vrai défi, pourtant, est d'ordre politique. La Constitution rend en principe obligatoire l'organisation d'élections présidentielles dans les soixante jours qui suivent la vacance du pouvoir. Un délai bien court pour jeter les bases d'une démocratie pluraliste sur un champ politique en ruines, même s'il semble pouvoir être prorogé de quelques semaines. Le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, reconduit dans ses fonctions, s'est attelé à la constitution d'un gouvernement d'union nationale. Celui-ci, rendu public le 17 janvier, est composé pour moitié de technocrates. Outre le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), les trois partis d'opposition reconnus par le régime déchu, et eux seuls, y sont représentés. Il n'est pas certain que cela suffise à satisfaire les aspirations de la population, en particulier des plus jeunes, qui attendent des gages : "Nous sommes décidés à mener la révolution jusqu'au bout, insiste un ingénieur. La libération du pays doit se traduire par la dissolution du RCD, des partis et une presse libre, ainsi que l'ouverture d'un vrai dialogue national. Nous serons vigilants et nous ne nous laisserons pas voler notre victoire." Une revendication commence à émerger, portée par les défenseurs des droits de l'homme : la mise en place d'une commission "Vérité et justice", sur le modèle de ce qui s'est fait, dans des contextes différents, en Afrique du Sud et au Maroc.
La tâche est d'autant plus difficile que Ben Ali a fait le vide : l'opposition était laminée et la quasi-totalité des associations indépendantes, interdites. "Son système mafieux a écrasé toute pensée libre et asservi la presse. Retrouver les conditions d'un débat démocratique ne sera pas évident !" souligne Talbi Ghofran, un chirurgien. Ex-parti unique devenu parti dominant, le RCD, issu du parti Néo-Destour fondé par Habib Bourguiba, "père" de l'indépendance et prédécesseur de Ben Ali à la tête de l'Etat, encadre étroitement la population. Plus d'un Tunisien sur dix est membre du mouvement et ses cellules quadrillent le pays. Les potentats locaux du RCD sont le passage obligé pour qui veut recevoir une aide, obtenir un permis ou un certificat. Qu'adviendra-t-il de ce réseau tentaculaire ? Le RCD peut sembler puissant, mais il y a longtemps qu'il a cessé d'être un parti de militants ; c'est une sorte d'administration bis, plutôt, sans idéologie autre que le clientélisme.
Face à ce mastodonte qui contrôle par ailleurs, directement ou indirectement, l'essentiel du monde associatif, il ne subsiste qu'une poignée d'organisations indépendantes - l'Ordre des avocats, la Ligue tunisienne des droits de l'homme, ou encore l'Association tunisienne des femmes démocrates - qui servent de refuge aux élites intellectuelles, ainsi que trois petits partis d'opposition, légaux mais longtemps privés des moyens de se faire entendre (voir les portraits, pages 50-51). Le mouvement Ettajdid (ex-Parti communiste), dirigé par Ahmed Brahim, 69 ans ; le Forum démocratique pour le travail et les libertés, dirigé par Mustafa ben Jaafar, vieux routier de la politique tunisienne ; le Parti démocrate progressiste, enfin, une formation de la gauche modérée fondée par Nejib Chebbi, un vieil acteur, lui aussi, de ce qui tenait lieu de scène politique. Ces trois formations participent, aux côtés du RCD, aux consultations entreprises par Mohamed Ghannouchi pour mettre la transition sur les rails. Mais leur audience dans la population est limitée. Surtout, aucune d'entre elles n'a de prise réelle sur la "génération Internet", à l'origine de la révolution du Jasmin. Deux autres mouvements ont refusé de participer au processus : le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (POCT), une petite formation radicale, non reconnue par le régime déchu - son chef, Hamma Hammami, a fait l'objet de multiples arrestations au cours des années Ben Ali sans jamais quitter le pays - mais aussi le Congrès pour la République, de l'ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, Moncef Marzouki. Exilé depuis plusieurs années en France, son retour était attendu à Tunis le 18 janvier ; il a d'ores et déjà annoncé sa candidature à la présidence.
Reste le parti "historique" des islamistes politiques tunisiens, Ennahda. Laminé en Tunisie, il aura survécu à l'exil. Né au début des années 1970, à une époque où la gauche occupait l'essentiel de l'espace politico-culturel en Tunisie, ce mouvement revendique son insertion dans le débat politique. Il acquiert, à l'époque, une large audience. Ses militants seront ensuite pourchassés par le régime de Ben Ali - 30 000 ar- restations, dans les années 1990 - et il perd toute visibilité en Tunisie, avec le départ en exil de ses dirigeants. Le principal d'entre eux, Rached Ghannouchi, un intellectuel installé à Londres depuis 1989, prépare son retour. Il faudra donc compter avec Ennahda, d'autant que la sensibilité islamiste demeure forte dans le pays. Mais les plus jeunes, plus proches du salafisme véhiculé par les chaînes de télévision satellitaires du Golfe, savent-ils encore qui est Rached Ghannouchi ?
