Le Point, no. 2006 - Idées, jeudi, 24 février 2011, p. 82,83
L'académicien Jean Clair signe avec «L'hiver de la culture» (Flammarion) un réquisitoire brillant sur la « décrépitude » de l'art. Extraits.
L'historien de l'art Jean Clair est également un essayiste volontiers polémique dont les constats désenchantés sur la modernité artistique et la culture de masse sont aussi sombres que son nom de plume est lumineux. Ancien rédacteur en chef dans les années 70 d'une revue avant-gardiste, cet érudit a fait une volte-face complète en s'imposant avec « Considérations sur l'état des beaux-arts » (1983) comme l'un des plus féroces critiques de l'esthétique contemporaine. Depuis, on ne compte plus les colères de cet atrabilaire qui tonne régulièrement contre la « tentation mercantile des musées », l'« art des traders » ou les lacunes du grand public en matière d'éducation à l'image. Récemment encore, Jean Clair s'est vigoureusement opposé dans nos colonnes au projet de mise en location de l'Hôtel de la Marine au nom du principe de l'inaliénabilité du patrimoine.
Après «Malaise dans les musées» en 2007, le voici qui, à 70 ans, enfonce encore un peu plus le clou avec « L'hiver de la culture », un nouveau pamphlet contre « le système des beaux-arts ». Au coeur de l'essai, on retrouve son obsession de la déchéance du culte de la culture puis du culturel qui aurait abouti à un art sans transcendance, uniquement voué au divertissement et à la marchandisation. Au point de remettre en question l'essence des musées, ces « abattoirs culturels » et « entrepôts de civilisations mortes » soumis à l'invasion de hordes de touristes pour « un bénéfice intellectuel et spirituel à peu près nul ».
Thomas Malher
Extraits
Du culte au culturel. Eglises, retables, liturgies, magnificence des offices : les temps anciens pratiquaient la culture du culte. Musées, « installations », expositions, foires de l'art : on se livre aujourd'hui au culte de la culture.
Du culte réduit à la culture, des effigies sacrées des dieux aux simulacres de l'art profane, des oeuvres d'art aux déchets des avant-gardes, nous sommes, en cinquante ans, tombés dans le « culturel » : affaires culturelles, produits culturels, activités culturelles, loisirs culturels, animateurs culturels, gestionnaires des organisations culturelles, directeurs du développement culturel et, pourquoi pas ? « médiateurs de la nouvelle culture », « passeurs de création » et même « directeurs du marketing culturel »...
Kitsch. Les musées ne ressemblent plus à rien. La silhouette du nouveau musée d'Art contemporain de Metz rappelle à la fois les Buffalo Grill qu'on voit le long des autoroutes, un chapeau chinois et la maison des Schtroumpfs. Dans l'élévation d'un nouveau musée, on retrouvera souvent,in nuce, dans son mélange de modernité fade et d'emprunts hasardeux, le kitsch qu'on verra envahir l'architecture des mégalopoles, de Las Vegas à Dubai.
Construire un musée pose à l'architecte un problème insoluble. A quoi sert un musée ? D'un temple on savait la destination. D'une école aussi (encore un peu, à vrai dire). D'un aéroport, assurément. D'un stade, absolument, et même on en redemande, par dizaines, en tout lieu. Mais d'une collection d'objets arrachés à leur lieu d'origine et disposés dans l'oubli de leur fonction ?
Entrepôts de civilisations mortes. Ennui sans fin de ces musées. Absurdité de ces tableaux alignés, par époques ou par lieux, les uns contre les autres, que personne à peu près ne sait plus lire, dont on ne sait pas pour la plupart déchiffrer le sens, moins encore trouver en eux une réponse à la souffrance et à la mort. Morosité des sculptures qui n'offrent plus, comme autrefois la statue d'un dieu ou d'un saint, la promesse d'une intercession. Dérision des formules et prétention des audaces esthétiques. Entrepôts des civilisations mortes. A quoi bon tant d'efforts, tant de science, tant d'ingéniosité pour les montrer ? Et puis désormais, la question, obsédante : pour qui et pour quoi ?
Les foules qui se pressent en ces lieux, faites de gens solitaires qu'aucune croyance commune, ni religieuse, ni sociale, ni politique, ne réunit plus guère, ont trouvé dans le culte de l'art leur dernière aventure collective. C'est pour cela qu'on les voit visiter l'un après l'autre les grands musées comme elles allaient autrefois au temple ou au Vel' d'Hiv. Elles ne s'y déplacent qu'en groupes et s'y photographient réciproquement comme pour étouffer, par l'uniformité de leur comportement et l'identité de leurs réactions, le soupçon qui les effleure parfois que, là non plus, il n'y a rien à attendre.
