Le Monde - Horizons, lundi, 24 janvier 2011, p. 16
Endetté, corrompu, l'Illinois est menacé de faillite. Le président chinois en a pourtant fait la seule étape de sa visite américaine en dehors de Washington. Et les entrepreneurs et les responsables politiques comptent bien sur lui pour relancer leur économie.
Sur l'avenue Michigan, la demi-douzaine de membres de la secte Fa Lun Gong brandit ses pancartes : « Démocratie en Chine », « Liberté pour nos prisonniers ». Si les passants ne s'attardent pas, ce n'est pas uniquement parce qu'un vent glacial balaie cette grande artère de Chicago. Arrivé jeudi 20 janvier, le président chinois, Hu Jintao, était attendu dans la ville de Barack Obama avec une ferveur remarquée. David Vaught, directeur du budget du gouverneur démocrate, Pat Quinn, dit sa « fierté » de voir l'homme fort de Pékin, après les ors de Washington, n'avoir ajouté qu'une seule étape à son périple américain : l'Illinois.
Certes, sourit-il, que le président Barack Obama en soit issu n'a pas dû nuire à cette décision. Mais l'essentiel n'est pas là. M. Hu a emmené avec lui 400 entrepreneurs, parmi lesquels quelques grands patrons chinois. Tous ont participé, vendredi 21 janvier, à une rencontre avec 600 chefs d'entreprise locaux organisée par le Forum de coopération économique sino-américain de Chicago et le Conseil aux affaires internationales du gouvernement local. L'Illinois a reçu ses hôtes avec une déférence mêlée d'espoir - à l'aune de la crise qu'il connaît. Car cet Etat est aujourd'hui, proportionnellement, le plus endetté des Etats-Unis. Lorsque les spécialistes évoquent la menace de faillite d'un membre de l'Union, ce n'est plus au Nevada ni à la Floride ou à la Californie qu'ils font référence, mais d'abord à l'Illinois.
Il s'est d'ailleurs récemment passé ici un événement proprement inouï : l'Illinois a passé, à la mi-janvier, une loi augmentant son impôt sur le revenu de 3 % à 5 % et celui sur les bénéfices des grandes entreprises de 7,3 % à 9,5 % - contrevenant au principe américain dominant prônant de résorber les déficits tout en réduisant la recette fiscale. Mieux : M. Quinn est le seul gouverneur du pays à s'être fait élire tout en menant campagne pour augmenter l'impôt. Pour en arriver là, il avait fallu que les marchés financiers se fassent insistants. Dès juin 2010, des fonds d'investissements avaient cessé de souscrire aux obligations d'Etat émises par l'Illinois. Le 29 décembre, l'agence de notation Moody's avait envoyé une lettre à M. Vaught. Dénonçant « l'absence chronique de volonté de se confronter à un budget en déficit structurel », elle menaçait de dégrader la note de la dette de cet Etat s'il ne prenait pas des mesures rapides.
« Si les agences avaient abaissé notre dette de A- à B, ce qu'elles n'ont jamais fait pour aucun Etat américain [depuis l'Arkansas en 1934], le risque d'insolvabilité était posé. Ce sont elles qui nous ont poussés à la réforme », admet M. Vaught. Les républicains, politique oblige, ont renâclé, mais ont accompagné le processus. « Le loup est à nos portes », avait lancé le démocrate Greg Harris pour convaincre ses collègues « anti-impôts ». Il faut dire que le trou était béant. Le déficit budgétaire cumulé de l'Etat (13,9 milliards de dollars, et 15 milliards prévus fin 2012 si rien n'était entrepris) avoisine les 60 % de la recette fiscale annuelle. Depuis quinze ans, il manquait de 2 milliards à 3 milliards de dollars de recette par an. La crise a creusé le trou jusqu'à 4 milliards.
Mais ce n'est rien comparé à la dette envers les caisses de retraite de la fonction publique. Pour s'autofinancer, l'Illinois, depuis des décennies, a beaucoup emprunté et surtout « oublié » systématiquement de verser près de la moitié de ses cotisations aux fonds de retraites de ses salariés. La plupart des autres Etats américains ont joué ce jeu, mais pas à ce point. En Illinois, ce trou-là atteint aujourd'hui 54,4 milliards de dollars (40,1 milliards d'euros), soit 4 250 dollars par habitant, plus que n'importe où ailleurs en Amérique. Si l'on ajoute les impayés dus aux organismes sanitaires et sociaux, à commencer par les hôpitaux, la dette monte à 76 milliards. « Nous sommes l'Etat le plus menacé du pays », admet M. Vaught.
Comment en est-il arrivé là ? Selon Ralph Martire, directeur exécutif du Centre pour la fiabilité fiscale et budgétaire (CTBA), un groupe bipartisan (réunissant des démocrates et des républicains), les politiciens des deux bords, ne pensant qu'à se faire élire, « ont tous vécu dans un aveuglement volontaire ». La cavalerie a commencé dans les années 1980, mais c'est avec le gouverneur républicain George Ryan (1999-2003) que la dette a explosé. A sa prise de fonctions, le déficit se montait à 213 millions de dollars. Quatre ans après, il l'avait multiplié par 20 (à 4,2 milliards). Son successeur, le démocrate Rod Blagojevich (2003-2009), a poursuivi cette voie : le déficit budgétaire opérationnel dépasse désormais les 7,7 milliards.