Une dernière institution a joué et joue encore un rôle important au sein de la société : l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la centrale syndicale longtemps liée au parti unique. Son instance dirigeante est contrôlée par le pouvoir et déconnectée de la base. Mais les membres des sections locales étaient souvent présents auprès des manifestants, ces dernières semaines, quand ils n'étaient pas aux avant-postes du soulèvement.
C'est sans doute à Kasserine, dans le centre du pays, au cours du week-end des 8 et 9 janvier, que le mouvement populaire a basculé et que la flambée de colère des jeunes chômeurs est devenue révolution. Les tirs à bout portant des forces de l'ordre font 20 morts au moins, souvent abattus d'une balle dans la tête, et des dizaines de blessés. Des tireurs d'élite, auxiliaires des basses oeuvres de la police, visent même, le 9 janvier, un convoi funéraire. Mais la répression sanglante, qui visait à intimider les contestataires, se retourne contre ses auteurs. En quelques heures, les images circulent sur la Toile. Ce n'est plus du travail, ni même du pain, que réclament désormais les manifestants, mais un changement de régime. Le lendemain, pour la première fois, les cortèges défilent dans la capitale et sa banlieue. Dans la soirée, Ben Ali apparaît à la télévision. Il promet de créer de nouveaux emplois par milliers... mais son peuple est déjà engagé dans un autre combat, celui de la liberté. Le mouvement ne cesse de s'étendre, malgré les dizaines de manifestants tués par les forces de l'ordre. Face à la détermination de la rue, le chef de l'Etat n'a que deux solutions : mater la rébellion par les armes au prix d'un carnage, ou capituler. Dans un premier temps, il tente de lâcher du lest : le 13 janvier, il s'engage à quitter le pouvoir en 2014, à l'issue de son mandat. Il promet aussi que la police ne tirera plus sur les manifestants et annonce un train de mesures visant à libéraliser son régime. La constitution d'un gouvernement d'union nationale est évoquée. Trop peu, trop tard. L'opposition politique, qui craint le chaos, est prête à saisir la perche tendue. Mais la rue comprend que le roi est nu : elle ne cède pas. Dans la matinée du 14 janvier, quelque 8 000 personnes convergent devant le siège du ministère de l'Intérieur, dans le centre de Tunis, pour exiger de Ben Ali qu'il "dégage". La journée sera décisive. La manifestation pacifique se déroule sans incident pendant les premières heures. Mais, dans le milieu de l'après-midi, la police donne l'assaut. Elle charge, violemment, pour disperser la foule. Aux tirs de gaz lacrymogènes répondent des jets de pierre. Les jeunes sont pourchassés et matraqués par les policiers, jusque dans les entrées des immeubles. Pendant ce temps, Ben Ali annonce le limogeage du gouvernement et l'organisation d'élections législatives. Mais il n'est plus audible. Le gouvernement décrète ensuite l'état d'urgence dans l'ensemble du pays, interdisant les rassemblements et autorisant les forces de l'ordre à tirer sur tout suspect. Puis on apprend que l'espace aérien est fermé et que l'armée a pris position à l'aéroport de Tunis-Carthage. Il est un peu plus de 16 heures 30, vendredi 14 janvier, lorsqu'un convoi de limousines quitte le palais présidentiel de Carthage et prend la route de l'aéroport. Après vingt-trois ans de pouvoir sans partage, Zine el-Abidine ben Ali prend la fuite. Sans même savoir quelle sera sa destination. Alors que son avion se dirige vers le nord de la Méditerranée, Nicolas Sarkozy le lâche afin de ne pas mécontenter la communauté tunisienne de l'Hexagone. L'émirat de Dubai, où se trouve déjà son épouse Leïla, n'en veut pas non plus. Ce sera donc Dejddah, en Arabie saoudite.
Ben Ali a-t-il été poussé vers la sortie ? Embarqué sous la contrainte, pour sauver ce qui pouvait encore l'être du régime ? A-t-il paniqué, conscient que la partie était perdue ? Une chose est sûre : l'armée n'a pas voulu de bain de sang. Dans certaines villes, les militaires ont même tenté d'empêcher la police de tirer en s'interposant avec leurs blindés. Le chef d'état-major de l'armée de terre, le général Rachid Ammar, paye cette audace, le 12 janvier : il est démis de ses fonctions (dans lesquelles il a, depuis, été rétabli). En revanche, il ne semble pas que cette armée, qui n'a pas de tradition putschiste, ait tenté de s'emparer du pouvoir par la force, même pour le rendre ensuite aux civils, comme au Portugal, en 1974, lors de la révolution des oeillets. Mais son refus de tirer sur une population désarmée a sans doute été déterminant : "Ben Ali a compris qu'une partie de l'appareil du régime était peut-être en train de le lâcher. L'armée faisait de la résistance, des dissidences apparaissaient ici et là...", résume un bon connaisseur du sérail.