Le corps, un art ? Pourquoi est-il devenu commun chez les artistes de ce début du siècle d'user dans leur oeuvre de matériaux comme les cheveux, les poils, les rognures d'ongles, les sécrétions, le sang, les humeurs, la salive, le pus, l'urine, le sperme, les excréments... ? Robert Gober utilise la cire d'abeille et les poils humains, Andres Serrano, le sang et le sperme, Mark Quinn façonne son buste avec son propre sang congelé, Wim Delvoye fabrique une pompe à merde qu'il baptise « Cloaca »... (...) Fascination du corps et de l'intérieur du corps : Mona Hatoum plonge dans les intestins, dans les rectums et en tire des vidéos, montrées dans des musées, qui ne sont autres que des endoscopies que l'on pourrait voir dans n'importe quel hôpital. Ces endoscopies n'ont aucune valeur scientifique. Mais ont-elles une valeur artistique ?
Du savoir-faire au savoir-vendre.(...) Or il n'y a plus ni métier ni maîtrise en arts plastiques. Il ne peut y avoir de master class en peinture, parce qu'il n'y a plus de maître. Un peintre autrefois était aidé de ses élèves, ses apprentis, ses petites mains qui préparaient les pigments et les supports, qui achevaient, parfois copiaient ses tableaux. Mais que peut-on « enseigner » aujourd'hui dans une école des beaux-arts, qui n'a plus rien à transmettre, sinon les ficelles, non plus le savoir-faire d'un métier, mais le savoir-vendre d'un marché ? Au mieux un vouloir-faire, et l'enseignant s'échauffera devant ses étudiants comme la mère devant son enfant qui voudrait bien marcher : « Exprimez-vous, lâchez-vous... Allez-y... » Mais lâcher quoi et aller où ?
Faux-monnayeurs. A partir du moment où le musée en tant qu'institution, à son plus haut degré de rayonnement, comme le Louvre ou Versailles, s'autorise à exposer les « actions » ou les artefacts de Muehl, de Koons, de Damien Hirst et à prétendre que ces « gestes » ou ces « actions » s'inscrivent dans la continuité d'une histoire, à côté de Van Eyck, de Véronèse, de Rembrandt, cette puissance fantasmatique qu'il incarne, qui fonctionnait déjà comme une machine à fabriquer des faux - les oeuvres déplacées de leur lieu d'origine et dénaturées - fonctionne désormais comme une machine à accréditer des faussaires : les artistes tirent de leur présence en ses murs la gloire et la puissance de s'intituler « artistes contemporains ».
Profanation. Roger Caillois se souvenait qu'au musée de Séoul, dans les années 70, il voyait les visiteurs s'incliner et déposer leurs offrandes - monnaie, billets ou fruits - devant des bouddhas qui pourtant étaient là exclusivement à titre d'oeuvres d'art.« J'ai réfléchi, ajoute-t-il,qu'il était douteux que je surprenne jamais au Louvre, voire au Prado, fût-ce une dévote en train de se signer ou de se recueillir devant un Christ en croix, ce qu'elle n'eût pas manqué de faire en rase campagne devant un calvaire ou même un reposoir. »
Dans les musées d'aujourd'hui, les gens ne prient pas en effet devant les oeuvres d'art qui sont pourtant, dans leur immense majorité, des oeuvres religieuses, ils les photographient, ils parlent fort, ils ricanent parfois. Les lieux qui les conservent sont aussi désormais victimes de vandalisme et de vols, commis à une fréquence de plus en plus haute.
0ù est la beauté ?(...) L'art pourrait- il à nouveau, comme Dostoïevski le disait de la Beauté,« sauver le monde »?
Pendant des siècles, durant la longue histoire du monde chrétien, ce qu'on appelle, d'un mot magnifique, la philocalie, avait été l'amour de la Beauté autant qu'une expérience spirituelle.
Or l'Eglise autant que l'Etat ne semblent plus agir que mus par la haine de la Beauté. Il semble même interdit à présent d'en parler. La Beauté est devenue l'innominata de la pensée, comme en Italie ces gens dont on redoute les pouvoirs cachés et dont on ne prononce jamais le nom.
Repères
1940 Naissance de Gérard Régnier à Paris.
1962 Prend le pseudonyme de Jean Clair pour la sortie de son premier roman, « Les chemins détournés ».
1966 Reçu au concours de conservateur.
1970-1975 Rédacteur en chef de Chroniques de l'art vivant.
1975-1989 Conservateur en chef du Centre Pompidou.
1983 « Considérations sur l'état des beaux-arts ».
1989-2005 Directeur du musée Picasso.
1995 Commissaire général de la Biennale de Venise.
2005 Commissaire de l'exposition « Mélancolie, génie et folie en Occident », au Grand Palais.
2007 « Malaise dans les musées ». 2008 Elu à l'Académie française.
2010 Commissaire de l'exposition « Crime et châtiment », au musée d'Orsay.
«L'hiver de la culture», de Jean Clair (Flammarion, 128 p., 12 E), parution le 2 mars. Jean Clair publie également son journal, « Dialogue avec les morts (et la beauté) » (Gallimard, 18,90 E), parution le 10 mars.
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