vendredi 4 février 2011

Conseil constitutionnel : Giscard et Chirac très peu "Sages"

Marianne, no. 720 - France, samedi, 5 février 2011, p. 36

Ils se sont tant détestés... Et se détestent encore tant ! Ils se retrouvent au Palais-Royal, s'y écharpent, et affichent leur mépris réciproque. Quand ils ne sèchent pas les séances.

Dans les allées de l'aile Montpensier du Palais-Royal, où siège le Conseil constitutionnel, on les a baptisés les "coprinces". Cela n'augure rien de bon pour qui connaît le passé révolutionnaire de l'ancienne demeure du duc d'Orléans... Pourtant, indifférents aux critiques, Valéry Giscard d'Estaing, 85 ans, et Jacques Chirac, 78 ans, respectivement sages depuis 2004 et 2007, jouissent sans complexes de leur statut de privilégiés de la République. Membres de droit et à vie du Conseil constitutionnel en tant qu'anciens présidents de la République, ils ne font que de rares apparitions dans les bureaux mis à leur disposition par le président du conseil, Jean-Louis Debré. Des pièces d'apparat qui leur ont été réservées au prestigieux premier étage - alors que les neuf autres membres du conseil sont tous regroupés au troisième... Faute d'occupants réguliers, les vastes bureaux des deux ex sont d'ailleurs régulièrement utilisés comme salons de réception...

On les voit peu, même en séance : selon nos pointages, ils n'ont participé qu'à 11 des 31 délibérations de 2010. "Ce doit être à peu près ça", confirme poliment le secrétaire général du Conseil constitutionnel, Marc Guillaume. Et ni l'un ni l'autre ne siègent dans les sections d'instruction du contentieux électoral, l'une des missions historiques du conseil, au motif qu'ils sont encore "trop impliqués dans ces affaires". En somme, depuis des années, les "coprinces" n'ont finalement guère plus à faire Rue Montpensier que de nourrir leur antipathie réciproque. Car, depuis trente-cinq ans, quand ces deux-là se serrent la main, c'est sans se regarder. Et la pompe du Palais-Royal n'a pas suffi à faire cesser leurs chamailleries. "Quand Chirac parle, Giscard fait son courrier. Quand Giscard prend la parole, Chirac fouille ostensiblement dans son cartable", raconte, amusé, un ancien membre. "Giscard commence souvent ses interventions par un "Lorsque Jacques Chirac était mon Premier ministre". L'intéressé fait semblant de ne rien entendre, puis reprend : "Euh, lorsque j'ai été réélu à la présidence de la République"", témoigne un autre. Ambiance.

Un coup de théâtre constitutionnel est pourtant venu rompre ce petit traintrain confortable. La mise en oeuvre, en mars 2010, de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a brutalement saturé de travail l'agenda du conseil, et, de ce fait, a accentué la situation particulière des ex-présidents (lire l'encadré, p. 39)... Cette réforme élargit considérablement le champ d'intervention des sages. Fini les viennoiseries et la table recouverte de feutrine autour de laquelle on se rassemblait une fois par semaine, "de 10 heures à 13 heures, comme dans un club anglais", ironise Jean-Louis Debré. Désormais, au bout de la grande table de travail en verre trônent deux pupitres, derrière lesquels s'installent des avocats. Car, dorénavant, tout justiciable peut invoquer, lors d'un procès, la non-conformité à la Constitution d'une loi qu'on entend lui appliquer ! Les ex ne trouvent pas ça drôle. Sur les 114 QPC reçues depuis mars 2010, les anciens présidents n'ont assisté qu'à la première ! A l'issue de laquelle, enfermé dans un bureau, VGE a longuement exposé à Jean-Louis Debré ses réticences sur le principe même de ces QPC. Et ni lui ni Jacques Chirac n'ont plus honoré de leur présence les séances suivantes...

Absentéisme et manque de zèle

S'ils sont le plus souvent absents, les deux anciens présidents choisissent soigneusement leur moment pour apparaître, attirés qu'ils sont par les caméras. Ils étaient là le 7 octobre 2010 pour se prononcer sur la loi interdisant le port de la burqa dans l'espace public, puis le 9 novembre, pour valider la loi sur les retraites... "D'ailleurs, si l'on a statué si vite sur les retraites, c'est parce que Jean-Louis Debré tenait à ce que les ex soient là. Or, Chirac partait en Chine, VGE bouclait ses valises pour on ne sait quel colloque? Ils ne font rien pour nous faciliter la tâche", s'agace un responsable administratif.