Peu après le décollage de l'appareil présidentiel, la télévision nationale interrompt la diffusion d'un reportage sur les robots pour annoncer une prochaine et importante adresse au peuple tunisien. A Tunis, les rumeurs de coup d'Etat enflent. Mais c'est le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, qui apparaît à l'écran, flanqué des présidents des deux assemblées législatives. Il annonce qu'il assure l'intérim à la suite d'un "empêchement provisoire" du chef de l'Etat.
Ce tour de passe-passe institutionnel a pour objectif de gagner du temps et de sauver ce qui reste du régime : Ghannouchi indique qu'il "mettra en oeuvre" les décisions du président Ben Ali, dont la promesse faite, quelques heures plus tôt, d'organiser dans les six mois un scrutin législatif. Mais il ne souffle mot d'une éventuelle présidentielle. Or, en cas de vacance définitive de la présidence, le chef de l'Etat par intérim, qui est obligatoirement le président du Parlement, est tenu d'organiser une élection à la magistrature suprême dans un délai de deux mois. Une partie de l'opposition accepte la manoeuvre : le pays a besoin, selon ces pragmatiques, d'une phase de transition. Mais la rue ne désarme pas. Le lendemain matin, en dépit de l'état d'urgence, des marches sont organisées dans plusieurs villes de province pour réclamer le départ de Mohamed Ghannouchi. Au même moment, le Conseil constitutionnel déclare le poste de président "définitivement vacant". Et proclame le président du Parlement, Foued Mebazaa, président par intérim.
Une nouvelle ère s'ouvre au pays du jasmin. Dans la villa aux murs calcinés de Belhassem Trabelsi, l'un des frères de l'ex-première dame, intensément détestée, Damak Slim est venu en curieux, comme beaucoup de ses concitoyens. Il déterre un pied de jasmin, qu'il replantera chez lui, en souvenir des journées qui ont fait bas-culer la Tunisie. "Nous n'avons plus peur, confie-t-il. Nous sommes soulagés. Libres, enfin !"
TUNISIE
Population : 10,6 millions d'habitants
Espérance de vie : 76 ans (74e rang mondial)
PIB/habitant : (PPA) 7 025 € (116e rang mondial)
Taux de chômage : 14,2 %
Part des chômeurs âgés de 15-29 ans : 72 %
Taux de croissance : 4,1 % (estimation 2010)
Ils rient, ils chantent, ils tombent dans les bras les uns des autres. Moins d'une semaine après la fuite du président Ben Ali, ils n'en reviennent toujours pas : "C'est comme dans un rêve, et ce rêve, je l'ai fait tellement de fois, raconte, euphorique, Yossra Frawes, une jeune avocate. Dans mon sommeil, parfois, je voyais la jeunesse manifester devant le ministère de l'Intérieur. Et puis nous l'avons fait en vrai ! Jamais je n'aurais imaginé que faire tomber le régime serait si facile." Comme ses amis - Chafia, Ibtissem, Wafa, Youad ou Lofti - tous âgés de moins de 30 ans, Yossra appartient à la génération Facebook. Ensemble, ils sont les premiers à s'être appuyés sur les réseaux sociaux pour faire tomber un régime... et à y parvenir ! Deux semaines durant, les activistes engagés à titres divers dans des associations pro-démocratie, pour les droits de l'homme ou en faveur des droits des femmes ont échangé messages, photos et vidéos, avant de descendre dans la rue pour crier leur colère. "Dans les manifs, il régnait une solidarité incroyable, se souvient Youad Ben Rejeb. Des habitants nous offraient des boissons désaltérantes et du lait, très efficace contre les effets des gaz lacrymogènes. Au fil du temps, les policiers étaient de plus en plus tendus. C'était perceptible à leur grossièreté : chaque jour, la violence verbale, notamment à l'égard des femmes, n'a cessé de grandir." Déjà, les souvenirs se bousculent... "Comme Yossra et Wafa, j'ai été tabassée par les flics, s'esclaffe Youad. Mais, allez savoir pourquoi, je n'avais qu'une seule peur, celle de perdre mes lunettes !" "Un jour, on s'est réfugiés chez un monsieur qui nous a gentiment ouvert sa porte, reprend son amie Yossra. Mais il a vite compris que nous étions du côté des manifestants. Alors, il nous a virés en nous traitant de communistes !" Ils sont si fiers de leur révolution... "Vous savez, cette jeunesse tunisienne, personne ne l'aimait. Mais nous avons prouvé ce dont nous étions capables. Dans la vie réelle, comme dans le monde virtuel." De fait, Facebook aura été leur meilleur allié. "Cela nous permettait, en temps réel, de connaître la réalité de la situation sur le terrain et de contourner la désinformation de la télé officielle", explique Lofti Mejri, avocat. "Al-Jazira, qui proposait des émissions de débats en donnant la parole aux experts et opposants tunisiens et, dans une moindre mesure, la chaîne France 24 en arabe ont aussi été déterminantes", précise Ibtissem Jouini, membre de l'Association tunisienne des femmes démocrates. Pour le reste, l'attitude de la France n'a guère impressionné... "C'est sûr, Mark Zuckerberg [fondateur de Facebook] nous aura été plus utile que Michèle Alliot-Marie", ironisent les jeunes héros de la révolution du Jasmin. La ministre française des Affaires étrangères, en proposant à Ben Ali l'expertise de la France dans le maintien de l'ordre, deux jours avant la chute de son régime, a frappé les esprits. Pour autant est-ce si grave ? "Nous nous sommes libérés tout seuls, souligne Chafia Alibi, avocate. Les Tunisiens sont réellement devenus indépendants en cette journée historique du 14 janvier 2011." Pour cette génération-là, l'histoire de la Tunisie commence maintenant. Et celui qui succédera à Ben Ali est prévenu : s'il ne respecte pas la démocratie, Yossra et sa joyeuse bande d'amis n'ont pas désactivé leur compte Facebook.