Les racines de la crise ? Un : la corruption de la politique locale « à côté de laquelle ce qui se passe à Washington n'est qu'une bluette », dit le directeur du CTBA. L'ex-gouverneur Rod Blagojevich est poursuivi pour corruption aggravée. Son prédécesseur, George Ryan, purge encore ses six ans et demi de prison pour des motifs similaires. « En 2002, les quatre chefs de la majorité et de la minorité à la Chambre et au Sénat de l'Illinois étaient tous soupçonnés de pots-de-vin », dit tristement M. Martire, qui dépeint un Etat sous la coupe des lobbies. Deux : l'accumulation structurelle de la dette. Trois : la conjoncture qui a amplifié tous les problèmes. Avec la crise et l'envolée du chômage, la recette fiscale de l'Illinois a chuté de 16 % depuis l'exercice 2007-2008.
Enfin, « nous avons le pire système fiscal du pays, regrette ce chercheur, qui a auparavant passé quinze ans dans la finance : non seulement le taux d'imposition est l'un des plus faibles et le restera, même à 5 %, mais en plus, il n'est pas progressif. On se prive volontairement de la possibilité d'alléger la pression sur les classes moyennes et de maintenir une couverture sociale de meilleure qualité ».
D'ores et déjà, l'Illinois a procédé à des coupes budgétaires lourdes dans un contexte où sa marge de manoeuvre est faible, les dépenses d'un Etat fédéré étant, aux deux tiers, tributaires de dépenses imposées par Washington. Les allocations aux services sociaux ont été réduites de 10 %. La moitié de ces organismes ont dû licencier, un quart de leurs programmes ont été fermés. La fonction publique a connu licenciements et non-paiement du chômage technique. L'âge légal du départ à la retraite est passé de 63 à 67 ans. « On doit faire plus mais trop couper dans les dépenses de santé ferait un barouf terrible », s'inquiète M. Vaught.
Lorsque, en 2012, les derniers sous du plan Obama de relance cesseront d'être alloués, l'Illinois connaîtra des « jours douloureux ». Qu'adviendra-t-il ? C'est là que la visite du numéro un chinois trouve son sens. « L'Illinois n'est pas la Grèce et M. Hu n'est pas notre sauveur », vous martèle ici presque chaque interlocuteur. L'idée que Pékin pourrait acquérir des obligations émises par le gouvernement local reste, dit M. Martire, « impensable ». M. Vaught est moins péremptoire : « Tout nouvel investisseur est susceptible de nous intéresser. »
Mais à Springfield, la capitale, et dans la conurbation géante de Chicago (75 % de l'économie de l'Etat), l'opinion pense avant tout à retrouver les emplois. Et si la Chine offrait des solutions sur ce terrain-là ? « Rien ne se fera, dit M. Vaught, sans retour à l'emploi et sans une insertion accrue de l'Illinois dans la mondialisation. » Volontariste, l'homme ne croit pas à la thèse de la « reprise sans emplois » chère aux prévisionnistes. Comme pour se rassurer, il sort ses dossiers : depuis octobre, le rythme de la création d'emplois augmente plus vite ici qu'en moyenne aux Etats-Unis. Les exportations de l'Illinois ont retrouvé à l'automne 2010 leur niveau d'avant l'effondrement. « Hu Jintao vient chez nous parce qu'il sait qu'il y existe d'énormes possibilités », assure-t-il.
Le 19 janvier, le Chicago Tribune consacrait les deux pages de son dossier du jour à ce seul thème : un chant d'espoir aux perspectives heureuses que pourraient offrir les entrepreneurs chinois. Pas seulement en acquérant les biens que l'Illinois produit, mais en y investissant. Sous le titre « Etreindre le dragon », on lit ceci : « Bien qu'un petit nombre de sociétés chinoises aient ouvert boutique ici (...), personne ne peut prédire jusqu'où ira l'expansion chinoise. » L'Amérique à l'envers : alors qu'un vent de protectionnisme y souffle dès lors que le mot Chine est prononcé, en Illinois, on espère que « l'expansion chinoise » bénéficie à l'emploi américain.
Vendredi, une soixantaine d'entreprises des deux pays participaient à une cérémonie de signature d'une trentaine de contrats, sous la férule du secrétaire au commerce, Gary Locke. Lors du colloque des entrepreneurs, les représentants du gouvernement démocrate de l'Illinois et ceux de la très conservatrice chambre de commerce locale ont cherché à convaincre leurs interlocuteurs qu'en Illinois ils trouveront des travailleurs qualifiés et des incitations publiques de premier ordre.
Le maire de Chicago, Richard Daley, s'est rendu trois fois en Chine depuis 2004. Sa ville sera « la plus amicale de tous les Etats-Unis envers la Chine », a-t-il promis à son interlocuteur lors du dîner qu'il lui a offert. « Les Japonais ont réussi à investir aux Etats-Unis avec grand profit. Pourquoi les Chinois ne le feraient-ils pas ? », assure M. Mooney.
« Le gouvernement chinois va continuer à encourager nos sociétés pour qu'elles fassent des affaires et investissent ici », a promis M. Hu à Chicago. Alan Tonelson, chercheur au Business & Industry Council, est dubitatif. Selon lui, les Chinois n'entendent pas vraiment investir dans l'appareil industriel américain. Ils ouvrent de petits sites histoire de se donner une visibilité afin d'élargir le flot de leurs exportations aux Etats-Unis. Mais d'autres sont moins suspicieux. « Nous voulons être en tête sur la liste des sociétés chinoises qui prospectent aux Etats-Unis, déclare au Chicago Tribune Tom Bartkowski, de l'association World Business Chicago, leur potentiel est si énorme. » C'est l'un des rares sujets d'entente entre l'administration démocrate et les entreprises locales.
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