Chacun justifie son manque de zèle à sa manière. Jacques Chirac, qui, en regardant par la fenêtre, n'a jamais pu contenir de plaintifs "c'est long?" quand les exposés s'éternisent, s'avoue rebuté par la technicité des travaux liés à la QPC. "Je ne suis pas juriste, je n'y comprends rien", aurait-il reconnu, lors d'un dîner avec un ancien président du Conseil constitutionnel. "La vérité, c'est qu'ils ne trouvent pas ces débats techniques de leur niveau. Surtout VGE", précise un sage.

Pour eux, pas question de démissionner

Pourtant, s'enthousiasme le professeur de droit constitutionnel Jean Gicquel, "la QPC est une formidable avancée démocratique". "Une avancée formidable des libertés", renchérit Jean Castelain, bâtonnier de Paris. Au cabinet de VGE, on ne partage pas le même enthousiasme. "Les QPC, c'est effrayant !" lâche une collaboratrice de Giscard. "Si on commence à rejuger tous les textes au regard de leur constitutionnalité, on ouvre la boîte de Pandore !" s'affole-t-elle. Outre la charge de travail titanesque qui se profile, Olivier Revol, qui gère les dossiers du Conseil constitutionnel pour VGE, avance un autre argument pour dédouaner son patron : "Les QPC, ce sont de petites histoires de rien qui polluent le conseil. Ce n'est pas normal qu'on emmerde les sages avec des trucs pareils", comme des "histoires de murs mitoyens". "Mais les membres du conseil ne savent jamais rien du litige [qui justifie une QPC] ! Le conseil n'est saisi que pour juger sur le fond la conformité de la loi avec la Constitution !" réplique François-Henri Briard, avocat à Paris, qui plaide devant le conseil.

Cet absentéisme des deux ex, conjugué à leur mauvaise humeur sur les nouvelles tâches des sages, a relancé la question de leur présence même au sein de l'institution, qui pour beaucoup semble de plus en plus difficile à justifier. Robert Badinter s'est emparé du débat le 28 octobre dernier, en se disant "absolument hostile à la présence des anciens présidents de la République au Conseil constitutionnel", qu'il a présidé de 1986 à 1995. Le sénateur PS, comme ses collègues UMP Patrice Gélard ou Hugues Portelli, estime que cette pratique, résultat d'une sorte de bricolage politique, n'a plus lieu d'être.

"Sous la IVe République, les anciens présidents de la République touchaient une maigre pension de conseiller d'Etat. Or, le général de Gaulle a considéré que, pour René Coty, il convenait de faire mieux. On a alors décidé que les anciens présidents de la République iraient au Conseil constitutionnel", raconte Jean Gicquel. On pourrait tout aussi bien leur appliquer le "modèle italien", en les nommant sénateurs à vie... "Mais, au fond, sourit le professeur d'université, faut-il nécessairement leur trouver une place ?" D'autant que, "pour les anciens présidents de la République, la question matérielle ne se pose plus". Jacques Chirac cumule déjà plusieurs pensions : ancien conseiller référendaire à la Cour de cassation - où il n'a pas remis les pieds depuis... 1967 -, ancien président de la République (5 300 e net par mois), ancien maire de Paris et ancien conseiller général de Corrèze... Au total, 19 000 e par mois auxquels il faut ajouter son indemnité de 12 000 e de membre de droit du Conseil constitutionnel. Soit environ 31 000 e mensuels ! Valéry Giscard d'Estaing, membre de l'Académie française, cumule, quant à lui, ses retraites d'ancien inspecteur général des finances, d'ancien élu local du Puy-de-Dôme et d'ancien président de la République : environ 17 000 e, plus les 12 000 e du Conseil constitutionnel, soit 29 000 e par mois.

A la présidence du conseil, on ne cache pas qu'en ne venant plus "Giscard et Chirac se mettent dans une situation totalement indéfendable". Pourtant, VGE n'envisage pas un seul instant de démissionner. "Ça ne l'a jamais effleuré ! bondit son collaborateur Olivier Revol. Il a le droit à ses 12 000 e, et il y a droit même s'il ne siège jamais." Une conception des avantages acquis très particulière, et qui ne date pas d'hier, selon un ancien secrétaire général de la Rue Montpensier : "Lorsqu'il a été battu en 1981, Giscard n'a pas souhaité siéger au Conseil constitutionnel. Il n'avait que 55 ans, et il était trop tôt pour qu'il prenne sa retraite politique. En revanche, il avait demandé à percevoir la moitié de ses indemnités !"