Axel Gyldén
Ces dernières années, souvent enfermé dans son palais de Carthage, le président Zine el-Abidine Ben Ali ne faisait plus guère confiance qu'à sa garde rapprochée, un petit groupe de conseillers jusqu'au-boutistes. Parmi eux figuraient notamment le chef du renseignement et patron de la garde présidentielle, le général Ali Seriati, officier à poigne, arrêté alors qu'il tentait de fuir, et deux autres personnalités honnies des Tunisiens : Abdelwaheb Abdallah, en principe chargé des affaires politiques et largement responsable de la chape de plomb qui pesait sur les médias tunisiens, et Abdelaziz Ben Dhia, directeur de cabinet et porte-parole de la présidence. L'un et l'autre s'étaient rapprochés de l'épouse du chef de l'Etat, Leïla Trabelsi. Celle-ci, profitant du mauvais état de santé du président, avait pris un ascendant croissant sur lui, au point d'imposer ses choix à la tête des ministères... Son clan familial - dix frères - avait mis la main sur des pans entiers de l'économie tunisienne, dans tous les secteurs. Il était devenu impossible d'investir dans le pays sans traiter, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, avec tel ou tel membre de l'encombrante belle-famille du chef de l'Etat. Ou avec Mohamed Sakher el-Materi, l'époux de Nesrine, fille de Leïla et du président. Quand tout a basculé, entre les 13 et 15 janvier, Leïla Trabelsi était déjà hors du pays, à Dubaï. Moncef Trabelsi, son frère aîné, a réussi à gagner Rome. Sakher el-Materi, le gendre, qui se voyait déjà dans le rôle de l'héritier, a réussi à rallier le Canada, où l'attendait son épouse, arrivée quelques jours plus tôt. Imed Trabelsi, enfin, un neveu de la première dame, a succombé, dans la nuit du 14 au 15 janvier, à une blessure à l'arme blanche. Quelques membres du clan ont été arrêtés. Parmi eux, plusieurs avaient tenté, le 14, en début d'après-midi, de prendre un avion pour Lyon - dont Belhassem Trabelsi, semble-t-il, spécialisé dans la prédation de terrains. Mais le pilote a refusé de décoller, ce qui lui vaut désormais une image de héros. Son histoire est largement commentée sur Internet.
Dominique Lagarde
C'est peu de dire que la révolution du Jasmin a troublé la diplomatie française : Paris aura soutenu jusqu'au bout le régime tunisien. Lorsque l'ex-président Ben Ali plie bagage, le 14 janvier, le gouvernement français se contente de "[prendre] acte de la transition constitutionnelle" tout en souhaitant "une solution démocratique et durable" à la crise. A Washington, Barack Obama, quant à lui, salue "le courage et la dignité des Tunisiens". Comment expliquer la complaisance, voire la connivence, de la France ? Il y a d'abord la conviction, solidement ancrée et rappelée à plusieurs reprises par le président Nicolas Sarkozy, que le régime déchu était un rempart contre l'islamisme. Sans Ben Ali et son régime, les "talibans" ne tarderaient pas à débarquer au pays du Jasmin. Cette prédiction était constamment relayée par la plupart de ceux qui avaient leurs entrées à l'ambassade de France, des proches du système ou des hommes d'affaires francophones liés au clan des Trabelsi. Les opposants, eux, étaient rarement reçus à la chancellerie : dans l'un des télégrammes diplomatiques américains révélés par le site WikiLeaks, un ancien ambassadeur de France en Tunisie, Serge Degallaix, est décrit "comme l'ambassadeur de Ben Ali auprès du président de la République française, plutôt que l'inverse". Sur le plan économique et financier, les liens avec le clan Trabelsi étaient étroits. Ce n'est pas un hasard si, dans la soirée du 14 janvier, de jeunes manifestants ont attaqué des centres commerciaux à l'enseigne de Carrefour ou Casino, deux groupes réputés proches des Trabelsi. Il en est de même de beaucoup d'autres sociétés de l'Hexagone. A leur décharge, il était impossible ou presque de s'implanter dans le pays sans passer sous les fourches Caudines du clan. Dans les jours et les semaines à venir, l'Elysée et le Quai d'Orsay vont devoir négocier un virage sur l'aile... La tâche sera sans doute moins difficile qu'il n'y paraît : personne, à Tunis, ne souhaite une rupture avec la France. La Tunisie devrait rester un "pays proche" : 22 000 Français vivent sur place et la France accueille 600 000 Tunisiens. De nombreux Français sont d'origine tunisienne. C'est "par égard" pour cette communauté que la France a décidé de ne pas accueillir sur son territoire l'ex-chef de l'Etat. Autre gage de bonne volonté : l'instruction donnée à Tracfin, l'organisme chargé de pister les mouvements suspects de capitaux, d'exercer une "vigilance renforcée" sur les avoirs des familles Ben Ali et Trabelsi. La France aura mis plus de vingt-quatre heures pour affirmer, par la voix de Nicolas Sarkozy, son "soutien déterminé" au peuple tunisien "dans sa volonté de démocratie". Elle devra très vite apporter la preuve qu'il ne s'agit pas que de mots.
