jeudi 24 février 2011

ANALYSE - La Chine, puissance agressive et complexe - Brice Pedroletti


Le Monde - Analyses, jeudi, 24 février 2011, p. 19

Convoitée et redoutée à la fois, la puissance chinoise semble de plus en plus agressive sur la scène internationale. Elle fait feu de tout bois : en économie, ses réserves en devises la dotent d'un levier sur les pays dont elle absorbe la dette - comme, récemment, l'Europe. Ses entreprises d'Etat investissent à tour de bras à l'étranger, siphonnant actifs énergétiques ou technologies. L'Afrique est un continent où elle est désormais incontournable et sème partout son modèle de non-ingérence et d'aide économique liée.

Son armée a accéléré sa modernisation : avion furtif, porte-avions, mais aussi missiles destructeurs de satellites sont testés avec un manque suspect de discrétion. Les attaques de piraterie informatique attribuées à ses équipes de hackeurs suscitent l'indignation en Occident. La Chine a désormais le deuxième budget militaire du monde. Il reste de quatre à huit fois inférieur, selon les estimations, à celui des Etats-Unis. Et l'Armée populaire n'entretient aucune base militaire à l'étranger.

En ce début de décennie, tout se passe comme si le principe de " profil bas " adopté par Deng Xiaoping, au début des années 1990, dans l'arène internationale (le fameux " Tao Guang Yang Hui ", ou " cacher sa brillance et cultiver l'obscurité ") avait vécu. Il est en tout cas l'objet de vifs débats parmi les experts en relations internationales chinois, révèle, dans un numéro des Cahiers de Chaillot de 2010 consacré à la politique étrangère chinoise, la chercheuse Zhu Lijun, de l'université chinoise des affaires étrangères, qui forme les diplomates chinois. Si une majorité d'experts professe le pragmatisme et la voie du milieu, des voix s'élèvent régulièrement pour encourager l'armée à viser l'excellence et faire de la Chine un " champion " - comme Liu Mingfu, professeur à l'université chinoise de défense nationale et auteur, en 2010, d'un livre (non traduit), Le Rêve chinois, au sous-titre révélateur : " Le concept de grande puissance et le positionnement stratégique de la Chine dans l'ère post-américaine ".

La montée en puissance de la Chine s'inscrit dans un grand dessein, relayé à satiété par la presse et les discours des dirigeants, le minzu fuxing, ou " régénération nationale " : l'idée, qui date de Sun Yat-sen, renvoie à une Chine impériale, prétendument toute-puissante avant d'avoir été malmenée et humiliée par les puissances occidentales et le Japon.

En mer de Chine, où des chapelets d'îlots font l'objet de disputes, Pékin veut recouvrer des " droits anciens ", violés quand la Chine était " en position de faiblesse ". La deuxième puissance économique mondiale nourrit aujourd'hui une angoisse compulsive de la pénurie (d'énergie, de terres agricoles...) et son expansion programmée est sans doute aussi une forme de régénération.

Pourtant, à chaque fois que la tension est montée, que ce soit avec les Etats-Unis ou le Japon, il y a désescalade, et retour au calme : comme si les plus nationalistes au sein du régime avaient d'abord voix au chapitre... avant d'être recadrés, dans la ligne officielle de " l'émergence pacifique " : la vision dominante reste bien celle d'une intégration accélérée de la Chine au sein du système international, le principe de coopération l'emportant toujours sur celui de confrontation, signale la chercheuse Zhu Lijun. Avec des résultats - politiques et économiques - perçus comme largement favorables et avantageux pour la Chine par la grande majorité des observateurs chinois.

La stratégie de la corde raide s'explique aussi par une autre dynamique, interne, celle de l'Etat-parti. C'est du collectif opaque qui dirige le pays que surgissent les mouvements les plus impulsifs - souvent au grand dam du ministère des affaires étrangères. Malgré l'assurance d'une transition planifiée - Xi Jinping, qui doit remplacer Hu Jintao en 2012, est d'ailleurs bien plus connecté à l'establishment militaire -, le parti s'inquiète de sa cohésion interne - une lutte feutrée oppose réformistes et conservateurs - et de sa légitimité populaire. Dans les deux cas, le nationalisme est un ferment utile. " Le pouvoir actuel est plutôt bien disposé vis-à-vis de l'Occident, juge le politologue Zhang Ming, de l'Université du peuple à Pékin, considéré comme libéral. Mais il est obsédé par la stabilité interne. Toute posture agressive est un moyen de justifier sa légitimité et ses actions. "

Dans une analyse publiée, le 6 février, par le Financial Times, le professeur Yang Yao, directeur du Centre de recherche de l'économie chinoise de l'université de Pékin, déplore que la crise ait favorisé, en Chine, l'émergence d'un modèle centré autour de l'Etat, où l'autoritarisme est la règle, au détriment des forces du marché. Il argue toutefois que l'Occident aurait tort d'attribuer l'intransigeance chinoise " à une décision consciente d'adopter un modèle plus agressif ". En réalité, écrit-il, elle est davantage " le résultat d'un gouvernement qui doit faire des choix difficiles sous des contraintes politiques de plus en plus pressantes, que le produit d'une stratégie cohérente ". La Chine, dit-il, n'est pas plus agressive. Elle est tout bonnement plus... complexe.

Brice Pedroletti

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