jeudi 17 février 2011

ANALYSE - Révolte de la place Tahrir et " consensus de Pékin " - Alain Frachon

Le Monde - Analyses, vendredi, 18 février 2011, p. 20

Dans les colloques sur la mondialisation, il y aura dorénavant un " avant " et un " après " la Grande Révolte de la place Tahrir. Il ne s'agit pas seulement d'un repère chronologique. Il s'agit d'une date dans ce qui s'annonce comme l'une des grandes batailles idéologiques du siècle : la querelle des modèles. Explication.

Depuis quelques années, on célèbre à satiété ce qu'on appelle le " consensus de Pékin ". C'est une formule élégante pour décrire des régimes qui prônent à la fois le capitalisme et le parti unique. On y voit la martingale gagnante pour les pays du Sud, la recette du décollage économique et social, celle de l'intégration dans l'économie globalisée. L'exemple vient de Chine - sacrée cette semaine deuxième économie mondiale derrière les Etats-Unis. Même si les Chinois se sont toujours gardés de " vendre " leur modèle, le " consensus de Pékin " n'a cessé de faire des émules.

En Russie, Vladimir Poutine s'en inspire, sans le dire, mais le modèle tente aussi nombre de pays africains. Il séduit l'équipe de Mahmoud Ahmadinejad en Iran. Il est copié par d'autres en Asie et ailleurs. L'équation gagnante à tous coups résiderait dans la fameuse combinaison chinoise : libre entreprise et autoritarisme politique. Voilà ce qui marche ! C'est ce qu'on pensait aussi en Egypte, du moins jusqu'à l'incongruité survenue au beau milieu de ce doux hiver des bords de Nil : la Grande Révolte de la place Tahrir.

Le " consensus de Pékin " n'était pas vanté qu'au Sud. Il s'est trouvé des experts aux Etats-Unis et en Europe pour imaginer qu'il allait dominer le siècle. L'expression serait due à l'Américain Joshua Cooper Ramo. Auteur et consultant, Cooper Ramo l'a forgée en 2004 en opposition à ce qu'on a appelé vers la fin des années 1980 le " consensus de Washington " : gouvernance la plus démocratique possible, libre entreprise et immédiate ouverture des frontières aux capitaux et marchandises du monde entier - voilà ce que le Fonds monétaire international (FMI) et le département du Trésor américain, notamment, vantaient alors comme le modèle gagnant-gagnant pour les économies du Sud et celles nouvellement désoviétisées de Russie et d'Europe orientale.

Au fil des succès remportés par la Chine, le " consensus de Pékin " a gagné en légitimité. La Chine s'affirmait comme un rival économique et bientôt militaire des Etats-Unis, mais aussi comme un concurrent idéologique : elle avait son soft power politique - sa capacité de séduction.

Dans les pays du Sud, son modèle damait le pion au " consensus de Washington "; il paraissait mieux adapté que la démocratie " à l'occidentale "; il avait mieux résisté à la crise de 2008-2009 provoquée par son rival. Transposé à l'Egypte, le " consensus de Pékin " s'énonçait ainsi : le capitalisme plus les moukhabarat (l'omniprésente police secrète).

Autoritarisme politique au service d'un capitalisme où l'Etat reste un acteur économique prépondérant contre la démocratie et la libre entreprise telles qu'on les pratique à l'Ouest... Le match idéologique du siècle. Modèle contre modèle. Dans ces cas-là, il se trouve toujours un Américain pour parier contre son camp et en annoncer l'inévitable déclin dans un ouvrage retentissant. En l'espèce, il s'appelle Stefan Halper.

Ex-diplomate devenu professeur à Cambridge (Royaume-Uni), Halper publie en 2010 un brillant essai : Le consensus de Pékin ou comment le modèle autoritaire chinois va dominer le XXIe siècle (Basic Books, New York). Thèse centrale : la Chine prouve qu'un système de parti unique et de libre entreprise sans libertés publiques peut être une alternative viable et vigoureuse au modèle américain de gouvernement par les citoyens.

On en était là quand, un an plus tard, les jeunes gens de la place Tahrir sont venus perturber l'assurance du professeur Halper et des autres, pour donner bruyamment leur point de vue. Pas sûr du tout que le " consensus de Pékin " soit la formule magique. Pas sûr du tout qu'il assure la stabilité politique à terme. Pas sûr du tout que l'autoritarisme politique, à supposer qu'il favorise toujours le développement économique, fasse le bonheur des peuples. Les mérites de la tyrannie à la Ben Ali ou à la Moubarak ont leurs limites.

L'honnêteté impose de dire que les Chinois ne font pas de prosélytisme pour leur modèle. Ils exportent des produits et des services, pas des idées. La même honnêteté conduit à se méfier des comparaisons entre des pays aussi différents que la Chine et l'Egypte. Mais il est tout de même symptomatique que la Révolte de la place Tahrir a donné lieu à un traitement a minima dans les médias chinois : interdiction faite à la presse de reprendre d'autres comptes rendus que ceux de l'agence officielle Chine nouvelle; contrôle très strict de ce qui pouvait en être dit sur Internet. Comme si les jeunes Egyptiens étaient porteurs d'un message un peu trop subversif au goût des autorités de Pékin.

Dans l'autre grande autocratie de l'époque, la Russie de Poutine, la presse est plus libre. Le regard qu'elle porte sur la place Tahrir est tout aussi passionnant : " En dépit de tout le bruit fait l'an passé par les analystes politiques sur la perte d'influence du modèle démocratique occidental et sur la montée du modèle autocratique (comprendre la Chine, Singapour, etc.), éditorialise The Moscow Times, l'histoire n'est pas du côté de l'autocratie, parce que celle-ci, manquant par définition de légitimité, est instable par nature. "

Le journal poursuit : " Les manifestations des retraités en 2005 et celles d'il y a un an à Kaliningrad ont été les premiers avertissements au règne de Vladimir Poutine. (...) Espérons que le Kremlin saura tirer les bonnes leçons de la "révolution du jasmin" en Tunisie et des protestations en Egypte avant qu'il ne soit trop tard ". Las, conclut l'éditorial, " le Kremlin semble croire que les Russes toléreront sans fin un niveau de vie misérable, la corruption et la brutalité du gouvernement ". Comme Moubarak le pensait des Egyptiens ?

Alain Frachon

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