Dominique Lagarde
Au terme d'un long périple en Orient, Benoist-Méchin écrivait en exergue de son Printemps arabe (1959) : "Le monde se transforme plus rapidement qu'on ne le croit et rejette comme des épaves tous ceux qui ne se transforment pas au même rythme que lui." Qui attendait de la Tunisie une révolution aussi subite ? Au sablier des satrapies, on n'imaginait pas le régime Ben Ali moins durable que tant d'autres dictatures méditerranéennes et, à vrai dire, certains redoutaient davantage sa fin que ses exactions. Droite et gauche confondues, la France s'y sera laissée gravement prendre, elle qui, pourtant, était la mieux "informée". De cette ploutocratie gloutonne, atténuée par une patine sociale, ont surgi sous la matraque et les pots-de-vin des années de croissance, un tissu économique significatif, un effort éducatif notable, un tourisme lénifiant ; cocktail détonnant qui a sans doute grisé nos dirigeants. En quelques heures, la clique réputée invincible a volé en éclats face à la colère d'un peuple indigné, mûr, déterminé et responsable. La première leçon de la révolution tunisienne est la modestie, celle que nous imposent la soudaineté des événements, la faillite des analyses savantes, la déroute des cyniques. Il n'y a pas de mur de Tunis ; mais s'il y en avait un, il faut penser qu'il serait tombé comme celui de Berlin - et nous n'y serions pour rien. La seconde morale est celle de l'espoir. Celle d'un vrai changement qui pourrait à son tour en entraîner d'autres. On songe évidemment à l'ensemble du monde arabe, où, en dépit de contextes, de circonstances et de sociologies différentes, sévit le même malheur : des peuples soumis à des régimes "compradores" à forte tonalité coercitive, une misère endémique dont on sort mieux par la débrouille que par le mérite, des élites entre deux chaises et une intelligentsia hautement cognitivée, qui doit compter ses mots pour garder sa liberté. Nul ne sait si le parfum de la révolution du Jasmin gagnera les plateaux algériens, le désert de Libye, voire le Moyen-Orient. Mais, s'il se confirme que la Tunisie élabore une sorte de modèle démocratique appliqué au Sud, comment imaginer que son exemple reste isolé ? "Indignez-vous !" aurait dit Stéphane Hessel. Le peuple tunisien a fait mieux ; il a pris son destin en main.