Si la présence des anciens présidents de la République au sein de l'institution est contestée, les libertés qu'ils prennent avec le règlement posent problème. Ainsi, VGE a du mal à se conformer au devoir de réserve imposé aux membres. Il n'est certes pas le seul, mais c'est un récidiviste... Après avoir participé à la campagne pour le oui au référendum de 2005, il s'est engagé en faveur de Nicolas Sarkozy en 2007. Furieux, Jean-Louis Debré avait alors suspendu son traitement pendant un mois ! Ce qui ne lui a pas servi de leçon, puisqu'il s'est à nouveau exprimé pour le traité de Lisbonne, et, plus récemment, au sujet du remaniement. Jacques Chirac, qui devrait être jugé en mars prochain pour des affaires d'emplois fictifs, n'a, quant à lui, pas jugé bon de s'imposer la "jurisprudence Dumas"... L'ancien garde des Sceaux de François Mitterrand, mis en examen dans l'affaire Elf en 1998, s'était alors placé en congé du Conseil constitutionnel qu'il présidait depuis trois ans. "Jacques Chirac n'est que membre, c'est à lui d'apprécier", glisse aujourd'hui, dans un sourire matois, Roland Dumas. Membre, certes. Mais "de droit" et "à vie", et à ce titre irrévocable, quelle que soit l'issue du procès...

STÉPHANIE MARTEAU


LE CHIFFRE

9+2

Créé en 1958, le Conseil constitutionnel est composé de neuf membres, renouvelés par tiers tous les trois ans. Nommés pour un mandat de neuf ans, ils sont désignés, par tiers, par le président de la République (Jean-Louis Debré, Pierre Steinmetz, Michel Charasse), le président du Sénat (Jacqueline de Guillenchmidt, Renaud Denoix de Saint Marc, Hubert Haenel) et le président de l'Assemblée nationale (Guy Canivet, Jacques Barrot, Claire Bazy-Malaurie). Les anciens chefs de l'Etat en font, de droit, partie à vie. Son président, choisi par l'Elysée, est Jean-Louis Debré.

LE "BIG BANG" DES QPC

Alors que l'action du Conseil constitutionnel se bornait à garantir la régularité des élections et la constitutionnalité des lois avant leur promulgation, il peut, depuis le 1er mars 2010, être appelé à se prononcer sur des lois déjà en vigueur. La réforme de 2008 a en effet créé la question prioritaire de constitutionnalité, "la QPC", disent les juristes. Et ouvert un vaste champ d'intervention aux sages, puisque, selon la sociologue Dominique Schnapper, elle-même ancien membre du Conseil, seules 7 % des lois en vigueur auraient déjà été validées par le conseil. "Les QPC servent à apurer notre corpus juridique et à faire disparaître des lois liberticides. Pour l'Etat de droit, objectivement, c'est une bonne chose", estime le professeur de droit Jean Gicquel. La première décision des sages, le 28 mai 2010, a mis fin à l'inégalité des retraites, réclamée depuis des décennies, entre anciens combattants français et étrangers. En 2010, 53 lois ont été déférées et 11, censurées. Et non des moindres : le juge constitutionnel a notamment obligé le gouvernement à réformer la garde à vue pour mieux respecter les droits de la défense. Le 26 novembre, il a censuré la loi de 1990 sur les hospitalisations d'office, empiétant sur le rôle du Parlement, en précisant même le délai - quinze jours - à partir duquel un juge devait être saisi. Autant de décisions qui constituent un "big bang juridictionnel", selon le constitutionnaliste Dominique Rousseau. "Il y a désormais non plus deux, mais trois cours juridictionnelles, avec un Conseil constitutionnel placé dans une position supérieure à celles du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation", juge l'universitaire. Rue Montpensier, on assume cette nouvelle ambition. A en croire Jean-Louis Debré, le conseil serait en passe de s'ériger en véritable "cour constitutionnelle", une instance similaire à la Cour suprême, sommet du pouvoir judiciaire aux Etats-Unis.

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