Christian makarian
Qui prendra la relève ? Aucun ne s'impose vraiment. Le parti au pouvoir n'a pas été démantelé, loin de là : le président par intérim et le Premier ministre en sont issus. L'opposition est plurielle, de l'extrême gauche aux islamistes. Revue de détail. Les politiques de l'ancien régime Fouad Mebazaa Président malgré lui Président de la Chambre des députés depuis 1997, il a été proclamé chef de l'Etat le 15 janvier, conformément à la Constitution, après la fuite de Ben Ali. Il a deux mois pour organiser des élections présidentielles et législatives. Issu de la bourgeoisie tunisienne, Fouad Mebazaa a été maire de Tunis, de 1969 à 1973, avant d'occuper plusieurs postes ministériels. A 77 ans, on le dit en mauvaise santé. Il ne souhaitait pas occuper cette fonction. Mohamed Ghannouchi Premier ministre encore Ce fidèle de Ben Ali, âgé de 69 ans, a été reconduit dans ses fonctions de chef du gouvernement. Originaire de Sousse, ville côtière au sud de Tunis, cet économiste respecté est réputé intègre et bon négociateur. Il a été ministre des Finances, puis ministre à la Coopération internationale et aux Investissements, avant de devenir Premier ministre, poste qu'il occupe depuis 1999. Moncer Rouissi Le conseiller utile Cet intellectuel de 70 ans a lié son sort à celui de Ben Ali dès 1987. Il aurait rédigé le discours dans lequel l'ex-président s'engageait à ne pas se représenter. Conseiller puis ministre, il a aussi été ambassadeur à Paris. Président du très officiel Comité supérieur des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il est apparu au côté du Premier ministre lors des consultations sur le gouvernement d'union nationale. Le juriste Yadh ben Achour Ancien doyen de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, membre de l'Institut de droit international, ce juriste, l'un des intellectuels les plus respectés du pays, présidera la commission chargée de réformer les textes, afin de permettre des élections libres et transparentes. Spécialiste du droit public et des théories politiques islamiques, il n'appartient à aucun parti. Le militaire Rachid Ammar En refusant de tirer sur le peuple, le chef d'état-major de l'armée de terre a très certainement précipité le départ de Ben Ali. L'armée est aujourd'hui en première ligne pour lutter contre les exactions de la garde prétorienne de l'ancien président. Agé de 63 ans et longtemps inconnu du grand public, il sera sans doute l'un des hommes clefs de la transition, bien que l'armée soit toujours restée à l'écart de la politique. Les opposants légaux Mustafa ben Jaafar Le socialiste Le fondateur et secrétaire général (70 ans aujourd'hui) du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), affilié à l'Internationale socialiste, a débuté en politique dans les années 1960, lorsqu'il était étudiant à la faculté de médecine, à Paris. Ex-réformiste au sein du Parti destourien créé par Bourguiba, il rejoint ensuite Ahmed Mestiri, pour créer le Mouvement des démocrates socialistes (MDS). Evincé à la suite de divisions internes, il fonde alors sa propre formation. Nejib Chebbi L'opposant de toujours Agé de 66 ans, ce fils de bonne famille a d'abord milité à l'extrême gauche et était proche du courant nationaliste arabe. Devenu avocat et social-démocrate, il fonde, en 1983, le Rassemblement socialiste progressiste (RSP), légalisé en 1987 et renommé Parti démocrate progressiste (PDP) en 2001. Depuis 2005, le PDP est membre du Collectif du 18 octobre, qui associe partis et personnalités de l'opposition laïque, d'une part, et le parti islamiste Ennahda, d'autre part. Son parti est dirigé depuis quatre ans par Maya Jribi. Il n'a pas été autorisé à se présenter en 2009 à l'élection présidentielle. Ahmed Brahim L'ex-communiste Seul candidat de l'opposition "vraie" à la présidentielle de 2009, âgé de 64 ans, Ahmed Brahim est le premier secrétaire du mouvement Ettajdid (ex-Parti communiste) depuis 2007. Il a réussi à en élargir la base en attirant des personnalités indépendantes de gauche. Les opposants illégaux Moncef Marzouki Le défenseur des droits de l'homme Rached Ghannouchi L'islamiste politique Né en 1941 dans le sud tunisien, il a poursuivi ses études au Caire, à Damas et à Paris. D'abord séduit par le nationalisme arabe, il se convertit aux idées des Frères musulmans qu'il a côtoyés en Egypte. En 1969, il revient en Tunisie et enseigne pendant dix ans la philosophie dans un lycée, puis fonde le Mouvement de la tendance islamique (MTI), renommé ensuite Ennahda. Alors que ses prêches dans les mosquées sont de plus en plus suivis par les jeunes, il est arrêté puis condamné en 1987. Libéré l'année suivante par le président Ben Ali, il s'exile à Londres (Royaume-Uni). Hamma Hammami Le jusqu'au boutiste Militant d'extrême gauche depuis toujours, il n'a jamais cessé d'être le poil à gratter du régime. Professeur de lettres et de civilisation arabe, il est le porte-parole d'un parti jamais légalisé, le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT). Arrêté et condamné à maintes reprises, il a vécu plusieurs années dans la clandestinité. Il refuse l'idée d'un processus de transition qui permettrait au parti au pouvoir de rester en scène. A 59 ans, il est marié à Radhia Nasraoui, avocate et militante des droits de l'homme.
Dominique Lagarde
Médecin, il adhère en 1980 à la Ligue tunisienne des droits de l'homme, dont il devient président en 1989. Quatre ans plus tard, après la dissolution de la Ligue elle est à nouveau légalisée après quelques mois il crée le Comité national pour la défense des prisonniers d'opinion, aussitôt déclaré illégal, puis participe à la création du Conseil national pour les libertés en Tunisie, dont il sera le porte-parole entre 1998 et 2001. Installé en France, il préside aujourd'hui le Congrès pour la République (CPR), un parti non reconnu. Il a 65 ans.
Algérie Abdelaziz Bouteflika, 73 ans, au pouvoir depuis 1999 Le pays est régulièrement secoué par des émeutes et nombre de jeunes internautes rêvent de suivre l'exemple tunisien : certains avaient même, ces derniers jours, remplacé leur profil sur Facebook par le drapeau tunisien. Le régime est sclérosé mais la rente pétrolière lui permet d'acheter une relative paix sociale. Pour le moment. Jordanie Le roi Abdallah II, 49 ans, au pouvoir depuis 1999 Les dernières élections, consacrant la victoire de proches du pouvoir, ont cadenassé le débat. A la suite de manifestations contre la vie chère, le pouvoir a lâché du lest en réduisant certains prix. Mais la rue dénonce la corruption et les Palestiniens s'impatientent. Syrie Bachar el-Assad, 45 ans, au pouvoir depuis 2000 A défaut de pétrole, la Syrie profite toujours de ses relations étroites avec le Liban. Cela suffira-t-il pour préserver la stabilité d'un pays qui est gouverné par une minorité, les Alaouites, depuis quarante ans ? Facteur aggravant, la corruption n'est jamais loin en ces temps d'ouverture économique. Iran Mahmud Ahmadinejad, 54 ans, au pouvoir depuis 2005 C'est le contre-exemple. En Iran, la répression a été poussée si loin que le peuple a dû reculer. Provisoirement ? La Vague verte, au lendemain de la réélection contestée du président Ahmadinejad, en juin 2009, aurait entraîné près de 200 morts et des centaines d'arrestations parmi les journalistes, étudiants, militants politiques et défenseurs des droits de l'homme. Libye Muammar Kadhafi, 69 ans, au pouvoir depuis 1969 Le colonel Kadhafi a été le seul à regretter publiquement la chute de Ben Ali qui demeure, à ses yeux, "le président de la Tunisie". Quelques jours plus tôt, Tripoli avait supprimé les droits de douanes sur les denrées alimentaires, preuve que les autorités craignent une contagion. Egypte Hosni Moubarak, 82 ans, au pouvoir depuis 1981 Un pays verrouillé, un chef d'Etat âgé, une atmosphère de fin de règne et une succession difficile : la révolution du Jasmin a enthousiasmé les Egyptiens, qui ont manifesté devant l'ambassade de Tunisie au Caire. Yémen Ali Abdallah al-Salik, 68 ans, au pouvoir depuis 1978 Le président s'apprête à faire adopter un amendement à la Constitution qui lui permettrait de devenir chef de l'Etat à vie. D'où un bras de fer avec l'opposition. Laquelle se sent pousser des ailes depuis la chute du régime tunisien, et n'hésite pas à brandir la menace d'un "soulèvement populaire". Pour l'heure, seuls les étudiants
Quelles seront les suites de cette révolution, en Tunisie et dans le monde arabe ? Pour l'ex-diplomate Denis Bauchard, les disparités dans la région incitent à la prudence. Le 17 janvier, trois jours après la fuite du président Ben Ali de Tunisie, un homme s'est immolé par le feu devant l'Assemblée du peuple, au Caire. Le même jour, à Nouakchott (Mauritanie), un autre en a fait autant, à quelques mètres de la présidence. Le 15, déjà, un Algérien s'était immolé par le feu, lui aussi, dans une ville proche de la Tunisie... En moins de trente ans, des vagues démocratiques ont traversé de nombreuses régions du monde - de l'Amérique latine à l'Europe centrale, de l'Afrique subsaharienne à l'Asie orientale. Dans le monde arabo-musulman, fort de 350 millions d'habitants, l'autoritarisme et l'absence d'Etat de droit n'ont guère été mis en cause. A l'heure des téléphones portables et des réseaux sociaux, pourtant, le statu quo est-il possible, alors que près de deux personnes sur trois ont moins de 30 ans ? Pour L'Express, Denis Bauchard, ancien directeur du département d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au Quai d'Orsay et ex-président de l'Institut du monde arabe, revient sur les événements historiques de ces derniers jours. Et s'interroge sur leur portée, au-delà des frontières de la Tunisie. Y compris pour la France... A Tunis, comment un régime si solide, appuyé sur un Etat policier, a-t-il pu s'effondrer rapidement ? La crise a été mal gérée, sans doute par le président Ben Ali lui-même. Par ailleurs, il y a eu des tensions au sein du régime, entre le ministère de l'Intérieur et l'armée. Cette dernière était relativement discrète et intervenait peu dans la politique. Les choses ont basculé quand l'armée a refusé de tirer sur les manifestants et qu'elle l'a fait savoir au président. A présent, qui peut profiter de la situation ? Difficile à dire. Une première inconnue est le degré d'influence réelle des islamistes en Tunisie. A mon sens, celle-ci est faible. Certes il y a des signes d'une islamisation de la société : les mosquées connaissent l'affluence, un nombre croissant de femmes portent le foulard. Cependant, dans l'ensemble, l'influence des mouvements islamistes, en particulier d'Ennahda, interdit et réprimé sous Ben Ali, me semble réduite. En cas d'élections "honnêtes", leur part de suffrages ne serait sans doute pas très importante. En fait, le scénario idéal serait la constitution d'un gouvernement apolitique et technocratique. L'ancien régime était répressif, mais sa gestion économique et sociale n'est pas en cause. Elle était d'ailleurs saluée par les institutions internationales et l'UE. Avec des moyens relativement limités, la Tunisie avait une croissance assez soutenue et était bien gérée. Le grand nombre de jeunes sans emploi s'explique par une inadéquation entre la formation et les demandes de l'économie. Sans oublier la crise mondiale. Certains prédisent un effet de contagion et un "printemps arabe". Qu'en pensez-vous ? Les 22 pays arabes présentent des diversités très grandes : entre le Qatar et le Yémen, le PIB par habitant diverge dans une proportion de 1 à 40. Certains régimes sont autoritaires mais il existe aussi des semi-démocraties, comme au Liban ou en Irak. Dans quelques pays, la classe moyenne est importante ; dans d'autres, non... Bref, il faut être prudent, d'autant que la démocratie suppose un long apprentissage et que les évolutions se font par des processus intérieurs. Cela dit, la Tunisie a certains points communs avec d'autres pays arabes : rejet d'un régime vieillissant par une jeunesse désoeuvrée. Dans le monde arabe, entre 40 et 45 % de la population a moins de 25 ans. Et 25 ans, c'est l'âge de faire la révolution ! Parfois, aussi, une partie importante de la population connaît une grande pauvreté ; au Maroc, les bidonvilles de Casablanca, par exemple, représentent une véritable poudrière pour le régime. Mais le roi bénéficie d'une aura religieuse et si son pouvoir n'est pas fondamentalement contesté. Quels pays sont les plus vulnérables ? L'Algérie, l'Egypte, la Jordanie. En Algérie, dans les années 1990, la guerre civile a été perdue par le Front islamique du Salut. La politique qui a consisté à mêler répression et réconciliation a été relativement efficace. Mais il y a encore des troubles et ceux-ci vont sans doute perdurer. De là à imaginer un effondrement... Par-delà la présence du président Bouteflika, le régime est tenu par l'armée, qui a la haute main sur le pouvoir politique et jouit de prébendes économiques. Et puis ce pouvoir bénéficie de la rente pétrolière : 45 milliards de dollars en 2010, peut-être davantage en 2011. En Egypte, en revanche, le risque est réel. Après trente ans de pouvoir, le problème de succession n'est toujours pas réglé, même si Gamal, le fils du président Moubarak, est mis sur le devant la scène et qu'il est le candidat des hommes d'affaires. Depuis 1952, le pouvoir, au Caire, a toujours été entre les mains des militaires. Ces derniers vont-ils accepter de le confier à un civil, fût-il le fils d'un militaire ? J'en doute. Par ailleurs, les Frères musulmans restent influents, notamment à travers leurs réseaux sociaux, même s'ils ont été durement réprimés. Le mouvement est interdit, mais toléré de facto. En Jordanie, enfin, le régime hachémite est dirigé par un roi jeune et réformiste sur le plan économique. Mais l'impasse du processus de paix israélo-palestinien pèse lourd dans ce territoire où un habitant sur trois est sans doute d'origine palestinienne. C'est une bombe à retardement. A quel point la France porte-t-elle une responsabilité, constituée au fil des ans, dans les événements de Tunisie ? Je ne vois pas en quoi les autorités françaises seraient responsables de la situation actuelle même si, à tort ou à raison, la France entretenait, comme la plupart des pays, de bonnes relations avec l'ancien président. Dans les télégrammes diplomatiques américains révélés par WikiLeaks, les représentants des Etats-Unis confient leur inquiétude à Washington face à la corruption, la brutalité et l'arbitraire du régime Ben Ali. Les diplomates français informaient-ils Paris avec la même précision ? C'est probable. Le professionalisme des diplomates français me laisse penser qu'ils ont informé les autorités pleinement et avec lucidité. Cependant, sur le plan politique, un choix a été fait depuis de nombreuses années. L'idée dominante, en France, était que le régime tunisien était un rempart utile dans une zone sensible : face à une menace islamiste, il faisait preuve d'une certaine efficacité. Cette analyse traduit aussi la crainte que la tragédie qu'avait connue l'Algérie, dans les années 1990, ne se reproduise en Tunisie. Et puis, à tort ou à raison, la gestion économique et sociale semblait convenable : l'administration était relativement efficace et une classe moyenne s'affirmait. Hillary Clinton appelait il y a peu les pays arabes aux réformes démocratiques. D'autres voient dans ce discours une forme de paternalisme. Comment la France doit-elle accompagner la Tunisie, à ce moment si particulier de son histoire ? La politique française est d'une grande continuité sur ce point. La France n'a jamais voulu apparaître, au contraire des Etats-Unis, comme organisant une croisade de la démocratie, en particulier dans les pays avec lesquels nous avons eu autrefois des relations privilégiées © 2011 L'Express. Tous droits réservés.
Propos recueillis par Marc Epstein
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